Yannis Ritsos / Γιάννης Ρίτσος (1909- 1990) : Hélène (1)
Buste de Yánnis Rítsos à Monemvasia.
Hélène
A la mémoire de ma sœur Nina.
(De loin, on pouvait déjà voir l’état de délabrement, les murs lézardés,
croulants, les persiennes déteintes, les balustrades rouillées. A la fenêtre du
premier étage, un rideau au pied jauni s’échappait et s’agitait. Quand il
s’approcha – toujours hésitant - , c’était le même abandon dans le parc :
plantes envahissantes, feuillages luxuriants, arbres non élagués ; les rares
fleurs étouffées par les orties, les vasques sans eau, moisies ; des lichens sur
les belles statues. Un lézard s’immobilisait entre les seins d’une jeune
Aphrodite, réchauffé par les derniers rayons du couchant. Cela remontait à
combien d’années ? Il était très jeune à l’époque – vingt-deux, vingt-trois ans ?
Et elle ? On ne pouvait jamais savoir., - si forte était la lumière que cette
femme irradiait – elle vous aveuglait ; elle vous transperçait ; - on ne savait
plus à quoi s’en tenir, si elle existait, si on existait. Il appuya sur la sonnette de
la porte. Il entendit le timbre retentir, très détaché, dans un espace qui lui était
familier mais qui avait désormais subi des altérations mystérieuses, avec des
bifurcations inconnues dans des teintes sombres. On tardait à ouvrir.
Quelqu’un se pencha par la fenêtre du premier. Ce n’était pas elle. Une
servante – très jeune. On eût dit qu’elle riait. Elle quitta la fenêtre. On
n’ouvrait toujours pas. Des pas dans l’escalier. On déverrouillait la porte. Il
monta au premier. Une odeur de poussière, de fruits pourris, de savon séché,
d’urine. Par ici. La chambre à coucher. L’armoire. Le miroir d’étain. Deux
fauteuils vétustes à moulures. Une petite table en zinc avec des tasses à café et
des mégots. Et elle ? Non, non. Ce n’est pas possible. Une vieille – vieille –
cent, deux-cents ans. Il y a seulement cinq ans – non, non. Le drap troué. Elle
est là, immobile ; assise sur le lit ; voutée. Seuls ses yeux – encore plus grands,
impérieux, pénétrants, vides.)
Oui, oui, - c’est moi. Reste un peu. Personne ne vient plus. Je ne vais pas tarder
à perdre l’usage des mots. Ils ne sont guère utiles. Je pense que l’été approche ;
les rideaux bougent différemment – ils veulent exprimer quelque chose, -des
sottises. L’un deux
est déjà tout entier hors de la fenêtre , il s’échappe jusqu’à briser ses anneaux,
à fuir au-dessus des arbres, - peut-être cherche-t-il à entraîner
ailleurs toute la maison – mais la maison résiste de tous ses angles
et je résiste avec elle, bien que, depuis des mois, je me sente affranchie
de mes morts et de moi-même ; et cette résistance que j’oppose
cette résistance inconcevable, involontaire, étrangère est mon seul bien – mon
lien
à ce lit, à ce rideau – et c’est aussi ma peur, comme si je me retenais
de tout mon corps à cette bague de pierre noire que je porte à l’index.
J’examine à présent cette pierre, la nuit, durant des heures interminables,
une pierre noire, sans reflets – elle grandi, grandit, se remplit
d’eaux noires, - les eaux inondent, montent ; je sombre
non dans un bas-fond, mais dans une sorte de haut-fond d’où
je distingue en dessous de ma chambre, moi-même, l’armoire, les servantes
qui se querellent sans voix ; j’en aperçois une juchée
sur un escabeau qui nettoie le verre du portrait de Léda
à l’expression dure, vindicative ; je voie le chiffon à poussière qui laisse
une queue poudreuse de fines bulles qui montent et qui éclatent
avec un gémissement silencieux autour de mes chevilles, de mes genoux.
