Ovide / Publius Ovidius Naso (43 av.J.C. – 17 ou 18 ap. J.C) : « Dieux de la mer et du ciel... »
II
Dieux de la mer et du ciel (ai-je autre chose à faire qu’à prier ?)
Empêchez ce navire agité d’être taillé en pièces !
Ne souscrivez pas, je vous prie, à la colère du grand César :
Souvent lorsqu’un dieu nous charge, un autre nous porte secours.
Mulciber était contre Troie, pour Troie était Apollon,
Vénus favorable aux Troyens, Pallas défavorable,
La Saturnienne, plus proche de Turnus, haïssait Enée
Mais celui-ci était protégé par la puissance de Vénus.
Maintes fois le fier Neptune voulut la perte d’Ulysse le rusé,
Minerve l’enleva maintes fois à son oncle paternel.
Et pour moi, qui empêchera une divinité, bien que je sois fort loin
De ces héros, de se dresser contre un dieu irrité ?
Malheureux ! c’est en vain que je laisse échapper des mots inutiles !
De grosses vagues, tandis que je parle, éclaboussent mon visage,
Et le terrible Notus disperse mes propos, empêchant mes prières
D’atteindre les dieux auxquels elles sont adressées.
Ces mêmes vents, pour me faire subir une double peine,
Emportent je ne sais où mes voiles et mes vœux.
Pauvre de moi ! Tant de montagnes d’eaux m’environnent !
On croirait qu’elles vont à tout moment toucher le ciel étoilé.
Tant d’abîmes se creusent lorsque la mer s’écarte !
On croirait qu’ils vont à tout moment toucher l’obscur Tartare.
Où que je jette les yeux, il n’y a rien que la mer et le ciel,
L’une gonflée de vagues, l’autre plein de nuages menaçants ;
Entre les deux rugissent les vents en un grondement monstrueux ;
L’eau de la mer ne sait à quel maître obéir
Car tantôt de l’Orient pourpré l’Eurus prend des forces,
Tantôt c’est le Zéphyr, envoyé tard de l’Occident,
Tantôt du pôle Nord aride le glacial Borée se déchaîne,
Tantôt le Notus livre bataille du côté opposé.
Le capitaine hésite, ne sachant ce qu’il doit fuit ou chercher à atteindre :
Son savoir est paralysé par ces malheurs croisés.
C’est sûr, nous allons mourir, il n’est nul espoir de salut
Et tandis que je parle, mon visage est tout inondé.
Le flot étouffera ce souffle et, priant vainement,
J’absorberai l’eau qui doit me détruire.
Mais de mon exil seul mon épouse dévouée s’afflige :
De mes malheurs elle ne connaît et ne déplore que celui-là.
Elle ignore mon corps balloté sur la mer immense,
Ignore l’action du vent, et l’imminence de la mort.
Oh ! j’ai bien fait de ne pas accepter qu’elle embarque avec moi
Pour ne pas à avoir à endurer, misère, une mort double !
Mais si je meurs maintenant, puisqu’elle est à l’abri du danger,
Je suis sûr de survivre dans cette moitié de moi-même.
Hélas ! comme les nuées scintillent d’une flamme vive !
Quel fracas retentit de la voûte du ciel !
Les flots frappent les flancs de bois avec autant de force
Qu’un énorme boulet de baliste qui secoue des remparts.
Cette vague qui vient, cette vague s’élève au-dessus des autres :
Elle suit la neuvième et précède la onzième.
Ce n’est pas la mort que je crains, mais cette misérable façon de mourir ;
Supprimez le naufrage, la mort sera pour moi un cadeau.
Que l’on tombe sous les coups du destin ou des armes,
C’est quelque chose de s’étendre en mourant sur la terre ferme,
Faire ses recommandations aux siens, espérer un tombeau
Et ne pas être la proie des poissons de la mer.
