Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Le bar à poèmes

13 octobre 2024

Andréï Tourguéniev / Андре́й Ива́нович Турге́нев (1781 – 1803) : « L’angoisse est là... »

 

à Vassili Joukovski

 

L’angoisse est là, qui me torture,

Laissant l’esprit inconsolé ;

La vie revient sur la nature

Mais ton ami est isolé

Dans le printemps riant du monde.

Il erre seul et cherche en vain

A être libre une seconde,

A être heureux avant la fin.

Un homme heureux ne peut comprendre,

Ami, les larmes du malheur ;

Mais qui a connu la douleur,

La même angoisse, il sait l’entendre ;

S’il s’était cru heureux un jour,

Et s’il perd tout, et sans retour,

Souffrant les coups d’un sort contraire,

Jour après jour, toujours plus fort,

Sans voir de fin à ses misères,

S’il est voué à mille morts,

Il sait ce qu’est cette souffrance,

Et s’il répond par le silence,

Ce silence est un réconfort.

                                                  1803

 

 

Traduit du russe par André Markowicz,

In, « Le soleil d’Alexandre. Le cercle de Pouchkine 1802 – 1841 »

Actes Sud, éditeur,2011

Du même auteur : « L’esprit te garde illuminé... » (13/10/2023)

12 octobre 2024

Philippe Desportes (1546 – 1606) : « Ô bien heureux... »

    

 

Ô bien heureux qui peut passer sa vie

Entre les siens franc de haine et d'envie,

Parmi les champs, les forêts et les bois,

Loin du tumulte et du bruit populaire,

Et qui ne vend sa liberté pour plaire

Aux passions des princes et des rois !



     Il n'a souci d'une chose incertaine ;

Il ne se plaît d'une espérance vaine

Nulle faveur ne le va décevant,

De cent fureurs il n'a l'âme embrasée

Et ne maudit sa jeunesse abusée

Quand il ne trouve à la fin que du vent.



     Il ne frémit quand la mer courroucée

Entre ses flots contrairement poussée

Des vents émus soufflant, horriblement,

Et quand la nuit à son aise il sommeille

Une trompette en sursaut ne l'éveille

Pour l'envoyer du lit au monument.



     L'ambition son courage n'attise ;

D'un fard trompeur son âme ne déguise ;

Il ne se plaît à violer sa foi ;

Des grands seigneurs l'oreille il n'importune ;

Mais, en vivant content de sa fortune,

Il est sa cour, sa faveur et son roi.
 


     Je vous rends grâce, ô déités sacrées

Des monts, des eaux, des forêts et des prées,

Qui me privez de pensers soucieux,

Et qui rendez ma volonté contente,

Chassant bien loin ma misérable attente

Et les désirs des coeurs ambitieux.



     Dedans mes champs ma pensée est enclose ;

Si mon corps dort, mon esprit se repose,

Un soin cruel ne le va dévorant.

Au plus matin la fraîcheur me soulage ;

S'il fait trop chaud je me mets à l'ombrage,

Et s'il fait froid je m'échauffe en courant.

 

     Si je ne loge en ces maisons dorées,

Au front superbe, aux voûtes peinturées

D'azur, d'émail et de mille couleurs,

Mon oeil se plaît des trésors de la plaine

Riche d'oeillets, de lis, de marjolaine

Et du beau teint des printanières fleurs.



     Dans les palais enflés de vaine pompe,

L'ambition, la faveur qui nous trompe,

Et les soucis logent communément ;

Dedans nos champs se retirent les fées,

Reines des bois à tresses décoiffées,

Les jeux, l'amour et le contentement.



     Ainsi vivant, rien n'est qui ne m'agrée :

J'ois des oiseaux la musique sacrée,

Quand au matin ils bénissent les cieux,

Et le doux son des bruyantes fontaines

Qui vont coulant de ces roches hautaines

Pour arroser nos prés délicieux.



     Que de plaisir de voir deux colombelles,

Bec contre bec, en trémoussant des ailes,

Mille baisers se donner tour à tour,

Puis, tout ravi de leur grâce naïve,

Dormir au frais d'une source d'eau vive,

Dont le doux bruit semble parler d'amour !



     Que de plaisir de voir sous la nuit brune,

Quand le soleil a fait place à la lune,

Au fond des bois les nymphes s'assembler,

Montrer au vent leur gorge découverte,

Danser, sauter, se donner cotte-verte,

Et sous leurs pas tout l'herbage trembler !



