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Le bar à poèmes

24 avril 2025

Abou al Qassem Al-Chabbi / أبو القاسم الشابي / (1909 – 1934) : Rêves de ma jeunesse

 

 

Rêves de ma jeunesse

 

 

 

N’ont-ils pas de naissance, une santé chétive et faible,


    les rêves des jeunes hommes,


brisés comme des branches par les malheurs incessants


     qui tombent ainsi que la grêle ?

 

 

J’ai demandé aux ténèbres où avait disparu


     l’assurance de jeunesse, 


Elles m’ont répondu : les vents obliques l’ont chassée,


     la dispersant en tout sens.

 

 

Et lorsque j’ai demandé aux vents où donc ils l’avaient


     emportée, ils répliquèrent :


Le torrent du destin l’a engloutie à tout jamais,


     et les flots noirs du malheur.

 

 

Elle est devenue poussière, fumée, néant : tel le grain


     broyé dessous la meule,


envolé sur les rivages de fièvre, proie des flots noirs


     où la vague affreuse crie. 

 

 

 


Traduit de l’arabe par René Rizqallah Khawam


in, « La poésie arabe »,


Editions Phébus (Libretto), 1995
 

22 avril 2025

Rabindranath Tagore / রবীন্দ্রনাথ ঠাকুর (1861 – 1941) : Prântik (I, V, IX)

Photographie de Rabindranath Tagore, prise aux alentours de 1905 par Sukumar Ray

 

 

Prântik

 

I

 

Voilé des ténèbres où toute lumière du monde


fut perdue, vînt l’envoyé de la mort


à pas feutrés ; d’une averse de souffrance acerbe


il baigna le ciel de mes jours jusqu’à l’horizon,


jusqu’au dernier repli où nichait la poussière ;


il balaya le tréfonds de mes visions délirantes


de main ferme sans bruit continûment.


Je ne sais à quel moment le rideau se leva


au théâtre inédit du régisseur des jeux.


La lumière surgie du vide effleura de son index


un bord de la masse sombre pétrifiée,


et le jour tressaillit en frisons d’éclairs, 


traversa la torpeur amoncelée, la brisant


en mille éclats. Telle une mousson soudaine


qui descend dansante en cataracte tumultueuse


déborder le lit asséché des rivières


en méandres innombrables, l’éveil jaillit


au creux des entrailles de la nuit


comme une fulgurante onde souterraine.


Le clair mêlé à l’obscure dessina des formes


mi-écloses chimériques au ciel de mon âme ;


ce duel enfin aboli, l’épais mur


d’enceinte de prison, illusion de jadis,


s’effaça comme un mirage en un clin d’œil.


La conscience de cristal se leva claire,


première sur une nouvelle vie en éclosion.


Mon corps, ce legs du passé qui fût


depuis l’immédiat tourné vers l’avenir,


un mur incontournable comme le mont Vindhya, 


je le vois aujourd’hui, frêle nuage du matin


échoué à l’horizon.


Je reçus le don du moi délivré


au lumineux pèlerinage d’un monde autre,


par delà les nébuleuses de mon ciel intérieur


au rivage de la plus subtile vision.

 

Santiniketan, 25 septembre 1937

 

V

 

Fidèle suiveur de jadis, ô passé inexaucé,


spectre des soifs inassouvies depuis leur rencontrée  mortuaire


tu me suis,


sur ton sitâr faisant éclore les notes


d’un air langoureux qui inlassablement m’appelle en arrière,


pareille au bourdonnement de l’abeille errante


dans le silence du bois défleuri.


En retrait, tu étales sur mon chemin,


l’ombre du pic  où décline le jour,


ombre qui s’étire. Tu peins en gris


le couchant d’adieu qui n’en finit pas de pâlir.


Compagnon d’hier, brise le rêve qui m’enchaîne,


rends à la mort les joyaux de ma souffrance,


les couleurs de mes vains désirs, que tu lui ravis.


Dans le ciel d’automne sans nuages


au regard lointain aujourd’hui frémit


le chant de la flute de l’éternel voyageur


sans fardeau, c’est lui que je m’en vais suivre.

 

Santiniketan, 4 octobre 1937

 

IX

 

Je vis à l’heure crépusculaire de la conscience exténuée,


mon corps descendre le cours de la sombre Kâlindi


entraînant ses sens, ses multiples tourments,


ses souvenirs enluminés de toute la vie recueillis, son flûteau.


En dérive au lointain ses traits s’en allaient blêmissants, 


sur les coteaux familiers aux habitations qu’entoure


l’ombrage des arbres, déclinait


le tintement des clochettes vespérales, 


les portes se fermaient de maison en maison,


les lampes s’éteignirent, les barques amarrées au rivage.


Le passage s’arrêta aux deux rives, la nuit s’épaissit,


le chant d’oiseau figé dans les futaies


s’offrit en sacrifice au pied de l’immense silence.


Une lustrale obscurité descendit


sur l’infinie bigarrure du monde, sur les terres et les eaux.


Mon corps devenu ombre ne fut plus qu’un point


pour se mêler aux pénombres sans fin.


