Yannis Ritsos / Γιάννης Ρίτσος (1909- 1990) : Hélène (2)
Hélène
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Oui, je ris parfois, j’entends mon rire rauque qui monte
non plus de ma poitrine, mais de beaucoup plus bas, de mes pieds, de plus bas
encore,
de l’intérieur de la terre. Et je ris. Comme tout cela n’avait aucune importance,
n’avait ni but, ni durée, ni subsistance – richesses, guerres, gloires et passions,
parures, et jusqu’à ma beauté elle-même.
Légendes stupides
que ces histoires de cygnes et de Troyens, ces amours et ces hauts faits !
Dans des banquets funèbres et nocturnes,
il me fut donné de revoir mes anciens amants en barbe blanche,
les cheveux blanchis, ayant pris du ventre comme s’ils étaient
déjà enceints de leur mort, dévorant avec une fringale étrange
les gigots rôtis, sans chercher à lire l’avenir sur l’os à nu – lire quoi ? –
une ombre étale laissait à peine distinguer des reflets blancs.
Moi, tu le sais, j’avais conservé mon ancienne beauté
comme par miracle (mais aussi grâce aux teintures, aux herbes, aux pommades,
au jus de citron et au suc de concombre). J’ai seulement eu peur de découvrir
sur leur visage
le passage de mes propres années. Je contractai alors les muscles de mon
ventre,
je contractai mes joues dans un sourire factice, comme si je soutenais
à l’aide d’une planche précaire deux murs prêts à s’effondrer.
Ainsi recluse, contractée, tendue – quelle fatigue mon Dieu ! –
à chaque instant contractée (jusque dans mon sommeil) comme dans une
panoplie glaciale,
dans un corset ligneux de tout le corps, comme dans mon cheval de Troie,
trompeur, étriqué, et alors que je savais d’avance
la vanité de la tromperie et de l’illusion, la vanité de la renommée,
la vanité et la précarité de toute victoire.
Il y a quelques mois,
avec la perte de mon mari (des mois ou des années ?) j’abandonnai à jamais
mon cheval de Troie, en bas, dans l’écurie, avec les vieux canassons,
- les scorpions et les araignées y logent à leur aise. Je ne me teins plus les
cheveux.
De grosses verrues m’ont poussé sur le visage. Des poils drus
me cernent la bouche – je les touche sans les voir, je ne me regarde plus dans le
miroir –
des poils longs farouches, comme su quelqu’un d’autre s’était installé en moi,
un homme effronté, revêche et dont la barbe
sortirait à travers ma peau. Je lui cède – que faire ? –
j’aurais trop peur, en le chassant, de le voir m’entraîner à sa suite.
Ne t’en vas pas. Reste encore un peu. Il y a si longtemps que je n’ai pas
bavardé.
Personne ne vient plus me voir. Tous sont pressés de repartir.
Je l’ai lu dans leurs yeux – ils étaient tous pressés que je meure. Le temps n’en
finit plus.
Les servantes me détestent. Je les entends, la nuit, ouvrir mes tiroirs,
prendre les dentelles, les bijoux, les talents d’or : - me laisseront-elles
seulement une robe convenable pour les grandes occasions,
une paire de souliers ? Mes clefs, elles me les ont également prises
sous mon oreiller ; - je n’ai pas bougé ; j’ai fait semblant de dormir –
de toute façon, elles me les auraient prises un jour ou l’autre ; - qu’elles
ignorent au moins que je sais.
Que deviendrais-je sans elles ? « Patience, patience, », c’est ce que je me
répète sans fin,
« patience », - et c’est comme une infime victoire à l’heure
où elles lisent les anciennes lettres de mes admirateurs
ou les vers que m’avaient dédiés de grands poètes – elles les déclament
avec une emphase ridicule et en faisant constamment des fautes de
prononciation, de rythme
et de diction – je ne les corrige pas. Je fais semblant de ne pas entendre. Tantôt
elles dessinent sur mes statues de grandes moustaches à l’aide de mon crayon à
sourcils,
tantôt elles leur fourrent sur la tête un très vieux casque
ou le pot de chambre. Je les regarde placidement. Ca les exaspère.
Un jour où je me sentais un peu mieux je les ai à nouveau priées
de me maquiller le visage.. Elles l’ont fait. Je réclamai un miroir.
Elles l’avaient badigeonné de vert, avec une bouche noire. « Merci », leur ai-je
dit
comme si je n’avais rien remarqué d’étrange. Elles riaient. L’une d’elles
se déshabilla entièrement devant moi, elle revêtit mes voiles dorés
et se mit à danser ainsi, de ses pieds nus et massifs,
elle sauta sur la table – une hystérique, elle dansait, dansait, se pliait,
prétendant mimer mes gestes d’autrefois. En haut d’une cuisse
elle avait une morsure faite par des dents d’homme puissantes et régulières.
