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Le bar à poèmes

14 mai 2024

Lessia Oukraïnka / Леся Українка (1871 -1913) : Contra spem spero !

Contra spem spero

 

Fuyez au loin, oh mes pensées ; lourdes nuées d’automne

Car voici revenu le printemps lumineux ;

Pourquoi faut-il donc que mes jeunes années

S’écoulent dans la peine et l’écho des sanglots ?

 

Non, à travers les larmes, je garde le sourire

Et je chante au milieu des malheurs,

Sans espoir, je veux espérer quand même, je veux vivre :

Fuyez, pensées qui m’accablez !

 

Sur notre terre si dure et si aride,

Je m’en irai, semant des fleurs brillantes,

Dans la neige glacée je planterai des fleurs

Et les arroserai de mes larmes amères.

 

Et l’écorce puissante des glaces

Fondra sous mes pleurs brûlants,

Pour moi alors des fleurs pourront éclore,

M’annonçant enfin un heureux printemps.

 

Sur la pente abrupte de la montagne,

Comme on porte la croix, je porterai ma pierre,

Et m’élevant avec la charge énorme

J’entonnerai quand même un chant de joie.

 

Dans la nuit infinie et sombre,

Mes paupières jamais ne s’abaisseront,

Et mes yeux guetteront l’étoile des rois mages

Qui domine les nuits de son brillant éclat.

 

Oui, à travers les larmes, je garde le sourire

Et je chante au milieu des malheurs,

Sans espoir, je vais espérer quand même,

Je vais vivre : adieu, pensées qui m’accablaient !

 

2 mai1980

 

Traduit de l’ukrainien par Henri Abril

In, « Ukraine, 24 poètes pour un pays »

Editions Bruno Doucey, 2022

 

Contra spem spero

 

Гетьте, думи, ви хмари осінні!

То ж тепера весна золота!

Чи то так у жалю, в голосінні

Проминуть молодії літа?



Ні, я хочу крізь сльози сміятись,

Серед лиха співати пісні,

Без надії таки сподіватись,

Жити хочу! Геть, думи сумні!



Я на вбогім сумнім перелозі

Буду сіять барвисті квітки,

Буду сіять квітки на морозі,

Буду лить на них сльози гіркі.

 

 

І від сліз тих гарячих розтане

Та кора льодовая, міцна,

Може, квіти зійдуть — і настане

Ще й для мене весела весна.



Я на гору круту крем'яную

Буду камінь важкий підіймать

І, несучи вагу ту страшную,

Буду пісню веселу співать.

 

В довгу, темную нічку невидну

Не стулю ні на хвильку очей —

Все шукатиму зірку провідну,

Ясну владарку темних ночей.

 

Так! я буду крізь сльози сміятись,

Серед лиха співати пісні,

Без надії таки сподіватись,

Буду жити! Геть, думи сумні!

[2 травня 1890 р.]

Poème précédent en ukrainien :

Mikhaïl Semenko / Михайль Семенко :  Aujourd’hui /   Сьогодні (01/03/2024)

12 mai 2024

Kari Unksova / Кари Васильевна Унксова (1941 – 1983) : Stances classiques / КЛАССИЧЕСКИЕ СТАНСЫ

 

Stances classiques

 

Le monde est fatigué chercheur de causes

Il se cisèle sous la lune nue

Silence isolement sont inconnus

Chez nous pose les masques dis-je pose

 

La nuit s’épuise sur le monde froid

Les eaux sont justes noires du mystère

Le cœur du grain crépite dans la terre

Septembre brouille s’écarquille croît

 

Plus courte notre joie le poids du ciel

Nous couvre – comme il alourdit nos songes !

Lenteur du sang que quelque chose ronge

Pressentiment des tempes - points de gel.

 

Si vite vient le jour lavant le sort !

Mauvais la nuit se précipite vaine !