Au pied de l’autel des étoiles rendu seul


en silencieuse station, le regard au ciel, 


les mains jointes, je dis -


O Pûshan (*), tu as retenu l’éclat de tes rayons,


manifeste à présent ton plus clément visage


que je voie celui, le Purusha,


qui en toi et en moi est l’unique.

 

Santiniketan, 8 décembre 1937

 

* Pûshan, divinité védique, représentée comme le conducteur du chariot de Sûrya, le soleil.


Il représente le soleil, mais aussi Vishnu. Veillant sur les routes, il représente le progrès. 

 

 


Traduit du bengali par Saraju Gita Banerjee.


In, Revue « Polyphonies, N°15,1999

 


Du même auteur :


« Le même fleuve de vie… » (24/11/2014) 


« Malgré le soir qui s’avance … » (23/04/2017)


« Frère, nul n’est éternel … » (23/04/2018)


« Poète, le soir approche ... » (23/04/2019)


Cygne (I – VI) (23/04/2020)


Cygne (VII – XII) (06/10/2020)


Cygne (XIII - XXVI) (23/04/2021)


Cygne (XXVII – XXXVII) (06/10/2021)


Cygne (XXXVIII – XLV) (23/04/2022)


« Mes chants... » (23/04/2023)


Virtuelle (23/04/2024)

 

Prânti k (I, V, IX) – (23/04/2025)

22 avril 2025

Li Bai (ou Li Po) / 李白 (701 – 762) : Buvant seul sous la lune

 

Buvant seul sous la lune

 


Pichet de vine au milieu des fleurs.


Seul à boire, sans un compagnon,


Levant ma coupe, je salue la lune :


Avec mon ombre, nous sommes trois.


La lune pourtant ne sais point boire.


C’est en vain que l’ombre me suit.


Honorons cependant ombre et lune :


La joie ne dure qu’un printemps !


Je chante et la lune musarde,


Je danse et mon ombre s’ébat.


Eveillés, nous jouissons l’un de l’autre.


Ivres, chacun va son chemin...


Retrouvailles sur la Voie lactée :


A jamais, randonnée sans attaches !

 

 


Traduit du chinois par François Cheng


In, « L'écriture poétique chinoise »


Editions Du Seuil, 1982

 

Boire seul sous la lune

 

Parmi les fleurs une coupe de vin,


Seul je bois, pas un ami.


Levant ma tasse, j’invite la lune claire,


En comptant mon ombre, nous voilà trois.

 

 

La lune ne s’entend guère à boire,


Mon ombre suit     mes mouvements.


Pour un instant la lune me prête mon ombre,


Notre joie passagère est pareille au printemps.

 

 

Je chante, la lune vacille ;


Je danse, mon ombre gesticule.


Le bon sens


       fait le bon convive ;


Si la tête tourne, il est temps de se quitter.


Réunion qui trop dure est sans attrait,


Rendez-vous pris sur l’autre rive du Fleuve céleste.

 

 


Traduit du chinois par Louis Laloy


In, « Choix de poésies chinoises »


Fernand Sorlot éditeur, 1944,

 

    Libation solitaire au clair de lune   

 

Parmi les fleurs un pot de vin :


     Je bois tout seul sans un ami.


Levant ma coupe, je convie le clair de lune ;


     Voici mon ombre devant moi : nous sommes trois.


La lune, hélas, ne sait pas boire ;


     Et l’ombre en vain me suit.


Compagnes d’un instant, ô vous, la lune et l’ombre !


     Par de joyeux ébats, faisons fête au printemps !


Quand je chante, la lune indolente musarde 


     Quand je danse, mon ombre égarée se déforme.


Tant que nous veillerons ensemble égayons-nous ;


     Et, l’ivresse venue, que chacun s’en retourne.


Que dure à tout jamais notre liaison sans âme :


     Retrouvons-nous sur la lointaine Voie Lactée !

 

 


Traduit du chinois par Tch’en Yen-hia.


In, « Anthologie de la poésie chinoise classique »


Editions Gallimard (Poésie), 1962

 

 

Buvant seul sous la lune

 

 

Parmi les fleurs un flacon de vin.


Je bois seul sans compagnon.


Levant ma coupe j’invite la lune,


Avec mon ombre nous voici trois.


Bien que la lune ne sache pas boire


Et que mon ombre ne sache que me suivre,


J’en fais mes compagnons d’un instant.


Pour atteindre la joie il faut saisir le printemps.


Je chante, la lune se promène,


Je danse, mon ombre titube.


Avant l’ivresse nous nous réjouissons ensemble,


Quand je suis gris, nous nous séparons.


Ainsi je me lie à ces amis insensibles


Quand la lune m’attend dans le ciel.

 


Traduit du chinois par Patricia Guillermaz


in, « La poésie chinoise des origines à la révolution »


Editions Gérard & C°, Verviers (Belgique), 1966

 


Libation solitaire sous la lune

 

 

Une cruche de vin parmi les fleurs :


Sans aucun de mes proches, seul je bois.


Je lève ma coupe pour inviter la lune ;


Avec mon ombre nous sommes trois.


