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Le bar à poèmes
17 février 2024

Yannis Ritsos / Γιάννης Ρίτσος (1909- 1990) : Hélène (1)

 

ae6a6207-b8e9-4a54-9f16-ab8e7cd3b06f[1]Buste de Yánnis Rítsos à Monemvasia.

 

Hélène

A la mémoire de ma sœur Nina.

 

     (De loin, on pouvait déjà voir l’état de délabrement, les murs lézardés,

croulants, les persiennes déteintes, les balustrades rouillées. A la fenêtre du

premier étage, un rideau au pied jauni s’échappait et s’agitait. Quand il

s’approcha – toujours hésitant - , c’était le même abandon dans le parc :

plantes envahissantes, feuillages luxuriants, arbres non élagués ; les rares

fleurs étouffées par les orties, les vasques sans eau, moisies ; des lichens sur

les belles statues. Un lézard s’immobilisait entre les seins d’une jeune

Aphrodite, réchauffé par les derniers rayons du couchant. Cela remontait à

combien d’années ? Il était très jeune à l’époque – vingt-deux, vingt-trois ans ?

Et elle ? On ne pouvait jamais savoir., - si forte était la lumière que cette

femme irradiait – elle vous aveuglait ; elle vous transperçait ; - on ne savait

plus à quoi s’en tenir, si elle existait, si on existait. Il appuya sur la sonnette de

la porte. Il entendit le timbre retentir, très détaché, dans un espace qui lui était

familier mais qui avait désormais subi des altérations mystérieuses, avec des

bifurcations inconnues dans des teintes sombres. On tardait à ouvrir.

Quelqu’un se pencha par la fenêtre du premier. Ce n’était pas elle. Une

servante – très jeune. On eût dit qu’elle riait. Elle quitta la fenêtre. On

n’ouvrait toujours pas. Des pas dans l’escalier. On déverrouillait la porte. Il

monta au premier. Une odeur de poussière, de fruits pourris, de savon séché,

d’urine. Par ici. La chambre à coucher. L’armoire. Le miroir d’étain. Deux

fauteuils vétustes à moulures. Une petite table en zinc avec des tasses à café et

des mégots. Et elle ? Non, non. Ce n’est pas possible. Une vieille – vieille –

cent, deux-cents ans. Il y a seulement cinq ans – non, non. Le drap troué. Elle

est là, immobile ; assise sur le lit ; voutée. Seuls ses yeux – encore plus grands,

impérieux, pénétrants, vides.)

 

Oui, oui, - c’est moi. Reste un peu. Personne ne vient plus. Je ne vais pas tarder

à perdre l’usage des mots. Ils ne sont guère utiles. Je pense que l’été approche ;

les rideaux bougent différemment – ils veulent exprimer quelque chose, -des

     sottises. L’un deux

est déjà tout entier hors de la fenêtre , il s’échappe jusqu’à briser ses anneaux,

à fuir au-dessus des arbres, - peut-être cherche-t-il à entraîner

ailleurs toute la maison – mais la maison résiste de tous ses angles

et je résiste avec elle, bien que, depuis des mois, je me sente affranchie

de mes morts et de moi-même ; et cette résistance que j’oppose

cette résistance inconcevable, involontaire, étrangère est mon seul bien – mon

     lien

à ce lit, à ce rideau – et c’est aussi ma peur, comme si je me retenais

de tout mon corps à cette bague de pierre noire que je porte à l’index.

 

J’examine à présent cette pierre, la nuit, durant des heures interminables,

une pierre noire, sans reflets – elle grandi, grandit, se remplit

d’eaux noires, - les eaux inondent, montent ; je sombre

non dans un bas-fond, mais dans une sorte de haut-fond d’où

je distingue en dessous de ma chambre, moi-même, l’armoire, les servantes

qui se querellent sans voix ; j’en aperçois une juchée

sur un escabeau qui nettoie le verre du portrait de Léda

à l’expression dure, vindicative ; je voie le chiffon à poussière qui laisse

une queue poudreuse de fines bulles qui montent et qui éclatent

avec un gémissement silencieux autour de mes chevilles, de mes genoux.