Pour moi – les heures jour et nuit ne viennent

Pas assez vite. J’entre dans la mort

 

Sans qu’une main me prenne par le bras

Sans qu’un regard me happe vers le monde

Le jour ne trompe guère il grondera

La nuit est sans mensonge – l’ombre gronde

 

 

Traduit du russe par André Markowicz

In, Kari Unksova : « La Russie l’Eté »

Editions Mesure, 2021

 

КЛАССИЧЕСКИЕ СТАНСЫ



Мне мнится мир устал искать причины

Подробно освещен усилием луны

И нет в пределах наших тишины

И утомились прежние личины




Изнемогают сумерки над льдом

Над водами лишь правота бесспорна

В глубинах пашни утомились зерна

Давать плоды осенним сентябрем




Короче радость, ближе горний гнет

Надежда не стоит у изголовья

И торжествуя над остывшей кровью

Виски слегка охватывает лед.




Как мчится день, чтоб отвратить беду!

Как ночь за ним спешит, не успевая!

Но и в преддверии весны и мая

Мне мнится – не успеют. Я уйду




Ничья рука меня не завернет

Ничьи глаза обратно не поманят

И даже день беду не отведет

И даже ночь тревогой не обманет.

               1982 г.

Poème précédent en russe :

Alexandre Sergueïevitch Pouchkine / Александр Сергеевич Пушкин : A un rêveur / Мечтателю (03/03/2024)

12 mai 2024

Charles Baudelaire (1821 – 1867) : Chant d’Automne (I)

 

 

Chant d’automne

 

Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;

Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !

J’entends déjà tomber avec des chocs funèbres

Le bois retentissant sur le pavé des cours.

 

Tout l’hiver va rentrer dans mon être : colère,

Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,

Et, comme le soleil dans son enfer polaire,

Mon coeur ne sera plus qu’un bloc rouge et glacé.

 

J’écoute en frémissant chaque bûche qui tombe ;

L’échafaud qu’on bâtit n’a pas d’écho plus sourd.

Mon esprit est pareil à la tour qui succombe

Sous les coups du bélier infatigable et lourd.

 

Il me semble, bercé par ce choc monotone,

Qu’on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.

Pour qui ? – C’était hier l’été ; voici l’automne !

Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.

.....................................................................

 

Revue contemporaine, 3o Novembre 1859

Du même auteur :

Parfum exotique (12/05/2014)

Le voyage (12/05/2015)

La chevelure (12/05/2016)

La vie antérieure (12/05/2017)

Les bijoux (12/05/2018)

L’Invitation au voyage (12/05/2019)

Spleen (12/05/2020)

L’ennemi (12/05/2021)

Enivrez-vous (12/05/2022)

Recueillement (12/05/2023)

11 mai 2024

Francisco Brines (1932 -) : Epiphanie romaine

 

Photo : Fundación Francisco Brines

Epiphanie romaine

 

« Je ne fus rien, et rien ne suis.

mais toi, qui est vivant, bois, profite

de la vie..., et ensuite viens. »

                                                Tu es un bon ami.

Je sais que tu parles sérieusement, car l’aimable inscription

fut dictée de ton vivant ; ni toi ni personne

n’a le privilège

de pouvoir dire s’il est bon ou mauvais

d’en arriver là.

                        Le lecteur doit savoir que ton épitaphe,

je la fais mienne. Voilà des phrases toutes faites

pour des cendres toutes faites.

 

Traduit de l’espagnol par Claude de Freyssinet

In, « Poésie espagnole. Anthologie 1945 – 1990 »

Actes Sud / Editions Unesco, 1995

Du même auteur :

Se regardant dans la fumée / Mirándose en el humo (11/05/2017)

Quand je suis encore la vie / cuando yo aún soy la vida (11/05/2018)

Le pacte qui me reste (11/05/2019)

« Le balcon donne sur le jardin... »  / « El balcón da al jardín... » (10/05/2020)

Scène secrète (11/05/2021)

Vers épiques / Versos épicos (11/05/2022)

L’œil solitaire de la nuit (11/05/2023)

10 mai 2024

Salah Stétié (1929 - 2020) : L’épée des larmes

 