Evidemment, la lune ne sait pas boire ;


Mon ombre ne fait que suivre mes pas.


Lune et ombre sont des amies provisoires, 


Pour s’amuser il faut jouir du printemps.


Je chante pendant que la lune se promène ;


Je danse et mon ombre devient diffuse.


Sobres, nous nous amusons tous ensemble ;


Ivres, nous prenons chacun notre chemin.


Avec des non-humains je me lie d’amitié ;


Rendez-vous au loin dans la Voie lactée !   

 

 


Traduit du chinois par Florence Hu – Sterk


in, « Anthologie de la poésie chinoise »


Editions Gallimard (La Pléiade), 2015 

 

 

Du même auteur :


Chant de Qiupu (23/10/2016)


En cherchant Maître Yong-Tsouen à son ermitage : (23/10/2017)


Accompagnant un ami (23/10/2018)


Réveil de l’ivresse (23/10/2019)


Nuit de lune sur le fleuve (23/10/2020)


Dernier poème (23/102021)


Visite à un Taoïste (23/10/2022)


Pensée d’une nuit calme (23/10/2023)


De loin en loin (23/10/2024)

Buvant seul sous la lune (22/04/2025)

 

20 avril 2025

Paul Dirmeikis (1954 -) : Etat des lieux modifié (Fugue 2 à 4)

Créateur : Picasa Crédits : L235A

 

 

Etat des lieux modifié

 

Fugue n°2

 

TOUJOURS S’EMBAUME ce moment d’avant l’étape


          toujours s’embardent ces chevaux, qu’un faux pas

 

 

tant attendue & plus ombrée alors sera cette parole


de femme aura apeurés & à peine aura-t-elle soupiré que

 

 

que l’on serre sur son sein & la paume s’égratignant


des feuilles joncheront le sol pluvieux, d’un lent plaisir retenu,

 

 

sur les quatre fourchons de la lumière & le dernier labeur


quand le moment vient là, de partir, on n’interroge

 

 

du jour, avant la lente cuisson des séditions, on voudra


aucun tarot, on ne consulte aucun horaire de train,

 

 

accroire à la bonne veille des braves gens, aux angles


à peine aura-t-on porté attention  à la teinte du ciel,

 

 

des lieux borgnes, mais on sait déjà n’est-ce pas,


à peine aura-t-on noué quelques bruits familiers

 

 

que le Malin ne se terre jamais dans l’obscur & s’invite


à la porte d’entrée, ainsi qu’au poignet on liait parfois

 

 

à l’autodafé des jours de fête & à la grande prière


un écheveau de laines rouges, en gage d’amitié,

 

 

des défunts, on sait déjà que la famille viendra


& quand, d’un va-&-vient des orteils, on aura longuement,

 

 

du plus loin du loin & s’assemblant autour du secret


amoureusement même, creusé le sable, dénudant alors

 

 

& de l’astreinte obédience & ceux-là baiseront


quelques anneaux du temps, tels qu’aux avant-bras

 

 

les sabots crottés du grand cerf au pelage vermineux


des manchons de mensonges, quand on remontera le fleuve,

 

 

& de purin séché, on se passera la carafe cuivrée de rogomme


ainsi que l’on remonte longuement, amoureusement même,

 

 

& de brandevin au poivre, on ragonnera les derniers mots


les rouages de l’horloge, avec son balancier silencieux,

 

 

prononcés au plus haut du labeur, on s’habituera à l’odeur,


dans la sombreur d’un salon, sentant le labour & la ronce

 

 

faudra bien n’est-ce pas, on goûtera aux cendres


malade, & toujours battront ces terreuses mains d’enfant,

 

 

& au cortège des serments, on s’assoupira de temps à autre


quand elles ont moulé des murailles de châteaux d’enfants

 

 

c’est sûr, on recrachera tout ensemble des nœuds de nerf


& leurs vertiges d’enfant en forme d’éclaircies, quand leurs ongles

 

 

longtemps mâchés & les plus douloureux souvenirs


ont la teinte des feuillages endeuillés, & levées haut,

 

 

longtemps mâchouillés de même, on posera une joue


face aux lassitudes, leurs terreuses mains d’enfant

 

 

contre le versant le plus brûlant  des forêts ombrées,


serreront la flamberge des bâtisseurs,

 

 

là où traînassent ceux-là qui croient encore aux dieux


& leurs terreuses mains d’enfant empoigneront

 

 

& à l’irrépressible des hordes, ceux-là qui vénèrent


l’aveuglement & le désarroi feints des mendiants,

 

 

la neige & les cœurs battant dessous la neige,


au long des couloirs, menant aux quais de gare,

 

 

ceux-là encore qui scandent la marche de la mort


& toujours on pressera le pas, de peur que la main,

 

 

sous leurs lourds pas de moissonneurs transpirants,


de peur que le regard, de peur que la parole

 

 

& on hésitera à recouvrir le Malin de sa pelisse


se couchant au travers, de peur qu’une écume brunâtre,

 

 

de longues eaux noires, ainsi que l’on recouvre


frisant & frissonnant au liseré des noyés, & battant l’aire

 