Je les regardais comme si j’étais au théâtre ; - nulle humiliation, nul chagrin,
ni indignation; - pour quelle raison ? je me répétais seulement au plus profond
de moi-même :
« un jour, nous mourrons » ou plutôt : un jour, vous mourrez » ;
et c’était une vengeance d’assurée, un effroi et une consolation. Je regardai
en face chaque chose avec une netteté indicible, je restai impavide comme si
mes yeux ne dépendaient plus de moi ; je voyais mes yeux eux-mêmes
se tenir à un mètre de mon visage, comme les vitres
d’une fenêtre éloignée derrière laquelle quelqu’un d’autre
aurait été en train d’observer ce qui se passait dans une rue inconnue
avec des cafés fermés, des devantures de photographes, de parfumeurs,
et j’avais la sensation qu’une belle fiole en cristal
s’était brisée, que le parfum s’était répandu sur l’étalage poussiéreux. Tous
ceux qui passaient
hésitaient vaguement un instant, ils humaient l’air, se remémoraient un moment
heureux
puis disparaissaient derrière les poivriers ou dans le fond de la rue.
Ce parfum, par moments, je le sens encore – je veux dire que je m’en
souviens :
n’est-ce pas étrange ? – les évènements que nous qualifions habituellement de
graves
s’évanouissent, s’éteignent – le meurtre d’Agamemnon, l’égorgement de
Clytemnestre (on m’avait envoyé
de Mycène un beau collier de petits masques en or
réunis par leurs oreilles à l’aide d’anneaux – je ne l’ai jamais porté). On les
oublie ;
d’autres, au contraire, accessoires, insignifiants, subsistent ; - je me souviens
d’avoir vu un jour
un oiseau posé sur le dos d’un cheval, et ce fait inexplicable
me semblait m’expliquer (à moi seule entre tous) un beau mystère.
Je me souviens aussi, enfant, sur les rives de l’Eurotas, auprès des tièdes
lauriers-roses,
du bruit d’un arbre qui se dépouillait tout seul : ses écorces
tombaient mollement dans l’eau, voguaient comme des trières, s’éloignaient,
et moi j’attendais qu’un papillon noir à rayures orange vienne à tout prix
se poser et s’étonne de se voir bouger alors qu’il resterait immobile ;
cela m’amusait que les papillons, avec toute leur science du ciel,
n’aient aucune notion du voyage au fil de l’eau et de navigation. Le
papillon vint.
Il est des instants étranges, uniques, presque cocasses. Un homme
marche à midi en portant un panier sur sa tête ; le panier
lui cache entièrement le visage comme s’il était sans tête ou déguisé,
portant une tête monstrueuse et sans yeux, aux yeux innombrables. Tel autre,
qui flâne rêveusement dans le crépuscule, trébuche quelque part, pousse un
juron,
revient sur ses pas, cherche ; - un caillou minuscule ; il le soulève ; il
l’embrasse ;
puis il s’inquiète soudain : quelqu’un d’autre a pu le surprendre ; il s’éloigne
d’un air coupable. Une femme
met sa mains dans sa poche ; elle n’y trouve rien ; elle ressort sa main,
l’élève, l’observe attentivement : une main imprégnée de la poussière du vide.
Un garçon de salle a refermé sa paume sur une mouche – il ne la serre pas ;
Un client l’appelle ; il a oublié la mouche ; il desserre sa paume ; la mouche
s’envole, se pose sur le verre. Un papier roule dans la rue
avec hésitation, en marquant des temps d’arrêt, sans attirer l’attention
de qui que ce soit. – cela lui plaît. Pourtant, à chaque instant,
il émet un craquement particulier qui est un démenti ; comme s’il cherchait
maintenant
quelque témoin incorruptible de sa marche modeste, mystérieuse. Et toutes ces
choses
ont une beauté solitaire, inexplicable, une peine très profonde
venue de nos propres gestes, étrangers et inconnus – n’est-ce pas ?
Quant aux autres choses, c’est comme si elles n’étaient rien – oubliées. Argos,
Athènes, Sparte,
Corinthe, Thèbes, Sicyon – des ombres de noms ; je les profère ;
ils résonnent comme s’ils avaient échoué dans l’inaccompli. Un chien perdu et
noble
s’attarde devant la devanture d’une crémerie misérable. Une jeune passante le
regarde ;
il ne répond pas ; son ombre s’étend sur le trottoir, immense.
De ma vie, je n’ai jamais appris le pourquoi. Il n’y en a pas, j’imagine. Seule
subsiste
Cette approbation avilissante, imposée (par qui ?)
comme quand nous faisons signe que oui de la tête, comme si nous nous
adressions à quelqu’un
le salut d’une servilité invraisemblable, tandis que personne ne passe et qu’il
n’y a personne.