L’épée des larmes

1

A la fin de cela qui fut neige

Et qui porta de nuit les lieux du cœur

Le fleuve aux blancheurs d’ombre

Aveugle par la neige

Comme la lampe endommagée des prairies

Brebis égorgée vive

 

Et ma mère allongée sous le laurier

Vers la fin de la neige

Comme une femme avec l’ensemble de ses fruits

Dans la parole elle est assise et elle mange

Assise et elle mange

Si doucement ce qu’elle mange la devient

O rose insexuée

A genoux est le cœur

Au-dessus d’une rose de sel vide

 

Sous le soleil et l’air

Me voici, mère, avec mon nom de personne

Devant l’hortensia disparu

2

La pluie est mélangée au lierre de substance

Sous la beauté de l’être et de la pluie

Aimé pays d’image morte vive

En qui l’esprit dans le réseau des neiges

Regarde se déconcerter l’esprit

 

                                       ô patrie pure

Profonde es-tu, partie avec les arbres

Allés sur des cadastres d’incendie

Si beaux grands arbres dans leur verdoiement de cri

Plus pur que pur, leur cri, pavot des neiges,

Par nuit de veille auprès de l’eau de neige

Fulgurant dans le brûlant jour de l’esprit

3

L’enfant, le fils des larmes

Il parle à la bruyère

En terre étrange étrange et substantielle

Dorm nt dans le vent d ’arbres

Comme colombe fraîche

Créée puis décréée

Qui mendie de nous le plus pur

 

Créée puis décréée

Bleue brûlant froide

Comme une perle intérieure — et quelle ?

Quand la parole avec son blé sera

Belle et si belle, à cause de cela

Effrayée par le froid

 

Le feu viendra la toucher mais sans lui nuire

Comme cela fut dit

En attendant elle est du feu l’absence

A l’intérieur du feu de la substance

Où son visage et sa profonde neige

Aveugle neige de ses yeux dans la neige

Où son visage, et tous ses raisins, dormira

4

L’enfant d’enfance avec l’oiseau timide

De l’autre côté de la vie avec les arbres

Son flanc d’enfance est un enfant limpide

Que brûle un peu le géranium, l’oiseau

Est un effroi léger dans le monde

Friable est-il et si froidement limpide

Qu’il est comme une lame de la mort

Tirant le ciel une femme dormante

Avec le feu du ciel pour nourriture

L’effort de l’être en elle, la rivière

Est son visage accompli dans la mort

Nubile est-elle à peine, son épaule

Contre le vent de la montagne froide

L’eau pure est son enfant de n it dans le monde

5

Et nous voici devant l’éblouissement

Eblouis par l’éblouissement

C’est peut-être la fin et c’est la fin

Cela, l’éclat des arbres,

L’éclat des arbres, le charbon de la blessure

Depuis l’eau la première

A laver cendre et rive, à consoler nos larmes

 

Le bleu du ciel avec l’enfermement

Et le soleil — qui du soleil parla ?

Les cils brûlés, nous contemplons la rivière

Ses eaux brûlées dans l ’eau de la maison

Car c’est bientôt bientôt

Comme une main de jeune fille et de fontaine

La femme brune avec un châle d ’eau

Plus nue, mirée d’éclat

6

Où l’arbre prend figure

Au-dessus de la traversée des fleuves

Liés et déliés par noeuds obscurs

Et cette femme avec sa larme de colombe

En feu d’unicité

Offerte à la dévastation du cœur

 

Oiseaux très fins sous les passants nuages

C’est avec vous la vie, nous regardons

Se former de basalte un corps de songe

Sa bouche inférieure aimée du songe

Bouche endormie sous la frayeur des nébuleuses

Comme est la rose fraîche

Que mangera la chèvre

Installée dans la limpidité stérile


7

La petite fille de l ’am our

Elle est petite elle est la chim ère du sein

A u centre de la lampe

Elle est la flamme et le cri de la douleur

A u centre de la lam pe de l ’esprit

L arm e en éclat de lune

T enue par le long violon de la distance

Avant la neige avant le givre des am ants

Q ui la connaît, qui la lia et qui

L a délia par nuit de neige ?