 

les chemins de longs frissons violacés


de battage d’un dur talon têtu, & dansant & dansant & dansant

 

 

& on se refusera à pressentir ces vendanges


& soulevant le cœur, ainsi qu’en pleine mer, sous la houle

 

 

trop tardives, on suera fort sous ce manteau


& ses ronces, & viendrait alors ce faux pas que les époux

 

 

de ténèbres que l’on se sera cru autorisé à emprunter


redoutent tant & dressés, face à cette feinte amitié des orages

 

 

à l’ultime issue du jour


les chevaux s’ébroueront

 

 

Fugue n°3

 

TOUJOURS S’ETREINT ce corps, avec sa plainte


          toujours s’entache de frilosités cette frêle renommée

 

 

& ses échos de rapace nocturne, à l’orée des lentes marées,


du pollen, & dans l’air d’avril claquent des étendards,

 

 

on n’entendra clairement ni les mots, ni les morts


au faîte des dimanches hissés & telle la boue couronnant

 

 

& on ignorera les vastes cérémonies de la haute mer,


les genoux, la tradition durcira & s’effritera à chaque enjambée

 

 

& le soleil se gangrènera, ainsi qu’un bras de soldat blessé


plus large, on presse d’un pouce insistant la veine gonflée

 

 

& désormais, tout se dira à haute voix, tout ne sera


du lendemain, tant de maisons ont été vite bâties

 

 

qu’éloignement fatal, tout sera pareil à ce crime d’homme


sur le flanc de l’éclair, que l’on ne sait quoi répondre

 

 

déposé en offrande aux pieds de l’homme, tout ne sera


aux appels des mères soucieuses, on transgresse

 

 

qu’un fauve épiant la tombée du jour, tout aura


tant d’usages sans songer à mal, on courrouce

 

 

cette fragrance de naufrage & de capture fatale


tant d’orages n’est-ce-pas, le temps sera proche

 

 

& de chienne en ses chaleurs, toujours s’étreint le vantail


d’une plus grande étreinte & d’un assaut convenu

 

 

à peine s’ouvrant de la solitude, toujours on traînera


des chiens sans maître, le temps sera venu

 

 

le charroi des geigneries & des sébiles sonnaillantes,


d’une démence démuselée & d’un sommet inversé,

 

 

tout ne sera qu’église désertée & hivernale, où tout


le temps sera venu d’un sacrifice des antipodes

 

 

souffle n’est que buée d’enfant & désormais, tout pourra


& d’une heure sans contreforts, le temps sera venu

 

 

s’oublier, autant l’impossible durée des choses, autant


d’un passé en guenilles & d’un verger déchiré de secrets

 

 

la salinité des insomnies, autant les mots, autant les morts,


& toujours, de quelques silhouettes grises de mécréants,

 

 

& toujours fermenteront les silences piégés dans les coins


s’entache la robe claire des fenêtres, on errera alors

 

 

mal balayés, la route glissera sous la semelle élimée des jours,


ainsi que des mendiants glorieux & les mains tendues

 

 

il faudra se montrer prudents bien sûr, puisque les mirages


seront la rémanence des âmes tuméfiées, le cœur s’épuisera

 

 

ont la vie dure & l’essaim palpitant se fixera


tel un grillon sous l’aube, & toujours d’oubli s’entache

 

 


sur les pesantes branches de la pluie, l’heure à venir


le tablier ceignant les hanches nues des eaux vives,

 

 

aura cette odeur surie d’un village sans habitants,


le temps sera venu de se prosterner devant le gave blanc

 

 

désormais, on pourra ignorer le figuier râblé


du jamais, du jamais plus, du jamais là, du jamais trop,

 

 

& son entêtement torsadé de figuier, on pourra affirmer


& on limera les pieux de la pluie, on taillera dans le vif

 

 

que tout çà a bien peu d’importance n’est-ce pas,


des vieux murs & l’enfer enfin affleurera les édifices des vivants

 

 

que ce soient les mots, ou les morts, ou les serpents


insouciants & les enfants musarderont dans le dédale

 

 

invisibles des sentiers caillouteux, ou encore


de l’invisible & des piteuses moissons du dernier été,

 

 

les nappes phosphorescentes de la mémoire,


& le temps sera venu alors d’une guerre sans rumeurs

 

 

ou ces histoires outrancièrement réinventées,


ni sillons & toujours s’entache de quelques frilosités

 

 

& leurs frottements d’étrave fendant les vagues


cette frêle renommée du pollens & dans l’air d’avril claquent

 

 

& on s’endormira plus tôt, bien plus tôt


des étendards  au faîte des dimanches hissés & telle la boue

 

 

que de coutume dans le dénouement des rives


couronnant les genoux, la tradition durcira & s’effritera

 

 

Fugue n°4

 

TOUJOURS S’EN VENDENT de ces tristesses aux ballots,


          toujours sont & vont & le vent & les sons

 

 

par le forains du dimanche matin & leurs cantilènes


au petit matin du décembre, on déblaie toujours

 