Admettons que je mérite la peine capitale : je ne suis pas seul
A voyager ici ; pourquoi mon châtiment touche-t-il des innocents ?
Oh ! dieux du ciel et vous, dieux pleins de force qui régnez sur les mers,
Mettez un terme, les uns comme les autres, à vos menaces
Et la vie que m’a laissée la colère sans aucune âpreté de César,
Permettez que je la conduise, malheureux, vers les lieux désignés.
Si vous voulez qu’un châtiment mérité me fasse expier,
Ma faute ne mérite pas la mort, de l’avis même de mon juge ;
Si César avait voulu m’envoyer immédiatement dans les eaux
Dy Styx, il n’aurait pas eu besoin de votre aide.
Il a sur mon sang un pouvoir sans conteste
Et ce qu’il m’a donné, il le reprendra quand il voudra.
Mais vous qu’aucun crime n’a offensés, j’en ai la certitude,
Contentez-vous maintenant, je vous en prie, de mes malheurs.
Cependant, si vous êtes tous d’accord pour sauver un misérable,
Une tête qui a péri ne peut plus être sauvée.
Même si la mer s’apaise et si je bénéficie de vents favorables,
Même si vous m’épargnez, je n’en serai pas moins exilé.
Ce n’est pas pour amasser sans fin des richesses, avide
D’échanges commerciaux, que je sillonne la mer immense,
Et je ne vais pas à Athènes, où je partis jadis étudier,
Ni dans les villes d’Asie, ni dans des lieux déjà visités,
Ni voir, Nil folâtre, tes délicieux caprices,
En débarquant dans l’illustre cité d’Alexandre.
Si je souhaite des vents favorables (qui le croirait ?),
C’est pour la terre des Sarmates vers laquelle tendent mes voiles.
Je suis contraint d’atteindre les rives sauvages du Pont sinistre,
Et fuit loin de ma patrie avec tant de lenteur, c’est ce que je déplore !
C’est pour voir les habitants de Tomes qui vivent au bout du monde
Que j’essaie par mes vœux d’abréger mon voyage !
Si vous m’aimez, arrêter la violence des flots
Et que votre puissance se penche sur mon navire ;
Si vous me haïssez d’avantage, dirigez-moi vers la terre indiquée :
Cette région fait partie de mon châtiment.
Vents rapides (que fais-je ici ?), emportez mon navire ;
Pourquoi mes voiles désirent-elles les frontières de l’Ansonie ?
César ne le veut pas ; Pourquoi retenez-vous celui qu’il exile ?
Il faut que la terre du Pont voit mon visage :
Il l’ordonne et je l’ai mérité ; et le crime qu’il a condamné,
Je ne crois pas qu’il soit légitime ni juste de le défendre.
Cependant, si les actes des mortels n’échappent pas aux dieux,
Vous savez que j’ai mal agi sans mauvaise intention.
Au contraire, puisque vous le savez, si mon erreur m’a égaré,
Si j’ai fait preuve de folie, non de scélératesse,
Si j’ai servi cette maison comme il convient aux sans-grade,
Si les décrets d’Auguste ont été suffisants pour moi,
Si j’ai dit le bonheur de cette époque où il gouverne
Et pieusement brûlé de l’encens à César et à tous les Césars,
Si tel a été mon état d’esprit, dieux, épargnez-moi ;
Sinon, qu’une haute vague tombe sur ma tête et m’engloutisse.
Je me trompe, ou les épais nuages commencent à se dissiper
Et la mer, vaincue, a changé et brisé sa colère ?
C’est non pas le hasard, mais vous, que j’ai invoqués sous serment,
Vous que l’on ne peut tromper, qui me portez secours,
(Les Tristes. Livre premier)
Traduit du latin par Danièle Robert
In, Ovide : « Les Tristes. Les Pontiques. »
Editions Actes Sud (Babel), 2006
Du même auteur : Pénélope à Ulysse / Pénélope Ulixi (26/01/3024)