Il me semble qu’un certain soir quelqu’un d’autre m’a narré d’une voix
totalement neutre
les évènements de ma vie ; et moi, j’avais sommeil ; je souhaitais vraiment
qu’il en arrive à la fin ; que je puisse fermer les yeux,
m’endormir. A mesure qu’il parlait, pour faire quelque chose, pour résister au
sommeil,
je dénombrais les franges de mon châle, l’une après l’autre, en en rythmant
l’énumération
sur une comptine de colin-maillard jusqu’à ce qu’elle perde
tout sens à force d’être rabâchée. Mais les sons ne se perdent pas –
les bruits, les fracas, les crissements – la rumeur du silence, un sanglot
disparate,
quelqu’un qui gratte le mur de ses ongles, des oiseaux qui tombent sur le
plancher,
un autre qui tousse – une paume à sa bouche de peur de réveiller celui
qui dort à ses côtés – peut-être le mort qu’il sera ; il s’arrête ; puis à nouveau
cette rumeur qui s’élève en spirale dans un puits vide, condamné.
La nuit, j’entends les servantes qui déménagent mes meubles ;
elles les descendent par l’escalier, - un miroir, porté comme une rivière,
réfléchit les moulures rongées du plafond ; une vitre
heurte les grilles – elle ne s’est pas brisée ; le vieux manteau sur le cintre
soulève un instant ses bras vides, les refourre dans ses poches ;
les pieds à roulette des canapés grincent sur le plancher. Je ressens
à mon coude l’éraflure que fait au mur l’angle de l’armoire
ou celui de la grande table sculptée. Que vont-elles en faire ? « Salut », dis-je
presque machinalement, comme si je prenais congé d’un visiteur, toujours
étranger. Seule,
cette rumeur vague qui traîne dans le couloir comme l’appel du cor
de hobereaux déchus, lors d’une battue après l’averse, dans une forêt calcinée.
Vraiment, combien de choses inutiles, amassées avec tant d’avidité ; -
elles obstruaient l’espace – impossible de bouger ; nos genoux
se cognaient à des genoux de bois, de pierre ou de métal. Oh, certes, il nous
faudrait
beaucoup vieillir, beaucoup, jusqu’à devenir justes, pour parvenir
à cette paisible impartialité, ce doux détachement dans les comparaisons et les
jugements,
quand nous ne prenons plus part à rien, excepté à cette sérénité.
Oui, combien d’héroïsmes, de combats insensés, d’ambitions, d’arrogances,
de sacrifices, de défaites, encore de défaites, et de nouveaux combats, pour des
choses
qui étaient déjà décidées par d’autres en notre absence. Et les hommes, ces
innocents
qui s’enfonçaient des épingles dans leurs yeux, qui se cognaient la tête
au mur gigantesque, sachant fort bien que le mur ne cède
pas plus qu’il ne se fend pour permettre d’apercevoir à travers une lézarde
un peu de bleu qui ne soit pas terni par le temps et par leur ombre, Pourtant –
qui sait ? –
peut-être que c’est là où quelqu’un résiste sans espoir, peut-être bien que c’est
là que commence
l’histoire humaine, comme on dit, et la beauté de l’homme,
parmi des fers rouillés, des os de taureaux et des chevaux,
parmi les trépieds antiques où brûle encore un peu de laurier
quand la fumée monte dans le couchant, en s’effilochant comme une toison
d’or.
Reste encore un peu. La nuit est venue. Cette toison au fait – Oh, à nous autres
femmes
la pensée nous vient sur le tard, elle délasse un peu. Au contraire les hommes
ne s’arrêtent jamais pour penser, - peut-être ont-ils peur ; peut-être ne veulent-
ils pas
regarder la peur en face, regarder leur fatigue, se reposer –
craintifs, vaniteux, affairés, ils avancent dans l’obscurité. Leurs habits
sentent toujours la fumée d’un incendie qu’ils ont longé
ou traversé sans le savoir. Ils se déshabillent vite ; ils jettent
leurs habits par terre ; ils se laissent tomber sur le lit. Pourtant leurs corps
sent la fumée, - il les engourdit. Dans les poils de leur poitrine
je trouvais, quand ils étaient déjà endormis, de fines feuilles brûlées
ou quelques plumes grises et noires d’oiseaux tués.
Je les ramassais et les conservais dans un coffret – les seuls indices
d’un rapport secret, - je ne les leur ai jamais montrées : ils ne les aurait pas
reconnues.
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Traduit du grec par Gérard Pierrat
In, Yannis Ritsos : « Hélène suivi de Conciergerie »
Editions Gallimard, 1975
Du même auteur :
Le désespoir de Pénélope (10/11/2014)
Les vieilles femmes et la mer (10/11/2015)
Crépuscule (17/02/2021)
« Maisons blanches... » (17/02/2022)
« Les hommes continuent d’avancer ainsi... » (17/02/2023)
Hélène (1) 17/02/2024)