     Le bal fini je dresse en haut la vue,

Pour voir le teint de la lune cornue,

Claire, argentée, et me mets à penser

Au sort heureux du pasteur de Latmie ;

Lors je souhaite une aussi belle amie,

Mais je voudrais en veillant l'embrasser.



     Ainsi la nuit je contente mon âme,

Puis quand Phébus de ses rais nous enflamme

J'essaye encor mille autres jeux nouveaux ;

Diversement mes plaisirs j'entrelace,

Ores je pêche, or' je vais à la chasse,

Et or' je dresse embuscade aux oiseaux.



     Je fais l'amour mais c'est de telle sorte

Que seulement du plaisir j'en rapporte,

N'engageant point ma chère liberté ;

Et quelques lacs que ce dieu puisse faire

Pour m'attraper, quand je m'en veux distraire,

J'ai le pouvoir comme la liberté.



     Douces brebis, mes fidèles compagnes,

Haies, buissons, forêts, prés et montagnes,

Soyez témoins de mon contentement !

Et vous, ô dieux, faites, je vous supplie,

Que cependant que durera ma vie

Je ne connaisse un autre changement.

 

Bergeries

Du même auteur :

« Las. Je ne verrai plus… » (16/02/2015)

« Rosette, pour un peu d'absence… » (24/02/2017)

« Sommeil… » (24/02/2018)

« Depuis le triste point de ma frêle naissance... » (24/02/2019)

« Icare est chu ici... » (24/02/2020)

Prière au sommeil (24/02/2021)

« Un doux trait de vos yeux... » (12/10/2023)

« Ô bien heureux... » ((12/10/2024)

11 octobre 2024

Anna-Elisabeth de Noailles (1876 - 1933) : La vie profonde

Anna de Noailles dans son salon en 1913. Photo de Jean Desboutin

 

La vie profonde

 

Être dans la nature ainsi qu'un arbre humain,

Étendre ses désirs comme un profond feuillage,

Et sentir, par la nuit paisible et par l'orage,

La sève universelle affluer dans ses mains !



Vivre, avoir les rayons du soleil sur la face,

Boire le sel ardent des embruns et des pleurs,

Et goûter chaudement la joie et la douleur

Qui font une buée humaine dans l'espace !



Sentir, dans son coeur vif, l'air, le feu et le sang

Tourbillonner ainsi que le vent sur la terre.

- S'élever au réel et pencher au mystère,

Être le jour qui monte et l'ombre qui descend.

 

Comme du pourpre soir aux couleurs de cerise,

Laisser du coeur vermeil couler la flamme et l'eau,

Et comme l'aube claire appuyée au coteau

Avoir l'âme qui rêve, au bord du monde assise...

 

 

Le cœur innombrable

Editions Calmann-Lévy, 1901

De la même autrice :

T'aimer… » (08/10/2016)    

Il fera longtemps clair ce soir (08/10/2017)

Offrande à la nature (07/10/2018)

L’Empreinte (11/12/2019)

« Si je n'aimais que toi en toi... » (19/07/2021) 

10 octobre 2024

Gaucelm Faidit (vers 1150 – vers 1205) : « Triste chose est... » / « Fortz chaua e... »

 

Triste chose est que le plus grand dam

Et le plus grand dol, las ! qu’ai jamais eu,

Et tout ce dont sans cesse vais pleurant,

L’ai à dire en chantant et dans mes plaintes ;

Celui qui fut de vaillance chef et père,

Le valeureux Richard, roi des Anglais,

Est mort ; ah ! Dieu quelle perte, quel revers

Etrange mot, si sauvage à ouïr !

Bien à cœur dur, cil qui le peut souffrir.

 

Mort est le roi, et ont passé mille ans

Qu’onc un tel preux ne fût, ni qu’on le vît,

Ni aucun qui fût à sa ressemblance,

Si brave, si preux, si hardi, si doué ;

Qu’Alexandre, le roi qui vainquit Darius,

Ne crois qu’ait été aussi généreux,

Ni onc Charles et Artus si valeureux,

Car à tout le monde s’imposait pour vrai,

Aux uns par terreur, aux autres par bonté.

 

M’émerveille qu’en ce monde grossier

Il peut rester un homme sage ou courtois,

Puisque ne valent beaux dits ni faits de prix ;

Et donc, pourquoi tant d’efforts, peu ou prou ?