Et je te vois, toi, le visage hébété, perplexe, réfléchi
par les lentes ondulations de l’eau noire, - tantôt ton visage s’élargit, tantôt il
s’allonge
avec des raies jaunes. Tes cheveux se dressent et ondulent
comme une méduse à la renverse. Mais je me dis : « ce n’est rien qu’une pierre,
une petite pierre précieuse ». Alors, tout le noir se contracte,
se dessèche et se réduit à une boule infime, - je la sens là,
juste sous ma gorge. Et me revoici
dans ma chambre, sur mon lit, près de mes fioles familières
qui me regardent, l’une après l’autre, avec approbation ; ce sont mes seuls
recours
dans la veille, dans la peur, dans le souvenir, dans l’oubli, dans la suffocation.
Et toi, comment vas-tu ? Tu es toujours dans l’armée ? Prends garde. Evite de
trop sacrifier
aux héroïsmes, aux dignités et aux gloires. A quoi bon ? Possèdes-tu encore
ce bouclier où était gravé mon visage ? Tu étais drôle
avec ton casque altier et ta longue crinière, - si jeune
si réservé, comme si tu avais dissimulé ton beau visage entre les pattes
postérieures d’un cheval dont la queue aurait pendu jusqu’en bas.
le long de ton dos nu. Ne te fâche pas. Reste un peu.
Le temps des rivalités est révolu : les passions se sont taries ;
peut-être pouvons-nous maintenant regarder ensemble ce même point de
vanité
où s’accomplissent, j’imagine, les seules rencontres authentiques – encore
qu’indifférentes,
mais toujours apaisantes – notre nouvelle communauté, désolée, calme, vide,
sans transferts et sans heurts – nous remuons seulement la cendre dans la
cheminée,
en façonnant, de temps à autre, de belles urnes funéraires, sveltes,
ou bien, assis par terre, nous frappons le sol de nos paumes, en silence .
Peu à peu, les choses ont perdu de leur importance, elle se sont vidées ; du
reste
en ont-elles jamais eu ? – flasques, creuses ;
c’est nous qui les bourrions de paille ou de son pour qu’elles prennent forme,
qu’elles se condensent, s’affermissent et tiennent debout, - les tables, les
chaises,
les lits sur lesquels nous nous couchions, les paroles ; – toujours creuses
comme les bâches, comme les sacs des marchands ; -
de loin, on parvient à deviner quels produits ils contiennent ;
patates ou oignons, blé, maïs, amandes ou farine.
Parfois le sac s’accroche à un clou dans l’escalier
ou au bec d’une ancre dans le port, il s’y fait un trou,
la farine se répand – un fleuve insensé. Le sac se vide.
La farine, les pauvres la ramassent avec leurs paumes pour en faire
des galettes ou de la bouillie . Le sac s’affaisse. Quelqu’un
le soulève par ses deux oreilles ; il le secoue dans l’air ;
un nuage de poussière blanche l’enveloppe ; ses cheveux blanchissent,
ses sourcils surtout blanchissent. Les autres le regardent.
Ils ne comprennent rien ; ils attendent qu’il ouvre la bouche, qu’il parle.
Il ne parle pas. Il plie le sac en quatre ; il s’en va
ainsi, blanc, inexplicable, sans un mot, comme travesti,
comme un homme nu et lascif, recouvert d’un drap,
ou comme un mort rusé, ressuscité dans son linceul.
Donc, aucune importance à accorder aux évènements et aux choses ; - de même
qu’aux mots, encore que ceux-ci
servent tant bien que mal à nommer ce qui nous manque
ou ce que nous n’avons jamais vu – les choses immatérielles, comme on dit, les
choses éternelles ; -
mots innocents, déroutants, consolants, toujours équivoques
dans leur précision affectée ; - quelle histoire affligeante :
donner un nom à l’ombre, le proférer la nuit sur le lit,
le drap remonté jusqu’au cou, et, en l’écoutant, nous imaginer, imbéciles que
nous sommes,
que nous tenons la substance, qu’elle nous tient, que nous nous retenons au
monde.