L arm e du très long verre

Sinon les rusés renards des roseraies

Q ui l ’ont connue dans le cristal q u ’elle fut

Avant l ’immense neige

E nfant du jour penchée sur la chim ère

D e ce q u ’elle fut

8

Puis c’est de l’eau cousue et recousue

La terre a besoin d’arbres

A cause de l’inverse lame de la lune

Spirituelle effrayée par les nuages

Quand l’araignée de la finesse obscure

Saisit le bien-aimé soleil

Le mort promis, le noyé de la verdure,

Sa bouche attachée à l’éclat

 

La peau d’avant, dans le miroir des roses !

Le ciel le ciel inscrit

Au beau visage de la femme et de l’homme

Assis réellement

Sur la chaise réelle

— Buvant à deux, bouche à bouche, l’épée du vent
 

9


Notre maison, voici

Une frontière elle la passe avec la nuit

Et ce bois invisible

Jusqu’au matin où la lumière est nue

Comme une femme nue

O transparente obscure

Bouche lavée par le clair de la pluie

Pour le franchissement d’une colombe

Avant son absorption par la nuit


Avant la nuit comme un cheval timide

Est la maison à cheval sur la nuit

Sa tête de cheval bientôt colombe

Ses longs naseaux brûlés d’un souffle inouï

Comme le vent se défait et respire

Le reste étant cheval de chair obscure

Mis en traverse de la nuit

10


Notre maison de neige

Elle est brûlante avec ses racines

Parmi le froid des murs

Ses eaux lavées par les eaux de la pluie

Quand tout s’efface avec le nom de la brume

Laissant sur la rive mortelle l’enfant de nuit

 

Et quel esprit l enflamme

Et qui l’enflamme à l’orée du soleil

Dans le vent froid du long jasmin dorant ses membres

Brûlant, et ses bouches d’amour, contre l’amour

De cette femme en larmes

Endormie avec elle-même dans son corps

Qui rêve et puis s’en va ?


11


Les dernières maisons sont traversées d’un arbre

Leurs roses calcinées par innocence

A cause de la neige absence d’homme

Et sa main invisible

Vers ce visible vers ce plat sur la table

Dont plus jamais personne ne mange

 

Il y a sous l’arbre

Plusieurs enfants abandonnés par le sommeil

Dans leur jardin tacite

Tandis que les étoiles voisines

A l’œuvre dans le petit bois près de la mort

Apprennent d’eux les formes de la patience


12


« L’homme habite une maison de verre »

Et le violon de ce qu’il est est son triomphe

De larmes et de colombes

En relation de neige avec l’arbre

Cet arbre-ci privé de sa musique

Ses branches naturées sous le bâillon

 

Bâillon de neige sur les bouches de l’arbre

Aux invisibles branches

Déterrant d’une voix les fondations

De la maison de verre

Sous les aigles petits du très haut ciel

Mangeurs d’oiseaux, jeteurs de pierres

Se déployant dans la légèreté des archaïsmes

13


L’enfant jamais venu

Nous l’avons attendu sur les terrasses

Lavées d’un peu de froid laurées de fruits

Au-delà des limpidités du cœur

En qui se promène une lampe évasive

Et ne tenant à rien

Mais seulement aveugle par ses larmes

 

Ô corps formé de larmes

Donne-nous donne-nous l’enfant d’enfance

Par la pluie retenu et si amoureusement noué

A ses chantantes perles

Qu’il s’en dégage ainsi qu’un cheval d’or

Brûlant de son sabot l’herbe d’enfance

Contre la nuit brûlée de plusieurs sens

Où dorment, et leur sang naïf, les framboises


14


Noble maison par le volubilis

Dans la maison de l’être

Écrite elle est lueur

Lueur dans la lueur

Elle est délaissement de la lueur

Ses lampes retournées à l’eau fraîche

 