La mort nous a montré ce qu’ell’ peut faire,

D’un seul coup a le meilleur du monde pris,

Tout l’honneur, toutes les joies, tous les biens,

Et puisque rien ne lui peut échapper,

Bien devrait-on moins craindre de mourir.

 

Las ! Seigneur, roi vaillant, que deviendront

Désormais les faits d’armes, les grands tournois,

Les riches cours, les beaux dons magnifiques ?

Plus n’êtes là, vous qui étiez le chef ;

Que deviendront, livrés à la douleur,

Ceux qui s’étaient à votre service mis,

Qui attendaient de vous leur récompense ?

Que feront ceux, s’ils ne se font périr,

Qu’aviez à grande richesse élevé ?

 

Longue douleur et une triste vie,

Sans cesse dol, telle est leur destinée,

Et Sarrazins, Turcs, Païens er Persans,

Qui vous craignaient, plus qu’aucun homme au monde,

Accroîtront leur orgueil et leur pouvoir

Que plus tard sera le Sépulcre conquis.

Mais Dieu le veut, car s’il ne le voulait,

Vous viveriez Seigneur, et sans faillir

De Syrie les eussiez obligés à fuir.

 

Désormais plus d’espérance n’aurai

Que Roi ou princes ne le viennent recouvrer,

Mais tous ceux qui votre place prendront,

Devront garder votre amour de la gloire

Et souvenir de vos deux vaillants frères,

Le Roi jeune et noble comte Geoffroy,

Et qui en place restera de vous trois,

Bien doit avoir cœur haut et âme ferme

Pour commencer et finir grands beaux faits.

 

Ah ! Seigneur Dieu, qui êtes vrai pardon,

Vrai Dieu, vrai homme, vraie miséricorde,

Pardonnez-lui, car il en a besoin,

Ne lui tenez compte, Seigneur, de ses fautes,

Rappelez-vous qu’il partît vous servir.

 

 

Adaptée de l’occitan par France Igly

In, « Troubadours et trouvères »

Pierre Seghers, 1960

Du même auteur : « Un chevalier reposait... » / « Us cavaliers si jazia... » (10/10/2023)

 

 

Fortz chaua e que tot lo major dan

el major dol, la! q'ieu anc mais agues,

e so don dei totztemps plaigner ploran,

m'aven a dir en chantan e retraire –

Car cel q'era de valor caps e paire

lo rics valens Richartz, reis dels Engles,

es mortz - Ai Deus! cals perd'e cals dans es!

je ne peux pas estrainer motz, je ne peux pas greus ad auzir !

Ben a dur cor totz hom q'o pot sofrir.



Mortz es lo reis, e son passat mil an

canc tant pros hum non fo, ni no-l vi res,

ni mais non er nulls hom del sieu sembllan

tant larcs, tant rics, tant arditz, tals donaire,

q 'Alixandres, lo reis qui venquent Daire,

non cre que tant dones ni tant meses,

ni anc Karles ni Artus plus valgues,

c'a tot lo mon si fetz, qui-n vol ver dir,

als us doptar et als autres grazir.



Meravill me del fals segle truan,

co-i pot estar savis hom ni cortes,

puois re no-i val beill dich ni faich prezan,

e doncs per que s'esfors om, pauc, ni gaire ?

q'eras nos a mostrat Mortz que pot faire,

q'a un sol colp al meillor del mon pres,

tota l'onor, totz los gaugs, totz los bes ;

e pos vezem que res no-i pot gandir,

ben deuri' hom meins doptar a morir !



Ai valens reis seigner, e que faran

Oimais armas ni fort tornei espes,

Ni richas cortz ni beill don aut e gran,

Pois vos no.i etz, qui n'eratz capdelaire,

Ni que faran li liurat a maltraire,

Cill que s'eran en vostre servir mes,

C'atendion que.l guizerdos vengues!

Ni que faran cill, qe.is degran aucir,

C'aviatz faitz en grand ricor venir



Longa ira et avol vid' auran,

E totztemps dol, q'enaissi lor es pres!

E Sarrazin, Turc, Paian e Persan,

Qe.us doptavon mais c'ome nat de maire,

Creisseran tant en orguoil lor afaire,

Qe.l Sepulcres n'er trop plus tart conques –

Mas Dieus o vol! que, s'el non o volgues,

E vos, seigner, visquessetz, ses faillir,

De Suria los avengr' a fugir.