 

Et je te vois, toi, le visage hébété, perplexe, réfléchi

par les lentes ondulations de l’eau noire, - tantôt ton visage s’élargit, tantôt il

     s’allonge

avec des raies jaunes. Tes cheveux se dressent et ondulent

comme une méduse à la renverse. Mais je me dis : « ce n’est rien qu’une pierre,

une petite pierre précieuse ». Alors, tout le noir se contracte,

se dessèche et se réduit à une boule infime, - je la sens là,

juste sous ma gorge. Et me revoici

dans ma chambre, sur mon lit, près de mes fioles familières

qui me regardent, l’une après l’autre, avec approbation ; ce sont mes seuls

     recours

dans la veille, dans la peur, dans le souvenir, dans l’oubli, dans la suffocation.

 

Et toi, comment vas-tu ? Tu es toujours dans l’armée ? Prends garde. Evite de

     trop sacrifier

aux héroïsmes, aux dignités et aux gloires. A quoi bon ? Possèdes-tu encore

ce bouclier où était gravé mon visage ? Tu étais drôle

avec ton casque altier et ta longue crinière, - si jeune

si réservé, comme si tu avais dissimulé ton beau visage entre les pattes

     postérieures d’un cheval dont la queue aurait pendu jusqu’en bas.

le long de ton dos nu. Ne te fâche pas. Reste un peu.

 

Le temps des rivalités est révolu : les passions se sont taries ;

peut-être pouvons-nous maintenant regarder ensemble ce même point de

     vanité

où s’accomplissent, j’imagine, les seules rencontres authentiques – encore

     qu’indifférentes,

mais toujours apaisantes – notre nouvelle communauté, désolée, calme, vide,

sans transferts et sans heurts – nous remuons seulement la cendre dans la

     cheminée,

en façonnant, de temps à autre, de belles urnes funéraires, sveltes,

ou bien, assis par terre, nous frappons le sol de nos paumes, en silence .

 

Peu à peu, les choses ont perdu de leur importance, elle se sont vidées ; du  

     reste         

en ont-elles jamais eu ? – flasques, creuses ;

c’est nous qui les bourrions de paille ou de son pour qu’elles prennent forme,

qu’elles se condensent, s’affermissent et tiennent debout, - les tables, les

     chaises,

les lits sur lesquels nous nous couchions, les paroles ; – toujours creuses

comme les bâches, comme les sacs des marchands ; -

de loin, on parvient à deviner quels produits ils contiennent ;

patates ou oignons, blé, maïs, amandes ou farine.

 

Parfois le sac s’accroche à un clou dans l’escalier

ou au bec d’une ancre dans le port, il s’y fait un trou,

la farine se répand – un fleuve insensé. Le sac se vide.

La farine, les pauvres la ramassent avec leurs paumes pour en faire

des galettes ou de la bouillie . Le sac s’affaisse. Quelqu’un

le soulève par ses deux oreilles ; il le secoue dans l’air ;

un nuage de poussière blanche l’enveloppe ; ses cheveux blanchissent,

ses sourcils surtout blanchissent. Les autres le regardent.

Ils ne comprennent rien ; ils attendent qu’il ouvre la bouche, qu’il parle.

Il ne parle pas. Il plie le sac en quatre ; il s’en va

ainsi, blanc, inexplicable, sans un mot, comme travesti,

comme un homme nu et lascif, recouvert d’un drap,

ou comme un mort rusé, ressuscité dans son linceul.

 

Donc, aucune importance à accorder aux évènements et aux choses ; - de même

     qu’aux mots, encore que ceux-ci

servent tant bien que mal à nommer ce qui nous manque

ou ce que nous n’avons jamais vu – les choses immatérielles, comme on dit, les

     choses éternelles ; -

mots innocents, déroutants, consolants, toujours équivoques

dans leur précision affectée ; - quelle histoire affligeante :

donner un nom à l’ombre, le proférer la nuit sur le lit,

le drap remonté jusqu’au cou, et, en l’écoutant, nous imaginer, imbéciles que

     nous sommes,

que nous tenons la substance, qu’elle nous tient, que nous nous retenons au

     monde.

