Yannis Ritsos / Γιάννης Ρίτσος (1909 – 1990) : « Les hommes continuent d’avancer ainsi... »
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Les hommes continuent d’avancer ainsi
inconscients de ceux qui s’en allèrent, de ceux qui s’en vont, d’eux-mêmes
qui s’en vont aussi – se promenant avec naturel
dans leur mort.
La fourchette ou la cuiller
trouvent leur bouche infailliblement sans hésiter, sans arrêter
tandis qu’auprès d’eux , les morts
observent les mouvements machinaux de leurs lèvres, eux qui ne mangent pas.
Et la pomme
qui avait roulé sous la table puis
sous le divan et disparu – dans un trou du plancher sans doute
ou du mur – le jeune mort l’avait expédiée d’un coup de pied
les enfant l’ont trouvée peut-être sur la route, au soleil
et l’ont partagée croquant chacun son tour –
marques des dents, chacun la sienne – et c’est la même
que nous avons trouvée au jardin l’autre jour dans les aiguilles sèches.
Eh bien qu’attendons-nous dans cette désolation ? Qu’attendons-nous encore ?
- car (pourquoi le cacher ?) nous attendons encore, au-delà
de la porte, de nos habits, de notre mort,
de nos yeux, dans l’obscurité flottante,
dans les chambres vieillies aux longs rideaux vacillants
qui descendent ostensiblement jusqu’à terre, pour laisser croire
que nous n’attendons pas.
Parfois,
quand j’ouvre les fenêtres, je crois voir les arbres sauter dans la chambre
tels des hommes bronzés, vigoureux, gauches dans leur vigueur, gênés
devant ma pâleur, moi qui vis sans soleil,
refermée sur moi-même. Et je me trouble. Je me sens
très exercée, pénétrante, comme si je venais
de faire mes gammes les plus dures à la harpe. Sur les murs
sont encore accrochées des partitions obscures comme des peaux de bêtes ;
alors
je me hâte de sourire, de me justifier,
j’invente un prétexte et je vais à la cuisine,
apporte le plateau, les verres, la grande cruche de cristal,
laisse le tout sur la table ; la cruche est vide ; je ressors et entends les hommes
restés seuls bavarder
avec une simplicité merveilleuse, insoupçonnée, sans voir
la cruche vide, le verre ébréché. Et soudain la nuit tombe.
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(Le retour d’Iphigénie)
Traduit du grec par Michel Volkovitch
in, « Anthologie de la poésie grecque contemporaine, 1945 – 2000 »
Editions Gallimard (Poésie), 2000
Du même auteur :
Le désespoir de Pénélope (10/11/2014)
Les vieilles femmes et la mer (10/11/2015)
Crépuscule (17/02/2021)
« Maisons blanches... » (17/02/2022)
Hélène (1) 17/02/2024)