Oimais no.ia esperanssa qe.i an

Reis ni princeps que cobrar lo saubes

Pero, tuich cill qu'en luoc de vos seran

Devon gardar cum fotz de pretz amaire,

Ni cal foron vostre dui valen fraire,

Lo Joves Reis el cortes Coms Jaufres!

Et qui en luoc remanra, de vos tres

Ben deu aver aut cor e ferm cossir

De far bos faitz e de socors chausir.



Ah ! seigneurs dieux! vos q'etz vers perdonaire,

vers Dieus, vers hom, vera vida,merci!

Perdonatz li, que ops e cocha l'es,

e no gardetz, Seigner, al sieu faillir,

e membre vos cum vos anet servir!

Poème précédent en occitan :

Marcela Delpastre : Poéie / Poesia (01/04/2024)

9 octobre 2024

Christine de Pisan (1361 – 1430 ?) : « Me refuser suffit... » / « A vous est du reffuser... »

 

3  L’amant

 

Me refuser suffit

Et vous montrer cruelle,

Mais non pas de m’éloigner

De l’amour, ma chère dame

Que je vous ai juré sans fin

Et qui m’est si précieux

Car c’est à la mort, à la vie,

 

Je consens à y passer

Mes jours douloureux, quelque visage

Que vous m’offriez, je vous le dis

Sans tricher, Je mourrais plutôt

Que d’abandonner :

Cet amour ne pourrait m’être ravi

Car c’est à la mort, à la vie.

 

Et si en vain j’y perds mon temps,

Et que, malgré les regards, la manière

Et les bontés dont je puisse user,

Je n’obtienne rien de vous

Qui me donnez la mort,

De m’en retirer, je n’ai envie,

Car c’est à la mort, à la vie.

 

Prince, est-ce juste que l’on me frappe

A mort, pour mon amour sans faille ?

Il faut que j’en meure

Car c’est à la mort, à la vie.

 

Traduit de l’ancien français par Jacqueline Cerquiglini-Toulet

In, Christine de Pizan : « Cent ballades d’amant et de dame »

Editions Gallimard (Poésie), 2019

De la même autrice :

La fille qui n’a point d’ami (03/12/2015) 

« Seulette suis… » (03/12/2016)

Je ne sais comment je dure (03/12/2017)

« Apprenez-moi, doux ami... » (16/03/2019)

Je ne peux plus vous cacher... » / « Plus ne vous puis celer ... » (09/10/2023)

 

L’amant  III

 

A vous est du reffuser

Assez, er de m’estre fière,

Mais non pas de me ruser

De l’amour, ma dame chiere

Qu’ai à vous, tout me soit chiere,

Sans ja departir, pleuye,

Car c’est a mort et a vie.

 

Et m’agree d’y user

Mes dolens jours, quelque chiere

Que me faciez, sans ruser

Le vous dy : plus tost en biere

 

Seroie qu’en fusse arriere

N’estre n’en pourroit ravie,

Car c’est a mort et a vie.

 

Et c’est en vain y puis muser

Et que d’œil ne de manière

Ne de bien dont puisse user

Chose n’aye que je quiere

De vous, par qui fault qu’acquiere

Mort, n’ay d’en retraire envie

Car c’est a mort et a vie.

 

Prince, est ce droit qu’on me fiere

A mort pour amour entière

Porter ? Fault que j’en devie,

Car c’est a mort et a vie.

8 octobre 2024

Gulten Akin (1933 – 2015) : Cantique du fer à la rouille / Demirle pas arasinda ilahi

 

Cantique du fer à la rouille

 

Du narcisse à la rose d’automne

Depuis cinq ans cinq longues années

De la neige à la pluie

Depuis cinq ans cinq longues années

Du froid à l’humidité

Du fer à la rouille

De Seyran à Mamak

Depuis cinq ans cinq longues années

 

Je connais le bruit du fer

Le bruit du verrou que l’on tire, de la porte qu’on pousse

Le bruit cruel de ce qui entrave mains et épaules

Depuis cinq ans cinq longues années

 

Si l’on avait planté un saule

Son ombre emplirait l’intérieur des maisons

Le chagrin est ce saule pleureur

Que j’ai surveillé et laissé croître sur le sol de mon cœur

 

Depuis cinq ans cinq longues années

Ta voix s’est affaiblie, tu es resté sur le qui-vive

Nous parlons par bribes de mots sélectionnés

Essorés sur un fil

Et seulement comme ça

Nous parlons, si c’st cela parler

 

Pas un détour ni une couleur, pas un accent chaleureux

- Comment vas-tu ?