 

braillardes et toujours s’en vendent de ces frontières éphémères


plus de pierraille dans le tuf, on émiette le pain durci

 

 

entre le jour se levant & l’heure d’après, de ces cabots


au sillon des ornières, on s’avance au plus loin

 

 

toujours, à ces mêmes ballots, flânant au long


du ponton & on détache le filin des oraisons

 

 

d’un lent canal où tant de doutes s’allongent


du front des festons nacrés tout en haut des vagues,

 

 

puis filent l’ombre fuyante, on demande toujours plus,


tout en haut, on serre contre son sein des faisceaux

 

 

c’est l’apanage  des gémissants & des aubépines fleuries


de phrases osseuses ayant forme de serments,

 

 

à l’aine des villages, & c’est toujours si ladrement


on détache une à une les bardanes accrochées

 

 

que l’on marchandera avec les saisons, menant les pays


aux mollets & à la fierté mal placée, on se tient

 

 

bon gré, mal gré, c’est à grand-peine que la nuit suivante


à cette hauteur où les mots les plus bourbeux

 

 

se haussera au même niveau de ruine que le jour


ne savent  plus écheler, on écoute les phalènes

 

 

d’avant, on aura les ongles terreux & on traînera


cogner contre les lampes-tempête & on compte

 

 

sa pèlerine évidée de toute chair sous les basses ramées


les heurts saccadés ainsi que des pleureuses assises

 

 

d’un érable rouge & s’en vendent ainsi de ces cœurs


autour d’un parterre de soldats blessés & chiffrant

 

 

épars, vêtus de noir & pareils à de petits pains dit-on


leurs regrets & on a cette perçante impression

 

 

& la bonté se traînera tel un feu mourant & ses plumes


de déjà-vu  en découvrant un bagage ventru

 

 

flétries ignorant le vent & qu’en sera-t-il alors de cette disgrâce


devant la grille, on se doute que les adieux

 

 

plus serrée qu’un lierre autour de l’heure, qu’en sera-t-il


seront granuleux, on ne saurait offenser

 

 

de cette disgrâce & de sa traîne d’escargot chaque matin


plus amèrement les mânes de la demeure familiale

 

 

sur les tomettes rouges de la terrasse, qu’en sera-t-il


qu’à ces moments-là de ruine & de rogue parlure,

 

 

de cette lenteur d’homme déclinant & arpentant son verger


& les ronces saillant aux dépens du cadastre

 

 

& son insolence vernale, & toujours s’en vendent ainsi


de référence & les vaines récréminations des paysans floués,

 

 

de ces colifichets de fête foraine dont on pare le poignet


on s’habituera aux glapissements de la nuit, & la fiente

 

 

ou le cou ou l’hiver dévêtu ou les après-midi insipides,


des très hauts oiseaux balisera tous lieux de discorde

 

 

& pourquoi donc faudrait-il souffrir de l’impermanence


& rassurant les mains tremblantes, qu’importent alors

 

 

des terres & de la gaucherie des amants de tout frais,


les décombres du décembre & qu’importent leurs vents

 

 

pourquoi faudrait-il laisser cuire la soupe plus longtemps


qui vont & traînent, insultants & arrogants, tels une bande

 

 

si la créance se fait pressante, autant s’avouer vaincu


d’ados autour du flipper ou du baby-foot & ne laissant personne

 

 

au plus tôt n’est-ce pas, autant se remémorer l’indolent


s’en approcher, on tirera l’amitié crasseuse à la courte paille,

 

 

va-et-vient de la houle & l’échappée à l’aveugle


on ouvrira les grilles des grands domaines du dimanche,

 

 

de tous ceux-là qui se sentiront pourchassés bientôt


ceux-là en bout des longues, si longues allées de platanes

 

 

 


Toujours


Mordre au travers, 22190 Plérin, 2021

 


Du même auteur : 


Laudes du bois (20/04/2019)


L’Epaule d’Orphée (21/04/2020)


Laudes du feu (21/04/2021)


L’anneau des frontières (I-XI) (21/04/2022)


L’anneau des frontières (XII - XVIII) (21/04/2023)


Etat des lieux modifié : Fugue 1 (21/04/2024)

20 avril 2025

Ryōkan Taigu / 大愚 良寛 (1758 – 1831) : « je ferme les yeux... »

 

 

je ferme les yeux, mille montagnes au crépuscule,


je me vide des dix mille pensées du monde des hommes


seul, assis sur un coussin en jonc,


silencieux face à la fenêtre vide


l’encens brûle dans la longue nuit noire


sur ma robe mince, la rosée blanche, dense


quand j’ai fini de méditer je vais marcher dans la cour


la lune monte sur le plus haut pic

 

 


Traduit du japonais par Cheng Wing fun et Hervé Collet


in, Ryokan : « Le moine fou est de retour »


Moundarren éditeur, 78940 Millemont


Du même auteur : 


« Le voleur parti... » (27/08/2019)


Le ciel est bleu et froid... » (20/04/2022)


Quitter sa famille signifie devenir moine (20/04/2023)


 je suis venu ici avec mon bol... » (20/04/2024)
 

18 avril 2025

Jude Stéfan (1930 - 2020) : Avis de Châteaux

 

 

Avis de Châteaux

 

 

Une panne de nuages colore la soirée


          comme table d’auberge le vin


          mon âme en mon sang


pour le plaisir d’une berline arrêtée


dans un chemin creux tapissé de brocatelle


          bleue au lieu dit le Gros Orme


          nous y confortant de pommes


ravis de ma caresse à ton teint de froment, 


Nadège, blanc jardin où dénouer ta ceinture


une faveur ! tous feux éteints sinon nos yeux


tes cheveux de violante, sans doute a henni


          le cheval, non ?

