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Le bar à poèmes
17 février 2025

Yannis Ritsos / Γιάννης Ρίτσος (1909- 1990) : Hélène (2)

 

 

 

Hélène

............................................................


Oui, je ris parfois, j’entends mon rire rauque qui monte


non plus de ma poitrine, mais de beaucoup plus bas, de mes pieds, de plus bas


     encore,


de l’intérieur de la terre. Et je ris. Comme tout cela n’avait aucune importance,

 


n’avait ni but, ni durée, ni subsistance – richesses, guerres, gloires et passions,

 

 


parures, et jusqu’à ma beauté elle-même.

 


                                                                                                  Légendes stupides


que ces histoires de cygnes et de Troyens, ces amours et ces hauts faits !


                                                             Dans des banquets funèbres et nocturnes,


il me fut donné de revoir mes anciens amants en barbe blanche,


les cheveux blanchis, ayant pris du ventre comme s’ils étaient


déjà enceints de leur mort, dévorant avec une fringale étrange


les gigots rôtis, sans chercher à lire l’avenir sur l’os à nu – lire quoi ? –


une ombre étale laissait à peine distinguer des reflets blancs.

 

 

Moi, tu le sais, j’avais conservé mon ancienne beauté


comme par miracle (mais aussi grâce aux teintures, aux herbes, aux pommades,


au jus de citron et au suc de concombre). J’ai seulement eu peur de découvrir


     sur leur visage


le passage de mes propres années. Je contractai alors les muscles de mon


     ventre,


je contractai mes joues dans un sourire factice, comme si je soutenais


à l’aide d’une planche précaire deux murs prêts à s’effondrer.

 

 

Ainsi recluse, contractée, tendue – quelle fatigue mon Dieu ! –


à chaque instant contractée (jusque dans mon sommeil) comme dans une


     panoplie glaciale,


dans un corset ligneux de tout le corps, comme dans mon cheval de Troie,


trompeur, étriqué,  et alors que je savais d’avance


la vanité de la tromperie et de l’illusion, la vanité de la renommée,


la vanité et la précarité de toute victoire.

 


                                                                                          Il y a quelques mois,


avec la perte de mon mari (des mois ou des années ?) j’abandonnai à jamais


mon cheval de Troie, en bas, dans l’écurie, avec les vieux canassons,


- les scorpions et les araignées y logent à leur aise. Je ne me teins plus les


     cheveux.

 

 

De grosses verrues m’ont poussé sur le visage. Des poils drus


me cernent la bouche – je les touche sans les voir, je ne me regarde plus dans le


     miroir –


des poils longs farouches, comme su quelqu’un d’autre s’était installé en moi,


un homme effronté, revêche et dont la barbe


sortirait à travers ma peau. Je lui cède – que faire ? –


j’aurais trop peur, en le chassant, de le voir m’entraîner à sa suite.

 

 

Ne t’en vas pas. Reste encore un peu. Il y a si longtemps que je n’ai pas


     bavardé.


Personne ne vient plus me voir. Tous sont pressés de repartir.


Je l’ai lu dans leurs yeux – ils étaient tous pressés que je meure. Le temps n’en


     finit plus.


Les servantes me détestent. Je les entends, la nuit, ouvrir mes tiroirs,


prendre les dentelles, les bijoux, les talents d’or : - me laisseront-elles


seulement une robe convenable pour les grandes occasions,


une paire de souliers ? Mes clefs, elles me les ont également prises


sous mon oreiller ; - je n’ai pas bougé ; j’ai fait semblant de dormir –


de toute façon, elles me les auraient prises un jour ou l’autre ;  - qu’elles


     ignorent au moins que je sais.

 

 

Que deviendrais-je sans elles ? « Patience, patience, », c’est ce que je me


     répète sans fin,


« patience », - et c’est comme une infime victoire à l’heure


où elles lisent les anciennes lettres de mes admirateurs


ou les vers que m’avaient dédiés de grands poètes – elles les déclament


avec une emphase ridicule et en faisant constamment des fautes de


     prononciation, de rythme


et de diction – je ne les corrige pas. Je fais semblant de ne pas entendre. Tantôt


elles dessinent sur mes statues de grandes moustaches à l’aide de mon crayon à


     sourcils,


tantôt elles leur fourrent sur la tête un très vieux casque


ou le pot de chambre. Je les regarde placidement. Ca les exaspère.

 

 

Un jour où je me sentais un peu mieux je les ai à nouveau priées


de me maquiller le visage.. Elles l’ont fait. Je réclamai un miroir.


Elles l’avaient badigeonné de vert, avec une bouche noire. « Merci », leur ai-je


     dit


comme si je n’avais rien remarqué d’étrange. Elles riaient. L’une d’elles


se déshabilla entièrement devant moi, elle revêtit mes voiles dorés


et se mit à danser ainsi, de ses pieds nus et massifs,


elle sauta sur la table – une hystérique, elle dansait, dansait, se pliait,


prétendant mimer mes gestes d’autrefois. En haut d’une cuisse


elle avait une morsure faite par des dents d’homme puissantes et régulières.