- Ca va

Depuis cinq ans cinq longues années

J’eusse aimé t’appeler

Mon intrépide, mon unique pilier de ma maison

J’ai réfréné ces mots, je ne veux pas qu’ils entendent

Je sentais bien que ma voix était cassée

 

Un jour viendra un jour viendra

Un jour je le frotterai et le ferai resplendir

« Je sais

Qu’il ne se taira pas l’oiseau qui niche dans mon cœur démoli »

 

 

Traduit du turc par Jean Pinquié et Levent Yilmaz

In, « Anthologie de la poésie turque contemporaine »

Editions Publisud, 1991

 

Demirle pas arasinda ilahi

 

Negisle güz gülü arasinda

Beş yildir beş uzun yildir

Yağmurka kar arasinda

Beş yildir beş uzun yildir

Ayazla çiy arasinda

Demirle pas arasinda

Seyran’la Mamak

Beş yildir beş uzun yildir

 

Taniyorum  sesini demirin

Açilan sürgünün itilen kapinin

Eldeki omuzdakinin

Aman dinlemez sesini

Beş yildir beş uzun yildir

 

Birisi bir sögüt dikse

Gölgesi basardi evlerin içini

Bir salkim sögüttü baktim büyüttüm

Yüregimin topra ğinda hasreti

 

Beş yildir beş uzun yildir

Sesin örselenmiş duruşun tetikte

Bizim için seçilip ayrilmiş

Ipte kurutulmuş sözcüklerle

Yamiz öyle sözcüklerle

Konuşurzuz, konuşmak denirse

 

Ne bir kivrim, ne renk, ne sicak bir hece

- Nasilsin

- iyiyim

Beş yildir beş uzun yildir

Desemdi

Koça un, duyarlar, istemem.

Baktim ki sesim buruşmuş

 

Geli bir gün gelir bir gün

Bir gun siler parlatirim

« Bilirim

Susmavacak kalb-i virammdaki kuş »

 

Poème précédent en turc

Mehmet Yashin  : Dattiers / Hürmalar (18/06/2023)

7 octobre 2024

Monica Mansour (1946 -) : 1968

Monica Mansour  en 2011. Photo Dominique Jullian 

 

1968

 

nous n’avons pas une mauvaise mémoire

mais une mémoire chacun

pour revenir en arrière

et comprendre qui nous a mis

cette révolte entre les mains

qui nous a élevés si seuls

avec l’amour aussi entre les mains

grenade rouge tant elle est mûre

plusieurs années et une mémoire en chacun

une mémoire chacun

 

 

Traduit de l’espagnol par Adrien Pellaumail

In « Monica Mansour. Poèmes », 

Edition Caractères, Paris / Ecrits des Forges, Québec, 2009

De la même autrice :

Lumière / Luz (28/01/2015)

« moi je dis que le monde... » / « yo digo que el mundo... » (07/10/2021)

« Je veux écrire des mots d’oiseaux... » / « quiero escribir palabras de ave... » (07/10/2022)

Silences de terre / Silencios de tierra (07/09/2023)

 

1968

 

no tenemos mala memoria

sino una memoria cada uno

para volver  atrás

y entender quién nos puso

esta rebeldía entre las manos

quién nos criо́ tan solos

con el amor también entre las manos

granada roja de tan madura

tantos años y una memoria en cada uno

una memoria cada uno

 

Con la vida al hombro

Editorial Katun (Mexico), 1985

Poème précédent en espagnol :

Claudio Rodríguez : Un évènement / Un suceso (04/10/24)

6 octobre 2024

Salvatore Quasimodo (1901 – 1968) : Dialogue / Dialogo

 

Dialogue

 

« At cantu commotae Erebi de sedibus imis

umbrae ibant tenues simulacraque luce carentum. * »

Nous sommes souillés de guerre et Orphée grouille

d’insectes, dévoré par les poux,

et tu es morte. L’hiver, ce poids

de glace, l’eau, l’air de la tempête

te tinrent compagnie, et le tonnerre d’écho en écho

dans tes nuits terrestres. Et je sais à présent

que je te devais une adhésion plus ferme,

mais notre époque fut de sang et de fureur :

d’autres déjà s’enfonçaient dans la boue,

ils avaient les mains, les yeux défaits,

criaient miséricorde et amour.