 

 


Aux chiens du soir


Editions Gallimard, 1979

 


Du même auteur : 


 « les Vieux… » (19/04/2015)


(Messe blanche.) (19/04/2016)


(Memento mori.)  (19/04/2017)


(Ni vie ni mort) (19/04/2018)


Dans les matinées (19/04/2019)


A une lectrice d’arbres (19/04/2020)


Aux îles Fortunées / Antwerpen / Coïmbra (19/04/2021)


La main d’Emma (19/04/2022)


« Si l’anxiété de finir... » (19/04/2023)


Libera (19/04/2024)
-

18 avril 2025

Cesare Pavese (1908 – 1950) : Travailler fatigue / Lavorare stanca

 

 

Travailler fatigue

 

 

Traverser une rue pour s’enfuir de chez soi


seul un enfant le fait, mais un homme qui erre,


tout le jour, par les rues, ce n’est plus un enfant


et il ne s’enfuit pas de chez lui.

 

 

En été, il y a certains après-midi


où les places elles-mêmes sont vides, offertes


au soleil qui est près du déclin, et cet homme qui vient


le long d’une avenue aux arbres inutiles, s’arrête.


Est-ce la peine d’être seul pour être toujours plus seul ?


On a beau y errer, les places et les rues


sont désertes. Il faudrait arrêter une femme,


lui parler, la convaincre de vivre tous les deux.


Autrement, on se parle tout seul. C’est pour ça que parfois


il y a des ivrognes nocturnes qui viennent vous aborder


et vous racontent les projets de toute une existence.

 

 

Ce n’est sans doute pas en attendant sur la place déserte


qu’on rencontre quelqu’un, mais si on erre dans les rues,


on s’arrête parfois, S’ils étaient deux,


simplement pour marcher dans les rues, le foyer serait là


où serait cette femme et ça vaudrait la peine.


La place dans la nuit redevient déserte


et cet homme qui passe ne voit pas les maisons


entre les lumières inutiles, il ne lève plus les yeux :


il sent seulement le pavé qu’ont posé d’autres hommes


aux mains dures et calleuses comme les siennes.


Ce n’est pas juste de rester sur la place déserte.


Il y a certainement dans la rue une femme


qui, si on l’en priait, donnerait volontiers un foyer.

 

 

 


Traduit de l’italien par Gilles de Van


In, Cesare Pavese : « Travailler fatigue. La mort viendra


et elle aura tes yeux ».


Editions Gallimard, 1969

 


Du même auteur


Paysage (18/04/2016)


La terre et la mort (18/04/2017)


 La mort viendra et elle aura tes yeux / Verrà la morte e avrà i tuoi occhi (18/04/2018)


Paysage VIII / Paesaggio VIII (18/04/2019)


Femmes passionnées / Donne appassionate (18/04/2020)


Eté – Eté 1 / Estate – Estate I (18/04/2021)


L’Etoile du matin / Lo steddazzu (05/10/2021)


Dépaysement / Gente Spaesata (18/04/2022)


Manie de solitude / Mania di solitudine (05/10/2022)


Le paradis sur les toits / Il paradiso sui tetti (18/04/2023)


Marc en septembre / Grappa a settembre (18/04/2024)

 

 

Lavorare stanca

 

 

Traversare una strada per scappare di casa

 

lo fa solo un ragazzo, ma quest’uomo che gira

 

tutto il giorno le strade, non è più un ragazzo

 

 

 

e non scappa di casa.

 

 

                                   Ci sono d’estate

 

pomeriggi che fino le piazze son vuote, distese

 

sotto il sole che sta per calare, e quest’uomo, che giunge

 

per un viale d’inutili piante, si ferma.

 

Val la pena esser solo, per essere sempre più solo?

 

Solamente girarle, le piazze e le strade

 

sono vuote. Bisogna fermare una donna

 

e parlarle e deciderla a vivere insieme.

 

Altrimenti, uno parla da solo. È per questo che a volte

 

c’è lo sbronzo notturno che attacca discorsi

 

e racconta i progetti di tutta la vita.

 

 


Non è certo attendendo nella piazza deserta

 

che s’incontra qualcuno, ma chi gira le strade

 

si sofferma ogni tanto. Se fossero in due,

 

anche andando per strada, la casa sarebbe

 

dove c’è quella donna e varrebbe la pena.