 

 

Je les regardais comme si j’étais au théâtre ; - nulle humiliation, nul chagrin,


ni indignation; - pour quelle raison ? je me répétais seulement au plus profond


     de moi-même :


« un jour, nous mourrons » ou plutôt : un jour, vous mourrez » ;


et c’était une vengeance d’assurée, un effroi et une consolation. Je regardai


en face chaque chose avec une netteté indicible, je restai impavide comme si


mes yeux ne dépendaient plus de moi ; je voyais mes yeux eux-mêmes


se tenir à un mètre de mon visage, comme les vitres


d’une fenêtre éloignée derrière laquelle quelqu’un d’autre


aurait été en train d’observer ce qui se passait dans une rue inconnue


avec des cafés fermés, des devantures de photographes, de parfumeurs,


et j’avais la sensation qu’une belle fiole en cristal


s’était brisée, que le parfum s’était répandu sur l’étalage poussiéreux. Tous


     ceux qui passaient


hésitaient vaguement un instant, ils humaient l’air, se remémoraient un moment


     heureux  


puis disparaissaient derrière les poivriers ou dans le fond de la rue.

 

 

Ce parfum, par moments, je le sens encore – je veux dire que je m’en


     souviens :


n’est-ce pas étrange ? – les évènements que nous qualifions habituellement de


     graves


s’évanouissent, s’éteignent – le meurtre d’Agamemnon, l’égorgement de


     Clytemnestre (on m’avait envoyé


de Mycène un beau collier de petits masques en or


réunis par leurs oreilles à l’aide d’anneaux – je ne l’ai jamais porté). On les


     oublie ;


d’autres, au contraire, accessoires, insignifiants,  subsistent ; - je me souviens


     d’avoir vu un jour


un oiseau posé sur le dos d’un cheval, et ce fait inexplicable


 me semblait m’expliquer (à moi seule entre tous) un beau mystère.

 

 

Je me souviens aussi, enfant, sur les rives de l’Eurotas, auprès des tièdes


     lauriers-roses,


du bruit d’un arbre qui se dépouillait tout seul : ses écorces


tombaient mollement dans l’eau, voguaient comme des trières, s’éloignaient,


et moi j’attendais qu’un papillon noir à rayures orange vienne à tout prix


se poser et s’étonne de se voir bouger alors qu’il resterait immobile ;


cela m’amusait que les papillons, avec toute leur science du ciel,


n’aient aucune notion du voyage au fil de l’eau et de navigation. Le


     papillon vint.

 

 

Il est des instants étranges, uniques, presque cocasses. Un homme


marche à midi en portant un panier sur sa tête ; le panier


lui cache entièrement le visage comme s’il était sans tête ou déguisé,


portant une tête monstrueuse et sans yeux, aux yeux innombrables. Tel autre,


qui flâne rêveusement dans le crépuscule, trébuche quelque part, pousse un


     juron,


revient sur ses pas, cherche ; - un caillou minuscule ; il le soulève ; il


     l’embrasse ;


puis il s’inquiète soudain : quelqu’un d’autre a pu le surprendre ; il s’éloigne


     d’un air coupable. Une femme


met sa mains dans sa poche ; elle n’y trouve rien ; elle ressort sa main,


l’élève, l’observe attentivement : une main imprégnée de la poussière du vide.

 

 

Un garçon de salle a refermé sa paume sur une mouche – il ne la serre pas ;


Un client l’appelle ; il a oublié la mouche ; il desserre sa paume ; la mouche


s’envole, se pose sur le verre. Un papier roule dans la rue


avec hésitation, en marquant des temps d’arrêt, sans attirer l’attention


de qui que ce soit. – cela lui plaît. Pourtant, à chaque instant,


il émet un craquement particulier qui est un démenti ; comme s’il cherchait


     maintenant


quelque témoin incorruptible de sa marche modeste, mystérieuse. Et toutes ces


     choses


ont une beauté solitaire, inexplicable, une peine très profonde


venue de nos propres gestes, étrangers et inconnus – n’est-ce pas ?

 

 

Quant aux autres choses, c’est comme si elles n’étaient rien – oubliées. Argos,


     Athènes, Sparte,


Corinthe, Thèbes, Sicyon – des ombres de noms ; je les profère ;


ils résonnent comme s’ils avaient échoué dans l’inaccompli. Un chien perdu et


     noble


s’attarde devant la devanture d’une crémerie misérable. Une jeune passante le


     regarde ;


il ne répond pas ; son ombre s’étend sur le trottoir, immense.


De ma vie, je n’ai jamais appris le pourquoi. Il n’y en a pas, j’imagine. Seule


     subsiste


Cette approbation avilissante, imposée (par qui ?)


comme quand nous faisons signe que oui de la tête, comme si nous nous


     adressions à quelqu’un


le salut d’une servilité invraisemblable, tandis que personne ne passe et qu’il


     n’y a personne.