Mais comme il est toujours tard pour aimer :

pardonne-moi, en conséquence. A présent, je crie aussi

ton nom en cette heure méridienne

aux ailes paresseuses, aux cordes de cigales

tendues dans l’écorce des cyprès.

Nous ne savons plus où est ta rive ;

il y avait un passage signalé des poètes

près des sources fumantes, venant d’éboulis

sur le plateau. Mais en ce lieu je vis,

enfant, des arbustes aux baies violettes

des chiens de troupeau, des oiseaux à l’air sombre

et des chevaux, animaux mystérieux

qui suivent l’homme à tête haute.

Les vivants ont perdu pour toujours

le chemin des morts et se tiennent à distance.

 

Ce silence est maintenant plus effrayant

que celui qui sépare de ta rive.

« Les ombres ténues s’avançaient. » Ici

L’Olone coule paisible, aucun arbre

ne bouge de son puits de racines.

Ô n’étais-tu pas Eurydice ? Tu n’étais pas Eurydice !

Eurydice est vivante. Eurydice ! Eurydice !

 

Et toi encore souillé de guerre, Orphée,

comme ton cheval sans le fouet,

redresse la tête, la terre ne tremble plus :

hurle d’amour et vaincs, si tu le veux, le monde.

 

* Cependant émues par son chant, les ombres ténues et les fantômes des êtres privés de

lumière s’avançaient. (Virgile, Les Géorgiques)

 

 

Traduit de l'italien par Roland Ladrière

in, Salvatore Quasimodo : "Oeuvres poétiques"

Editions de Corlevour, 92110 Clichy,2021

Du même auteur :

Et c’est bientôt le soir / Ed è subito sera (01/11/2014)

J'entends encore la mer / S’ode ancora il mare (15/04/2018)

Devant le gisant d’Ilaria del Carretto / Davanti al simulacro d’Ilaria Del Carretto (15/04/2019)

Anno Domini MCMXLVII (15/04/2020)

Vent à Tyndaris / Vento a Tindari (15/04/2021)

Temple de Zeus à Agrigente / Tempio di Zeus Ad Agrigento 15/04/2022)

La pie noire rit sur les orangers / Ride la gazza, nera sugli aranci. (06/10/2022)

Les retours / I Ritorni (15/04/2023)

Glendalough (06/10/2023) 

Ô mes doux animaux / O miei dolci animali (15/04/2024)

 

Dialogo

« At cantu commotae Erebi de sedibus imis

umbrae ibant tenues simulacraque luce carentum. »

Siamo sporchi di guerra e Orfeo brulica

d’insetti, è bucato dai pidocchi,

e tu sei morta. L’inverno, quel peso

di ghiaccio l’acqua l’aria di tempesta

furono con te, e il tuono di eco in eco

nelle tue notti di terra. E ora so

che ti dovevo più forte consenso,

ma il nostro tempo è stato furia e sangue:

altri già affondavano nel fango,

avevano le mani, gli occhi disfatti,

urlavano misericordia e amore.

Ma come è sempre tardi per amare;

perdonami dunque. Ora grido anch’io

il tuo nome in quest’ora meridiana

pigra d’ali, di corde di cicale

tese dentro le scorze dei cipressi.

Più non sappiamo dov’è la tua sponda;

c’era un varco segnato dai poeti

presso fonti che fumano da frane

sull’altopiano. Ma in quel luogo io vidi

da ragazzo arbusti di bacche viola

cani da gregge e uccelli d’aria cupa

e cavalli, misteriosi animali

che vanno dietro l’uomo a testa alta.

I vivi hanno perduto per sempre

la strada dei morti e stanno in disparte.

 


Questo silenzio è ora più tremendo

di quello che divide la tua riva.

“Ombre venivano leggere”. E qui

l’Olona scorre tranquillo, non albero

si muove dal suo pozzo di radici.

O non eri Euridice? Non eri Euridice!

Euridice è viva. Euridice! Euridice!

 

 

E tu sporco ancora di guerra, Orfeo,

come il tuo cavallo, senza la sferza,

alza il capo, non trema più la terra:

urla d’amore, vinci, se vuoi, il mondo.