 

Nella notte la piazza ritorna deserta

 

e quest’uomo, che passa, non vede le case

 

tra le inutili luci, non leva più gli occhi:

 

sente solo il selciato, che han fatto altri uomini

 

dalle mani indurite, come sono le sue.

 

Non è giusto restare sulla piazza deserta.

 

Ci sarà certamente quella donna per strada

 

che, pregata, vorrebbe dar mano alla casa.

 

 

Poème précédent en italien :


Salvatore Quasimodo : Plainte pour le Sud / Lamento per il Sud (15/04/25)
 

17 avril 2025

Saphô / Σαπφώ (vers 630 – vers 580 av. J. C.) : « Notre Anactoria, Attys, s’en est allée... ».

Mort de Sappho de Miguel Carbonell Selva

 

 

 

Notre Anactoria, Attys, s’en est allée.


Gardant de vos beaux jours l’image inconsolée,


Elle qu’émerveillait la douceur de ta voix,


Qui fit de toi son mile et sa pure ambroisie,


Elle habite aujourd’hui dans la lointaine Asie 

 
Comme la lune au ciel, calme, suivant sa voie,


Changeant la sombre mer en ruisseau de lueurs,


Et versant sa rosée au cœur fragrant des fleurs,


Pâlit autour de soi les feux vifs des étoiles,


Ainsi son beau regard et son front souriant


Eclipsent les splendeurs des femmes d’Orient.


Mais on âme est meurtrie et ses regards se voilent ;


Elle t’appelle, Attys, et son cri et sa plainte


Arrivent jusqu’à nous, portés par la nuit sainte.

 

 


Traduit du grec par Marguerite Yourcenar,


In, « La couronne et la lyre,


Anthologie de la poésie grecque ancienne »


Editions Gallimard, 1979

 

 

Ô mon Atthis, dans la lointaine Sarde est partie


Anactoria qui fut aimée de nous, Mais sa pensée souvent ici revient.

 

 

Comme jadis quand nous vivions ensemble et 


qu’elle t’adorait ainsi qu’une déesse apparue


ici-bas, et ton chant plus que tout la charmait.

 

 

Maintenant parmi les femmes lydiennes elle resplendit


comme, une fois le soleil


couché, la lune aux doigts de rose,

 

 

éclipsant tous les astres, sa lumière se ver-


se sur la mer salée,


sur les prés aussi aux maintes fleurs.

 

 

La rosée alors en gouttes de beauté est éparse,


s’épanouissent alors les roses et le délicat cerfeuil


et le mélilot parfumé.

 

 

Mais elle en mainte errance, de la douce


Atthis elle se souvient, dans le désir,


son tendre cœur pour ton destin ; oui, se consume

 

 

D’ailleurs là-bas vers elle d’un cri aigu elle nous le clame


     et cet appel


inconnu et secret, la nuit nombreuse


le redit par-delà les mers... entre nous...

 

 

 


Traduit du grec ancien par Yves Battistini


In, Sapphô : « Odes et fragments »


Editions Gallimard (Poésie), 2005


L’absente

 

 

O mon Atthis, dans Sardes vit au loin


Mnasidika que nous aimons toutes deux,


Et sa pensée auprès de nous revient.

 

 

Tu lui paraissais une fée


Aux temps où nous vivions ensemble,


Nul autre chant ne la charmait.

 

 

Chez les Lydiennes elle luit,


Comme, après le soleil couché,


La lune aux doigts de rose luit.

 

 

Près d’elle tout astre pâlit.


Sa clarté sur la mer salée


Se verse, et sur les prés fleuris.

 

 

Et la rose sous la rosée,


Le fin cerfeuil s’épanouit,


Et le mélilot parfumé.   

 

 

Mais elle, elle erre et se souvient


D’Atthis en fleurs, son âme est pleine


Du désir, cœur lourd de chagrin.

 

 

Et son cri aigu nous appelle.


L’appel inconnu et secret,


La nuit aux multiples oreilles,


A travers les mers entre nous,


L’a entendu et répété...

 

 

 

Traduit du grec par Robert Brasillach,


In « Anthologie de la poésie grecque »


Editions Stock, 1950

 


De la même autrice :


 « Je t’ai possédée, ô fille de Kuprôs ! » (13/04/2015)


Aphrodite / εἰς Ἀφροδίτην (13/04/2016)


A une aimée (13/04/2017)


Je serai toujours vierge (13/04/2018)


Nocturnes (13/04/2019)


« ... Et je ne reverrai jamais... » (13/04/2020)


« ... Rien n’est plus beau... » (03/04/2021)


« Je ne change point... » (13/04/2022)


Ode à Aphrodite (17/04/2023)


Confidences (17/04/2024)
 

16 avril 2025

Peter Huchel (1903 -1981) : La nasse à étoiles / Die Sterneureuse

 

 

La nasse à étoiles

 

 

Toujours là-haut, lune d’un autre temps ?


Tu flottais, bien ronde, lorsque jeune encore


j’ai habité près d’un fleuve,


où seule l’eau vivait avec moi.


L’eau résonnait, elle était chant,


je puisais et l’âme écoutait


l’eau qui bondissait, tumulte, entre les pierres,


jaillissement d’écume qui chutait à grand bruit.