Inhabitée inhabitée maison des larmes

Comme au fermier des libellules

Gardant secrète en soi l’épée des larmes

Parm  les paysans d’ici, hommes de songe

Pesant leur poids de songe

Et leurs raisons sont si puissantes dans le songe

Qu’ils sont debout comme des pierres


15


Déesses de l’été dans les nuages

Sur ce pays d’immenses immenses arbres

En des jardins posés près de la pluie

Comme un toucher soudain d’abeille froide

Femmes de lait avec les paysages

L’épée des larmes à la main ô invisibles

Au point le plus haut de l’été disparues

Au point le plus noir de l’esprit formées colombes

 

Et l’on salue l’ouverte lampe de colombe

Au point le plus haut de l’été disparu

Où les déesses de l’esprit sont des énigmes

Comme beauté songée dans le goudron

En attendant la réduction promise

Du nom qui est le nom derrière le nom

En qui s’effacera aussi le nom

 

Revue Po&sie, N°58

Belin éditeur, 1991

Du même auteur :

« Sur le plateau pierreux… » (17/07/2014)

Dormition de la neige (10/05/2021)

La terre avec l’oubli (05/11/2021)

Longue feuille du cristal d’octobre 09/05/2022)

L’enfant de cendre (05/11/2022)

Jardin de l’Un (09/05/2023)

La nuit du cœur flambant (05/11/2023)

 

                                                                                          

9 mai 2024

Pierre de Ronsard (1524 – 1585) : « Comme un chevreuil... »

  

Comme un chevreuil, quand le printemps détruit

Du froid hiver la poignante gelée,

Pour mieux brouter la feuille emmiellée

Hors de son bois avec l'Aube s'enfuit,

     Et seul, et sûr, loin de chiens et de bruit,

Ou sur un mont, ou dans une vallée,

Ou près d'une onde à l'écart recelée,

Libre, folâtre où son pied le conduit,

     De rets ni d'arc sa liberté n'a crainte,

Sinon alors que sa vie est atteinte,

D'un trait meurtrier empourpré de son sang,

     Ainsi j'allais sans espoir de dommage,

Le jour qu'un œil sur l'avril de mon âge

Tira d'un coup mille traits en mon flanc.

 

 

Les Amours de Cassandre, 1552

Du même auteur :

« Mignonne, allons voir si la rose… » (20/05/2014)

« Comme on voit sur la branche au mois de mai la rose… » (20/05/2015)

Madrigal (20/05/2016)

« Quand vous serez bien vieille… » (20/05/2017)

« Maîtresse, embrasse-moi… » (20/05/2018)

A un bel aubépin (09/05/2019)

« Ô Fontaine Bellerie... » (09/05/2020)

Les derniers vers (09/05/2021)

« Sur tout parfum j’aime la Rose... » (09/052022)

« Je plante en ta faveur... » (09/05/2023)

8 mai 2024

Françoise Morvan (1958-) : Effraie / Roseaux

 

Effraie

 

Par temps de brume à la tombée du soir

L’on voit s’avancer vers le bord de la tourbière

Une femme aux lèvres violettes

Dont les mains tremblent dans le vent

 

Forme perdue qui flotte et s’effiloche

Chanson d’appel arrachée aux fougères

La brume étouffe la voix douce et faible

Chuintante à la façon d’un chant d’effraie.

 

 

Roseaux

 

Tissées sous l’espace endormi

Les tisserandes aux mèches grises

Mêlées de laine et de perce-neige

Ourdissant le fil des filles de mémoire

Murmurent à voix blanche dans la brume

 

Passe à pas muets près des ourdisseuses

Le souffle doux sans se laisser happer

Par la rumeur ouatée de leurs voix sourdes

Tissant et détissant la mémoire des ombres

Pour ressasser leurs prophéties obtuses

 

Et si tu sens leur lourdeur blanche

Tomber sur toi comme une houppelande

Pense à la femme oiseau sachant sans bruit

Se défaire un instant de son plumage

Et fuir l’âme légère avec l’oiseau de pluie.