 

A présent, j’oublie les noms les plus familiers ou je les confonds entre eux –

Pâris, Ménélas, Achille, Protée, Théoclymène, Teucros,

Castor et Pollux – mes frères entichés de morale ; eux, je pense,

sont devenus des étoiles – c’est ce qu’on raconte – ils guident les navires ;

     Thésée, Pirithoos,

Andromaque, Cassandre, Agamemnon – des sons, rien que des sons,

sans qu’on puisse y associer une image tracée sur une vitre,

sur un miroir métallique ou sur les eaux basses du rivage, comme

par ce jour calme, ensoleillé, peuplé de mâts, quand le combat

s’était apaisé et que le grincement des cordages mouillés sur les poulies

retenait le monde très haut, tel le nœud d’un sanglot pris

dans un gosier de cristal – on voyait ce nœud étinceler, vibrer,

sans que le cri jaillisse, et soudain tout le paysage avec ses navires,

ses marins et ses chars sombrait dans la lumière et l’anonymat.

 

C’est un naufrage différent, désormais, plus profond, plus sombre, - de temps à

     autre certains sons

remontent du fond, - quand on frappait les marteaux sur le bois

pour clouer une nouvelle trière sur le petit chantier naval ; quand un grand

     quadrige

passait sur la route en pierre et prolongeait sur un autre rythme

les coups à l’horloge de la cathédrale, comme si les heures

eussent dépassé le nombre de douze et comme si les chevaux

eussent tourné jusqu’à épuisement à l’intérieur de l’horloge ; cette nuit aussi

où deux jeunes gens très beaux chantaient sous mes fenêtres

une chanson sans paroles, rien que pour moi ; - l’un était borgne, l’autre

portait une grande boucle à sa ceinture – elle luisait au clair de lune.

 

Les mots ne viennent plus d’eux-mêmes ; je les cherche comme si je traduisais

d’une langue que je ne connais pas – ce qui ne m’empêche pas de traduire.

     Entre les mots

ou au-dedans d’eux subsistent de grands trous profonds ; je regarde par ces

     trous

comme si je regardais à travers les nœuds arrachés d’une porte en bois

condamnée, clouée depuis des siècles. Je ne vois rien.

 

Plus de mots et de noms : je ne discerne que des sons ; un chandelier en argent

ou un vase de cristal résonnent tout seuls et se taisent soudain

comme s’ils ne savaient rien, comme s’ils n’avaient pas résonné

et que personne ne les eût frôlés, ne fût passé auprès d’eux. Une robe

s’affaisse doucement de la chaise sur le plancher, détournant l’attention

du bruit qui a précédé sur la simplicité du néant. Pourtant,

l’idée d’une  conjuration silencieuse, bien que dissoute dans l’air,

surnage, mais condensée à un niveau supérieur, presque pondérable,

au point que nous sentons près de nos lèvres le sillon d’une ride qui se creuse

sous l’effet précis de la présence d’un intrus qui prend notre place

et nous change, nous, en l’intrus, ici même, sur notre lit, dans notre chambre.

 

Oh, notre propre exil à l’intérieur de nos propres habits qui vieillissent,

à l’intérieur de notre peau qui se racornit ; tandis que nos doigts

ne peuvent plus serrer, ne peuvent même plus retenir contre notre corps

la couverture qui s’élève toute seule, se résorbe et disparaît, en nous laissant

à découvert, face au vide, Alors, la guitare accrochée au mur

et oubliée depuis des années, avec ses cordes rouillées, se remet à vibrer

comme la mâchoire d’une vieille transie de froid ou de peur, et voici que nous

     devons

poser notre main sur les cordes pour arrêter

ce frison contagieux. Impossible de trouver sa main, on n’a plus de main,

et l’on entend dans sa poitrine trembler sa propre mâchoire.

 

Dans cette maison le vent est devenu lourd et inexplicable. Peut-être est-ce dû

au naturel de la présence des morts. Un coffre s’ouvre tout seul,

de vieilles robes s’en échappent, elles bruissent, elles se dressent,

elles avancent en silence, deux franges dorées s’attardent  sur le tapis ; une

     tenture

s’écarte – on ne voit personne - , et pourtant elle est bien là ; une cigarette

brûle toute seule dans le cendrier avec de brèves interruptions ; celui

qui l’a posée là se trouve dans l’autre pièce, il a l’air emprunté,

il a le dos tourné et il regarde vers le mur, sans doute une araignée

ou une tache d’humidité, - oui, vers le mur, pour qu’on ne puisse remarquer

le petit creux d’ombre sous ses pommettes saillantes.