 

 

La vita non è sogno, 1946-1948

Mondadori, Milano (Italia),1949

Poème précédent en italien :

Lapo Gianni : « Je veux, Amour... » / « Amor, eo chero... » (21/09/2024)

 

5 octobre 2024

Edith Azam (1973 -) : Bestiole-moi Pupille (2)

 

Mi-voix.

Il lui dirait

des mots d’amour...

Les dit

les répètera plusieurs froids.

Pupille reste :

muette

et ça la dénude.

Ensuite après

tous deux l’un l’autre

quelques gestes

comme une danse avec le mains

pour caresser leur ombre

et tracer

le chemin.

 

 

Pupille lascive se laisse aller.

Tout lentement approche

s’enroule dans un creux.

Elle se parle ça sanglote

elle sanglote ça musique

c’est langoureux

L’écriture bestiole :

c’est éminemment langoureux.

 

 

Les choses ne sont pas si simples.

Six heures matin

les images reviennent :

le Fou qui mange Deuxième Homme

Deuxième Homme avalant le Fou

tout se mélange

ça va vite.

L’Homme Bestiole dévore Pupille

Le Deuxième en Fou

creuse partout

Troisième cinquième cent mille Bestioles :

Pupille tombe à terre

plante regard dans cavités :

rien à faire

les mandibules creusent.

La vie ne s’existe qu’à peine

et puis se loupe un peu beaucoup.

 

 

Le Deuxième Homme a disparu.

L’autre

le Fou

gratte ses ongles sur le mur

chante son rire de crécelle

Pupille tremble et dans ses os

Entre six-sept petit matin

tout :

s’effondre.

La lumière est trop froide

il n’y a que la respiration

toujours étroite

du silence.

Pupille se blottit la tête

se maintient dans ses mains

solide :

solitaire.

 

 

Après un temps aussi

le Fou cesse son chant

le Fou approche lentement

Dans sa tête Pupille

c’est tout çà qu’elle entend :

les pieds sur le plancher

les craquellements :

d’ossature.

Et reconnaît Bestiole

qui reprend sa grignote.

Le Fou s’arrête tout près d’elle

et leur violence contenue

a quelque chose d’indécent.

Puis Bestiole repart dans un trou

et les mâchoires ouvertes

patiente en salivant.

 

 

Le Fou reprend son chant crécelle

et tourne et tourne

et très longtemps

tout autour de Pupille.

Pupille se maintient

se parle dans sa tête

ne cède pas se parle

continue des paroles

qui n’existent même pas

se parle se fait voix...

Ne cède pas Pupille

s’invente se traverse

s’écriture dans souffle

va rejoindre Bestiole

au creux des cavités :

et fouille tout son air.

 

 

Le Deuxième Homme bouquet final

et tout pour faire grand spectacle.

Pupille avance sort d’elle-même

offre ce qu’elle ne connaît pas.

Les mains la peau :

c’est à rêver.

L’abandon pour l’éternité :

il n’y a pas d’autres endroits pour vivre.

La jouissance ?

C’est d’abord c’est toujours

une histoire de chute

c’est dans un appel d’air.

Le Deuxième Homme

bouquet final :

a pris le Fou sur ses épaules.

 

 

Pupille impuissante

voudrait tout simplement

un peu

voudrait s’exister l’autre.

S’arrache quelques mots

mais çà ne suffit pas :

rupture

Les fleurs étendues sur le lit ?

Des armes blanches

couchées malades.

En manque d’air Pupille

se crève en profondeur

dans une respiration

brutale

qui lui cloue :

le langage.

 

 

Pupille dessaisie.

Pupille fragmentée :

se perd.

Pupille le langage

ne sait même plus pourquoi.

La parole impossible

ça l’aura fait crever.

Silence plein la bouche

Pupille pense :

écrire

est une léprosité :

mentale

 

 

Pupille avance dans sa nuit

et ne sait plus très bien

qui elle est dans sa peau.

Des béances partout :

le langage figé lui craque les poumons.

Dans sa tête Pupille :

les mots se disloquent.

Devant elle le Fou

danse fiévreux

tout en boitant

dans les regards de...

Deuxième Homme.

 

 

Deuxième Homme :

le Fou lui déboîte le crâne

y recherche Bestiole

puis fatal

Deuxième en Fou

s’attaque à craquer Pupille.

Elle ne bouge pas

se replace en bestiole

s’enfonce dans un creux :

disparaître.

 

 

Pupille l’impossible

ça la fouille partout.