 

 

Brumaire

Editions Mesures, 2019

De la même autrice :

Retour / Allège (08/05/2021)

Le bois des fables (08/05/2022)

Lucarne / Grèbe (08/05/2023)

7 mai 2024

Anise Koltz (1928 - 2023) : Je renaîtrai (1)

 

Je renaîtrai

 

MON OMBRE I

J’ai escorté mon nom

jusqu’à l’oubli

 

Demain je renaîtrai

surgissant de l’argile

 

Mon ombre gravite déjà

autour d’une nouvelle effigie

          ----------

UNE APPARENCE

Je ne suis pas moi

je ne suis qu’une apparence

 

Mon image me couvre

telle une vieille couverture

 

J’erre comme un point d’interrogation

un verbe sans sujet

 

 

LE JOUR ET LA NUIT

Le jour

ton effigie change

avec la lumière

 

La nuit

ta chair blanche

brille dans l’obscurité

comme un glacier

          ----------

A LA FENÊTRE

La lune pleine

recouvre les mendiants

de sa lumière empruntée

 

Tandis que l’odeur du sang

court les rues

une femme suspend

son hymen à la fenêtre

pour le faire sécher

 

A TÂTONS

Dans ce corps ou je loge

la chair est barbare

le sang navigable

 

J’avance à tâtons

sur ma ligne de vie

vers tous les possibles

 

Les dix commandements

s’élèvent devant moi

à quoi bon les suivre

 

J’avance vers une autre naissance

vers le moment décisif

d’un nouveau salto mortale

 

 

LES ETOILES

Le ciel est devenu

un abîme de clarté

 

Toutes les étoiles

des juifs gazés

sont épinglés au firmament

          ----------

SUR LES FLOTS

Je n’échangerais pas ma vie

contre celle du Christ

vendue au rabais

pour trente deniers

 

Il fut une proie facile

à la crucifixion

 

Mais j’aimerais apprendre de lui

comment déambuler sur les flots

sans me noyer

 

 

A MES ENFANTS

En lisant les lignes de vos mains

je retrouve la géographie antique

que je porte en moi

 

La douleur de mourir

la douleur de vivre

avec mon sang

vous les avez héritées

          ----------

MON DOUBLE

Mon double dégringole

je ne le comprends pas

 

Il ne parle pas ma langue

il n’a pas mes habitudes

 

Il a déchiré le traité de paix

qui existait entre nous

 

 

AU MATIN

Mes rêves sont véridiques

car ils existent

 

Chaque nuit

je reconstruit l’arche

je lâche la colombe

 

Mais au matin

un avion revient

porteur de la bombe atomique

          ----------

LE VENT

Le vent

rôde parmi les arbres

 

Il déplace le temps

en sifflant

 

 

UN LIEU SÛR

Je n’aime pas retourner

d’où je viens

 

Mais à chaque fin de vie

je rends l’âme à ma mère

 

Après avoir cherché

un lieu sûr

pour abriter mon ombre

          ----------

SUR MON CORPS

Sur mon corps

des marques d’anciennes civilisations

des débris de langage

 

Un homme se plante dans ma chair

comme un arbre tourmenté

par la tempête

 

 

EN LOCATION

Je ne suis qu’un vieux hangar

où est stocké ma vie

 

Je l’occupe en location

payant de ma personne

          ----------

L’INVISIBLE

Lorsque j’écris

pour rendre visible

l’invisible

 

Le visible

devient l’invisible

 

 

MON OMBRE II

Liée à vie

à mon ombre

qui s’écroule par terre

je suis prise de vertige

trébuchant

sur ce bassin de sang noir

sur ce mirage de moi-même

 

JE SUIS

Je n’existe pas

pourtant je suis –

 

De mon destin

je traverse les couches successives

comme un archéologue

          ----------

SANS QUE JE M’EN SOUVIENNE

Tout ce qui doit arriver

est arrivé depuis longtemps

 

Sans mon consentement

sans que je m’en souvienne

 

Ma mémoire

est un frigidaire en panne

 

 

QUESTION

Je me suis habituée

aux loups

qui rôdent en moi

 

A l’ange gardien

qui leur montre les dents

 

Sous quelle lune

continuerai-je mon périple ?