Les morts ne nous font plus aucun mal – et c’est étrange – n’est-ce pas ? –

non tant pour eux que pour nous – ils ont une sorte de familiarité neutre

envers un espace qui les a rejetés et où eux-mêmes ne prennent plus part

aux frais d’entretien,  au souci de la dégradation,

ils restent là, accomplis, immuables, ils paraissent seulement un peu plus

     grands.

 

Voici ce qui nous déconcerte parfois – l’hypertrophie de l’immuable

et l’autonomie silencieuse des morts – nullement hautaine, non ; ils ne

     cherchent pas

à nous imposer leur souvenir, à nous être agréables. Les femmes

se négligent – leur ventre s’affaisse, leurs bas tombent ; elles prennent

des épingles dans la boîte en argent ; elles les plantent une par une

en deux rangées régulières sur le velours du canapé ; puis elles les ôtent

et recommencent avec la même application polie. Quelqu’un de très grand

     débouche du couloir ; son front heurte le chambranle ;

il n’a pas la moindre grimace – ou n’a même pas entendu le choc. Rien.

 

Les morts sont aussi ineptes que nous ; mais ils sont plus calmes. En voici un

     autre

qui lève sa main avec solennité comme s’il allait donner une bénédiction,

il arrache un cristal du lustre, il le porte à sa bouche

avec naturel comme s’il s’agissait d’un fruit cristallin – on a l’impression qu’il

     va le mâcher, qu’il va

remettre en marche une fonction humaine ; - non, il le garde entre ses dents

pour faire étinceler le cristal de reflets dérisoires. Une femme

prend dans le pot blanc et rond de la crème de beauté

d’un geste adroit des deux mains,  elle trace

sur la vitre deux énormes majuscules – une sorte d’E et de T –

le soleil réchauffe la vitre, la crème fond, dégouline sur le mur –

et tout cela ne signifie rien – deux petits filets poisseux.

 

Je ne sais pourquoi les morts restent ici, sans personne pour s’attendrir sur

     eux ; je ne sais ce qu’ils cherchent

à errer dans les chambres, dans leurs beaux habits, leurs belles chaussures

vernies, bien lisses et pourtant silencieuses comme s’ils ne posaient jamais les

     pieds par terre ;

ils prennent de la place, ils s’assoient au hasard sur les deux rocking-chairs,

à même le plancher ou dans la baignoire ; ils oublient de fermer le robinet;

ils oublient les savons qui fondent dans l’eau de toilette. Quand les servantes

passent parmi eux, en nettoyant avec le grand balai,

elles ne sentent pas leur présence, mais parfois l’une d’elles a un rire

un peu gêné – un rire qui ne vole pas haut, qui ne s’échappe pas par la fenêtre,

un rire semblable à un oiseau dont la patte est liée par une ficelle et qu’on

     retient en tirant.

Alors les servantes s’emportent sans raison contre moi, elles me jettent

     leur balai

ici, au beau milieu de la chambre, elles vont à la cuisine ; je les entends

préparer le café dans de grands récipients, répandre le sucre par terre –

le sucre craque sous leurs chaussures, l’odeur du café

s’échappe dans le couloir, envahit la chambre,  se mire dans le miroir,

comme un visage stupide, brun, impudent échevelé

avec deux boucles d’oreille bleues et fausses ; l’odeur souffle son haleine sur le

     miroir,

elle embue la glace. Je sens ma langue qui fouille ma bouche ;

je sens que j’ai encore de la salive. Je crie aux servantes : « Faites-moi aussi un

     café ! » ;

« un café ! » (je ne demande que cela, rien d’autre). Elles font semblant

de ne pas entendre. Je crie à nouveau, à nouveau sans amertume

et sans colère. Elles ne répondent pas. Je les entends qui avalent leur café

dans mes tasses de porcelaine décorées d’un liseré d’or

et de fines violettes. Je me tais et je regarde

ce balai jeté en travers du plancher comme le cadavre rigide de ce commis

     d’épicerie

très svelte, qui m’exhibait son phallus à travers les grilles du parc, il y a de cela

     des années.

........................................................

 

 

Traduit du grec par Gérard Pierrat

In, Yannis Ritsos : « Hélène suivi de Conciergerie »

Editions Gallimard, 1975

Du même auteur :

Le désespoir de Pénélope (10/11/2014)

Les vieilles femmes et la mer (10/11/2015)

Crépuscule (17/02/2021)

« Maisons blanches... » (17/02/2022)

« Les hommes continuent d’avancer ainsi... » (17/02/2023)

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