A présent, j’oublie les noms les plus familiers ou je les confonds entre eux –
Pâris, Ménélas, Achille, Protée, Théoclymène, Teucros,
Castor et Pollux – mes frères entichés de morale ; eux, je pense,
sont devenus des étoiles – c’est ce qu’on raconte – ils guident les navires ;
Thésée, Pirithoos,
Andromaque, Cassandre, Agamemnon – des sons, rien que des sons,
sans qu’on puisse y associer une image tracée sur une vitre,
sur un miroir métallique ou sur les eaux basses du rivage, comme
par ce jour calme, ensoleillé, peuplé de mâts, quand le combat
s’était apaisé et que le grincement des cordages mouillés sur les poulies
retenait le monde très haut, tel le nœud d’un sanglot pris
dans un gosier de cristal – on voyait ce nœud étinceler, vibrer,
sans que le cri jaillisse, et soudain tout le paysage avec ses navires,
ses marins et ses chars sombrait dans la lumière et l’anonymat.
C’est un naufrage différent, désormais, plus profond, plus sombre, - de temps à
autre certains sons
remontent du fond, - quand on frappait les marteaux sur le bois
pour clouer une nouvelle trière sur le petit chantier naval ; quand un grand
quadrige
passait sur la route en pierre et prolongeait sur un autre rythme
les coups à l’horloge de la cathédrale, comme si les heures
eussent dépassé le nombre de douze et comme si les chevaux
eussent tourné jusqu’à épuisement à l’intérieur de l’horloge ; cette nuit aussi
où deux jeunes gens très beaux chantaient sous mes fenêtres
une chanson sans paroles, rien que pour moi ; - l’un était borgne, l’autre
portait une grande boucle à sa ceinture – elle luisait au clair de lune.
Les mots ne viennent plus d’eux-mêmes ; je les cherche comme si je traduisais
d’une langue que je ne connais pas – ce qui ne m’empêche pas de traduire.
Entre les mots
ou au-dedans d’eux subsistent de grands trous profonds ; je regarde par ces
trous
comme si je regardais à travers les nœuds arrachés d’une porte en bois
condamnée, clouée depuis des siècles. Je ne vois rien.
Plus de mots et de noms : je ne discerne que des sons ; un chandelier en argent
ou un vase de cristal résonnent tout seuls et se taisent soudain
comme s’ils ne savaient rien, comme s’ils n’avaient pas résonné
et que personne ne les eût frôlés, ne fût passé auprès d’eux. Une robe
s’affaisse doucement de la chaise sur le plancher, détournant l’attention
du bruit qui a précédé sur la simplicité du néant. Pourtant,
l’idée d’une conjuration silencieuse, bien que dissoute dans l’air,
surnage, mais condensée à un niveau supérieur, presque pondérable,
au point que nous sentons près de nos lèvres le sillon d’une ride qui se creuse
sous l’effet précis de la présence d’un intrus qui prend notre place
et nous change, nous, en l’intrus, ici même, sur notre lit, dans notre chambre.
Oh, notre propre exil à l’intérieur de nos propres habits qui vieillissent,
à l’intérieur de notre peau qui se racornit ; tandis que nos doigts
ne peuvent plus serrer, ne peuvent même plus retenir contre notre corps
la couverture qui s’élève toute seule, se résorbe et disparaît, en nous laissant
à découvert, face au vide, Alors, la guitare accrochée au mur
et oubliée depuis des années, avec ses cordes rouillées, se remet à vibrer
comme la mâchoire d’une vieille transie de froid ou de peur, et voici que nous
devons
poser notre main sur les cordes pour arrêter
ce frison contagieux. Impossible de trouver sa main, on n’a plus de main,
et l’on entend dans sa poitrine trembler sa propre mâchoire.
Dans cette maison le vent est devenu lourd et inexplicable. Peut-être est-ce dû
au naturel de la présence des morts. Un coffre s’ouvre tout seul,
de vieilles robes s’en échappent, elles bruissent, elles se dressent,
elles avancent en silence, deux franges dorées s’attardent sur le tapis ; une
tenture
s’écarte – on ne voit personne - , et pourtant elle est bien là ; une cigarette
brûle toute seule dans le cendrier avec de brèves interruptions ; celui
qui l’a posée là se trouve dans l’autre pièce, il a l’air emprunté,
il a le dos tourné et il regarde vers le mur, sans doute une araignée
ou une tache d’humidité, - oui, vers le mur, pour qu’on ne puisse remarquer
le petit creux d’ombre sous ses pommettes saillantes.