 

 

Il me semble qu’un certain soir quelqu’un d’autre m’a narré d’une voix


     totalement neutre


les évènements de ma vie ; et moi, j’avais sommeil ; je souhaitais vraiment


qu’il en arrive à la fin ; que je puisse fermer les yeux,


m’endormir. A mesure qu’il parlait, pour faire quelque chose, pour résister au


     sommeil,


je dénombrais les franges de mon châle, l’une après l’autre, en en rythmant


     l’énumération


sur une comptine de colin-maillard jusqu’à ce qu’elle perde


tout sens à force d’être rabâchée. Mais les sons ne se perdent pas –


les bruits, les fracas, les crissements – la rumeur du silence, un sanglot


     disparate,


quelqu’un qui gratte le mur de ses ongles, des oiseaux qui tombent sur le


     plancher,


un autre qui tousse – une paume à sa bouche de peur de réveiller celui


qui dort à ses côtés – peut-être le mort qu’il sera ; il s’arrête ; puis à nouveau


cette rumeur qui s’élève en spirale dans un puits vide, condamné.

 

 

La nuit, j’entends les servantes qui déménagent mes meubles ;


elles les descendent par l’escalier, - un miroir, porté comme une rivière,


réfléchit les moulures rongées du plafond ; une vitre


heurte les grilles – elle ne s’est pas brisée ; le vieux manteau sur le cintre


soulève un instant ses bras vides, les refourre dans ses poches ;


les pieds à roulette des canapés grincent sur le plancher. Je ressens


à mon coude l’éraflure que fait au mur l’angle de l’armoire


ou celui de la grande table sculptée. Que vont-elles en faire ? « Salut », dis-je


presque machinalement, comme si je prenais congé d’un visiteur, toujours


     étranger. Seule,


cette rumeur vague qui traîne dans le couloir comme l’appel du cor


de hobereaux déchus, lors d’une battue après l’averse, dans une forêt calcinée.

 

 

Vraiment, combien de choses inutiles, amassées avec tant d’avidité ; -


elles obstruaient l’espace – impossible de bouger ; nos genoux


se cognaient à des genoux de bois, de pierre ou de métal. Oh, certes, il nous


     faudrait


beaucoup vieillir, beaucoup, jusqu’à devenir justes, pour parvenir


à cette paisible impartialité, ce doux détachement dans les comparaisons et les


     jugements,


quand nous ne prenons plus part à rien, excepté à cette sérénité.

 

 

Oui, combien d’héroïsmes, de combats insensés, d’ambitions, d’arrogances,


de sacrifices, de défaites, encore de défaites, et de nouveaux combats, pour des


     choses


qui étaient déjà décidées par d’autres en notre absence. Et les hommes, ces


     innocents


qui s’enfonçaient des épingles dans leurs yeux, qui se cognaient la tête


au mur gigantesque, sachant fort bien que le mur ne cède


pas plus qu’il ne se fend pour permettre d’apercevoir à travers une lézarde


un peu de bleu qui ne soit pas terni par le temps et par leur ombre, Pourtant –


     qui sait ? –


peut-être que c’est là où quelqu’un résiste sans espoir, peut-être bien que c’est


     là que commence


l’histoire humaine, comme on dit, et la beauté de l’homme,


parmi des fers rouillés, des os de taureaux et des chevaux,


parmi les trépieds antiques où brûle encore un peu de laurier


quand la fumée monte dans le couchant, en s’effilochant comme une toison


     d’or.

 

 

Reste encore un peu. La nuit est venue. Cette toison au fait – Oh, à nous autres


     femmes


la pensée nous vient sur le tard, elle délasse un peu. Au contraire les hommes


ne s’arrêtent jamais pour penser, - peut-être ont-ils peur ; peut-être ne veulent-


     ils pas


regarder la peur en face, regarder leur fatigue, se reposer –


craintifs, vaniteux, affairés, ils avancent dans l’obscurité. Leurs habits


sentent toujours la fumée d’un incendie qu’ils ont longé


ou traversé sans le savoir. Ils se déshabillent vite ; ils jettent


leurs habits par terre ; ils se laissent tomber sur le lit. Pourtant leurs corps


sent la fumée, - il les engourdit. Dans les poils de leur poitrine


je trouvais, quand ils étaient déjà endormis, de fines feuilles brûlées


ou quelques plumes grises et noires d’oiseaux tués.


Je les ramassais et les conservais dans un coffret – les seuls indices


d’un rapport secret, - je ne les leur ai jamais montrées : ils ne les aurait pas


reconnues.


..................................................................................

 

 

 


Traduit du grec par Gérard Pierrat


In, Yannis Ritsos : « Hélène suivi de Conciergerie »


Editions Gallimard, 1975

 


Du même auteur :


Le désespoir de Pénélope (10/11/2014)


Les vieilles femmes et la mer (10/11/2015)


Crépuscule (17/02/2021)


« Maisons blanches... » (17/02/2022)


« Les hommes continuent d’avancer ainsi... » (17/02/2023)


Hélène (1) 17/02/2024)

 

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