Hors de :

plus qu’elle-même.

Et tout va vite

très très vite.

S’éloigne de tout

Pupille

s’éloigne d’absolument tout

et coupe tous les liens.

Seule dans sa tête Bestiole

s’appuie sur le néant

pour retrouver le souffle.

 

 

Bestiole-moi Pupille

Editions la tête à l’envers 58330 Crux la Ville, 2020

De la même autrice :

Tout Tom tout seul (26/04/2022)

Bestiole-moi pupille (1) (05/10/2023)

 

4 octobre 2024

Claudio Rodríguez (1934 -1999) : Un évènement / Un suceso

 

Un évènement

 

Bien est vérité que l’ay aymé

Et aymeroye voulentiers...

FRANCOIS VILLON

 

     Sachant ce que vaut une journée, peut-être

serait-il préférable que celle-ci s’achève vite.

La nouveauté de cet évènement, de cette

jeune fille, encore enfant mais aux yeux

déjà bien pimentés, à la chair au point

de miel, à l’allure nonchalante avec son chignon

châtain clair, sa cheville si joliment

cambrée, avec sa provocante

poitrine qui m’aveugle plus que tout

la langue... Et, malgré moi, je parle d’une voix rauque,

comme une mouette, à fleur de lèvres

(de ma bouche flétrie), et je suis ému

dissimulant science et innocence

comme qui ne distingue pas un bijou fantaisie

d’un diamant, et je lui raconte quelques détails

de ma vie, et ma voix se casse, je m’entends

et me morfonds, pas du tout sûr

de mon aisance étudiée, et je fais

attention à mon souffle, à mon regard

et à mes mains, et je me pardonne presque

en sentant une si précieuse liberté

à mes côtés. Je sais que tout cela n’est pas seulement

tentation. Comment renoncer à mon désir

maintenant. Je me fais mal et je rougis

devant cette jeune fille que j’aime aujourd’hui,

que je perds aujourd’hui, celle que je vais

bientôt embrasser très chastement, sans qu’elle

sache que dans ce baiser se love un sanglot.

 

 

Traduit de l’espagnol par Claude de Frayssinet

In, « Poésie espagnole, Anthologie 1945 – 1990 »

Actes Sud / Editions Unesco, 1995

Du même auteur :

Parce que nous ne possédons rien / Porque no poseemos (04/10/2018)

Don de l’ivresse / Don de la ebriedad (04/10/2019)

Etranger / Ajeno (04/10/2020)

 L’embauche des gamins / « Qué estáis haciendo aquí?.. » (04/10/2021)

Comme le bruissement des feuilles du peuplier / « El dolor verdadero no hace ruido... » (04/10/2022

 Gestes / Gestos (04/10/2023)

 

Un suceso

Bien est vérité que l’ay aymé

Et aymeroye voulentiers...

FRANCOIS VILLON

 

     Tal vez, valiendo lo que vale un día,

sea mejor que el de hoy acabe pronto.

La novedad de este suceso, de esta

muchacha casi niña pero de ojos

bien sazonados ya y de carne a punto

de miel, de andar menudo, con su moño

castaño claro, su tobillo hendido

tan armoniosamente, con su airoso

pecho que me deslumbra más que nada

la lengua… Y no hay remedio, y le hablo ronco

como la gaviota, a flor de labio

(de mi boca gastada), y me emociono

disimulando ciencia e inocencia

como quien no distingue un abalorio

de un diamante, y le hablo de detalles

de mi vida, y la voz se me va, y me oigo

y me persigo, muy desconfiado

de mi estudiada habilidad, y pongo

cuidado en el aliento, en la mirada

y en las manos, y casi me perdono

al sentir tan preciosa libertad

cerca de mí. Bien sé que esto no es solo

tentación. Cómo renuncio a mi deseo

ahora. Me lastimo y me sonrojo

junto a esta muchacha a la que hoy amo,

a la que hoy pierdo, a la que muy pronto

voy a besar muy castamente sin que

sepa que en ese beso va un sollozo.

 

 

Alianza y condena

Ediciones de la Revista de Occidente, Madrid, 1965

Poème précédent en espagnol :

Francisco de Quevedo y Villegas: « Du dernier jour déjà le glas résonne... » / « Ya formidable y espantoso

Poème suivant en espagnol :

Monica Mansour : 1968 (07/10/2024)

Le bar à poèmes
Archives
Newsletter
104 abonnés