Les morts ne nous font plus aucun mal – et c’est étrange – n’est-ce pas ? –
non tant pour eux que pour nous – ils ont une sorte de familiarité neutre
envers un espace qui les a rejetés et où eux-mêmes ne prennent plus part
aux frais d’entretien, au souci de la dégradation,
ils restent là, accomplis, immuables, ils paraissent seulement un peu plus
grands.
Voici ce qui nous déconcerte parfois – l’hypertrophie de l’immuable
et l’autonomie silencieuse des morts – nullement hautaine, non ; ils ne
cherchent pas
à nous imposer leur souvenir, à nous être agréables. Les femmes
se négligent – leur ventre s’affaisse, leurs bas tombent ; elles prennent
des épingles dans la boîte en argent ; elles les plantent une par une
en deux rangées régulières sur le velours du canapé ; puis elles les ôtent
et recommencent avec la même application polie. Quelqu’un de très grand
débouche du couloir ; son front heurte le chambranle ;
il n’a pas la moindre grimace – ou n’a même pas entendu le choc. Rien.
Les morts sont aussi ineptes que nous ; mais ils sont plus calmes. En voici un
autre
qui lève sa main avec solennité comme s’il allait donner une bénédiction,
il arrache un cristal du lustre, il le porte à sa bouche
avec naturel comme s’il s’agissait d’un fruit cristallin – on a l’impression qu’il
va le mâcher, qu’il va
remettre en marche une fonction humaine ; - non, il le garde entre ses dents
pour faire étinceler le cristal de reflets dérisoires. Une femme
prend dans le pot blanc et rond de la crème de beauté
d’un geste adroit des deux mains, elle trace
sur la vitre deux énormes majuscules – une sorte d’E et de T –
le soleil réchauffe la vitre, la crème fond, dégouline sur le mur –
et tout cela ne signifie rien – deux petits filets poisseux.
Je ne sais pourquoi les morts restent ici, sans personne pour s’attendrir sur
eux ; je ne sais ce qu’ils cherchent
à errer dans les chambres, dans leurs beaux habits, leurs belles chaussures
vernies, bien lisses et pourtant silencieuses comme s’ils ne posaient jamais les
pieds par terre ;
ils prennent de la place, ils s’assoient au hasard sur les deux rocking-chairs,
à même le plancher ou dans la baignoire ; ils oublient de fermer le robinet;
ils oublient les savons qui fondent dans l’eau de toilette. Quand les servantes
passent parmi eux, en nettoyant avec le grand balai,
elles ne sentent pas leur présence, mais parfois l’une d’elles a un rire
un peu gêné – un rire qui ne vole pas haut, qui ne s’échappe pas par la fenêtre,
un rire semblable à un oiseau dont la patte est liée par une ficelle et qu’on
retient en tirant.
Alors les servantes s’emportent sans raison contre moi, elles me jettent
leur balai
ici, au beau milieu de la chambre, elles vont à la cuisine ; je les entends
préparer le café dans de grands récipients, répandre le sucre par terre –
le sucre craque sous leurs chaussures, l’odeur du café
s’échappe dans le couloir, envahit la chambre, se mire dans le miroir,
comme un visage stupide, brun, impudent échevelé
avec deux boucles d’oreille bleues et fausses ; l’odeur souffle son haleine sur le
miroir,
elle embue la glace. Je sens ma langue qui fouille ma bouche ;
je sens que j’ai encore de la salive. Je crie aux servantes : « Faites-moi aussi un
café ! » ;
« un café ! » (je ne demande que cela, rien d’autre). Elles font semblant
de ne pas entendre. Je crie à nouveau, à nouveau sans amertume
et sans colère. Elles ne répondent pas. Je les entends qui avalent leur café
dans mes tasses de porcelaine décorées d’un liseré d’or
et de fines violettes. Je me tais et je regarde
ce balai jeté en travers du plancher comme le cadavre rigide de ce commis
d’épicerie
très svelte, qui m’exhibait son phallus à travers les grilles du parc, il y a de cela
des années.
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Traduit du grec par Gérard Pierrat
In, Yannis Ritsos : « Hélène suivi de Conciergerie »
Editions Gallimard, 1975
Du même auteur :
Le désespoir de Pénélope (10/11/2014)
Les vieilles femmes et la mer (10/11/2015)
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