          ----------

LE CORBILLARD

Mes souliers

sont troués

 

Mes béquilles

souillées de boue

 

Je regarde passer le corbillard

qui emporte

tout ce que je n’ai pas vécu

 

 

A LA FOIS

Je suis à la fois

Caïn et Abel

 

Lorsque je meurs

je rêve d’être assassin

 

Lorsque je tue

je rêve d’être victime

          ----------

LE VENT

Le vent passe

par des endroits mal famés

en sifflant

 

Ses femmes folles l’accompagnent

elles secouent les jours

avec les arbres

 

 

L’océan est un fauve féroce

qui marque de son odeur

son territoire liquide

          ----------

SOUS LE LIT

Je serai seule

à mourir

avec sous le lit

mes souliers déroutés

.......................................................................

 

 

Je renaîtrai

Editions Arfuyen, 2011

De la même autrice :

Un monde de pierres (I) (08/11/2021)

Un monde de pierres (II) (07/05/2022)

Galaxies intérieures (I) (08/11/2022)

Galaxies intérieures (II) (07/05/2023)

Soleils chauves (08/11/2023)

 

6 mai 2024

Miguel Angel Asturias (1899 - 1974) : Le Cuzco (Fragments)

 

Le Cuzco

 

(Fragment)

 

Naissance du soleil, nombril en flammes

et hautes flammes de sang de rosée.

Le Cuzco scintille, ossature et forge,

au milieu des toits, ces ailes de briques

qui ne laissent voir que la soumission.

 

Une clarté infinie se retranche

au cœur du montagneux condor de cendre

qui soulève la terre à l’horizon,

dans les rues de Cuzco, enracinées

à l’insomnie de pierre des pertuis.

 

Aube plus que jouissance est chaque jour

de cristal, bain de l’Inca, agréable

paissance de l’eau parmi les prairies

et vent, vent  aux gestes de grand seigneur.

 

Des Fileuses de destruction égorgent

les poteries à l’œil vide, au contour tatoué

de cent visages d’Indiens de monnaie,

graines de profil et galets de fleuve,

marqués au poinçon des races volées,

volés comme l’est la pierre de taille

par la naturelle usure du temps.

Amulettes, broderies et peintures

oublient les effigies de ces Incas

qui de trop rêver perdirent leurs yeux,

ceux dont le visage est datte de lune,

aveuglés par un midi transparent

et suivis pas à pas par les tribus ;

les montagnes à pied, grottes en marche ;

à pied les citadelles de porphyre ;

les terres de culture des versants

rampant comme les vers, au long des plis ;

à pied les arbres, feuilles qui s’avancent

de Saccaihuaman à Coricancha,

et la ruée d’averse du troupeau

qui transforme le nuage de sa laine

en petite pluie fine quand il marche.

 

Ainsi passent les Incas de diamant,

ceux qui broient le ciel entre les étoiles

et qui voient avec des yeux de lama

femelle qui vient hier de mettre bas

et donnent au vent une laine de siècles.

 

Ainsi passent les Incas de diamant,

ceux dont le visage est datte de lune

et qui perdirent les yeux dans le rêve.

                                                                    (1943 – 1948)

 

 

Traduit de l’espagnol par Claude Couffon,

In, Miguel Angel Asturias : « Messages indiens »

Pierre Seghers, 1958

Du même auteur :

Le grand diseur évoque ceux qui passèrent (06/05/2016) 

Marimba jouée par les Indiens /Marimba tocada por indios (06/05/2017)

Litanies de l’exilé /Letanías del desterrado (06/05/2018)

Técoun-Oumane (06/05/2019)

Si haut le Sud (06/05/2020)

Les Indiens descendent de Mixco / Los indios bajan de Mixco (06/05/2021)

Le grand diseur parle des hommes (06/05/2022)

Méditation devant le lac Titicaca / Meditación frente al lago Titicaca (06/05/2023)

5 mai 2024

François Cheng (1929 -) : Neuf nocturnes

Eric Fougere/© Eric Fougere/VIP Images/Corbis

 

Neuf nocturnes

 

I

Apprends-nous      nuit

A toucher ton fond

A gagner

               le non-lieu

Où sel et gel

               échangent leurs songes

               où source et vent

Refont un

 

II

Nuit qui réunit

Nuit qui désunit

Qui diminue

Qui démunie

Rien qui n ’y soit à jamais aux abois

Aux abois ceux qui s’éveillant se souviennent

 

Car la nuit avait beau tendre sa toile

Sur l’océan s’est égarée une voile

 

Nuit qui guérit

Nuit qui essuie

Qui démultiplie

Qui désemplit

Rien qui n ’y soit désormais à l’abri

A l’abri ceux qui s’éveillant reviennent

 

Car la nuit s’est déchiré le voile

Une seule flamme unit toutes les étoiles

 

III

Celui qui dort avec la nuit

Tâte la chaleur des racines pourries

Hume le vol de la chauve-souris

S’aveugle au cri du Loup-Céleste

Se blesse à la pointe des éclairs

Se transforme en rosée de sang

 

Pour ne plus mourir avec l’aube

 

IV

Du fond de la vallée

Vaste est la nuit

Après l’éclaboussure du sang

               sur le manteau de lavandes

Le tocsin du couchant

               ébranle les rocs en extase

Puis vol de corbeaux

               puis

                        silence

 

L’éternité s’installe

               entre louve et chienne

Seul le vent sème l’instant

 

Un rien alors se met à grandir

 

Du fond de la vallée

Vaste est la nuit

Un son de flûte

               né des entrailles

Monte vers la voûte ardente

               longuement l’envoûte

                        soudain la traverse

 

S’abîme dans l’obscur

De tout son lointain

L ’astre touché

Vient envelopper le corps

Peu à peu

               brûle les cheveux et les ongles

                        fait fondre chair et os...

 

De la nuit ne reste plus

               que l’inouï battement

du cœur

 

V

La vraie gloire est ici

Nous passons à côté

Quelques jades croquées

Et maints lotus mâchés

Au travers des ténèbres

Nous ne périrons pas

 

La vraie vie est ici

Nous passons à côté

Mousse au limon mâché

Lave ou glace croquée

Mourant de nostalgie

Périrons-nous un jour

 

La vraie voie est ici

A côté nous passons

Nous aurons toujours soif

Et toujours aurons faim

Au travers des ténèbres

Jamais ne périrons

 

VI

Clair arc tendu

Par quelle lune

 

Tu n ’en as cure

Cri d ’oie sauvage

 

Silhouette en feu

Unique trait

 

Perçant la nuit

Flèche de sang

 

VII

 

Les crapauds

               ont aboyé la lune

Les corbeaux

               ont dévoré la lune

 

L’araignée seule

               a défait refait

                        fil à fil

La toile d’ombre

 

Pour capter sans faille

               en ses mailles

Les sangs rompus

               le secret tu

 

VIII

Ici

Tout sera un instant

Recueilli

 

Tout d ’ici

               et d ’ailleurs

 

Écoute donc

Le souffle perdu

Le sang répandu

               de l’espace charnel

 

Et vois

L ’étoile filante

               ouvrir à nouveau la plaie

En sa chute d ’extase

 

Infinie

 

IX

Par-delà

          Tout

 

Nuit de suie

Suie de nuit

 

Entoure-nous

          de ta torche

Consume-nous

          de ta torche

 

Nous-mêmes torches

          tu es souffle

Nous-mêmes suie

          souffles-tu ?

 

Suie de nuit

Nuit de suie

 

Tout delà

          par...

 

 

Revue Po&sie, N°65

Belin éditeur, 1993

Du même auteur :

Un jour, les pierres (I) (15/052014)

« L'infini n'est autre… » (15/05/2015)

Un jour, les pierres (II) (15/05/2016)

« Demeure ici… » (15/05/2017)

Un jour, les pierres (III) (05/05/2018)

L’arbre en nous a parlé (I) (05/05/2019)

L’arbre en nous a parlé (II) (05/05/2020)

L’arbre en nous a parlé (III) (05/05/2021)

Cantos toscans (I) (05/05/2022)

Cinq quatrains (05/05/2023)

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