Deux roches, pour ainsi dire bruinées de suie,


abruptes et resserrées comme une écluse,


en ce temps encore encadraient le fleuve.


Dans l’eau pendait la nasse à étoiles.


Je soulevais la nasse de la faille,


scintillaient des espaces de cristal,


nageait la verte forêt des algues,


je pêchais l’or et confiais mes rêves au fleuve.


Ô gorge du monde, le torrent de l’eau


venait comme un chant : était-ce cela ma vie ?


En ce temps-là, je voyais dans l’immensité obscure


toute proche la nasse à étoiles flotter.

 

 

 

Traduit de l’allemand par Maryse Jacob et Arnaud Villani

 

1n, Revue Po&sie, N°38

 

Belin éditeur, 1986


Du même auteur :


Exil (16/04/2015)


Ferme Thomasset (16/04/2016)


« Sous la houe brillante de la lune… » / Unter der blanken Hacke des Monds…

» (16/0420/17)


Origine / Herkunft (16/04/2018)


Le tombeau d’Ulysse / Das Grab des Odysseus (16/04/2019)


Le moissonneur polonais / Der polnische schnitter (16/04/2020)


Znorovy (16/04/2021)


Île du sud / Südliche insel (16/04/2022)


Eté écossais / Schottischer Sommer (16/04/2023)


Monnaie de Bir-El-Abbas / Münze aus Bir El Abbas (16/04/2024)

 

 

Die Sternenreuse

 


Daß du noch schwebst, uralter Mond?

 

Als jung noch deine Scheibe schwebte,

 

hab ich an einem Fluß gewohnt,

 

wo nur das Wasser mit mir lebte.

 

Das Wasser schwoll, es war Gesang,

 

ich schöpfte und mein Atem lauschte,

 

wie es um Steine tönend sprang

 

und schäumend schoß und niederrauschte.

 

Zwei Felsen, wie betäubt von Ruß

 

und steil und schmal wie eine Schleuse,

 

umstanden damals noch den Fluß.

 

Im Wasser hing die Sternenreuse.

 

Ich hob die Reuse aus dem Spalt,

 

es flimmerten kristallne Räume,

 

es schwamm der Algen grüner Wald,

 

ich fischte Gold und flößte Träume.

 

O Schlucht der Welt, des Wassers Schwall

 

kam wie Gesang: war es mein Leben?

 

Damals sah ich im dunkeln All

 

ganz nah die Sternenreuse schweben.

 

 

 


Die Sternenreuse

 

R.Piper & Co verlag, München, 1967

 

 

Poème précédent en allemand :

 

Friedrich Hölderlin : Souvenir / Andenken (06/02/2025)

15 avril 2025

Salvatore Quasimodo (1901 – 1968) : Plainte pour le Sud / Lamento per il Sud

 

Plainte pour le Sud

 

 

La lune rouge, le vent, ta couleur


de femme du nord, l’étendue de neige...


Mon cœur est désormais sur ces prairies


dans ces eaux assombries par les brumes.


J’ai oublié la mer, le pesant


coquillage dans lequel soufflaient les bergers siciliens,


les cantilènes des charrettes le long des routes


où le caroubier tremble dans la vapeur des éteules,


j’ai oublié le passage des hérons et des grues


dans l’air des hauts plateaux verts


par les terres et les fleuves de la Lombardie.


Mais l’homme crie partout le destin d’une patrie.


Plus personne ne m’emmènera vers le Sud.

 

 

Oh le Sud est las de charrier des morts


au bord des marécages de malaria,


il est las de solitude, las de chaînes


il est las dans sa bouche


des blasphèmes de toutes les races


qui ont hurlé à la mort avec l’écho de ses puits


qui ont bu le sang de son cœur.


C’est pourquoi ses enfants retournent sur les monts,


assujettissent les chevaux à des coutres d’étoiles,


mangent des fleurs d’acacias le long des pistes


de nouveau rouges, encore rouges, encore rouges.


Plus personne ne m’emmènera vers le Sud.

 

 

Et ce soir chargé d’hiver


nous appartient encore, et je te répète ici


mon absurde contrepoint


de douceurs et de rages,


une plainte d’amour sans amour.

 

 

 

Traduit de l’italien par Jean-Yves Masson,


In, Revue « Polyphonie, N°7 printemps 1988 »

 

 

Complainte pour le Sud

 

La lune rouge, le vent, ton teint


de femme du nord, l’étendue de neige...


Mon cœur est désormais sur ces prairies


dans ces eaux ennuagées de brumes.


J’ai oublié la mer, la conque


grave soufflent les bergers siciliens,


les cantilènes des charrettes le long des routes


où le caroubier tremble dans la fumée des chaumes,


j’ai oublié le pas des hérons et des grues


dans l’air des verts plateaux 


par les terres et les fleuves de la Lombardie.


Mais l’homme pleure partout le destin d’une patrie.


Plus personne ne m’emmènera dans le Sud.

 

 

Oh le Sud est las de charrier ses morts


au bord de palus de malaria,


il est las de solitude, las des chaînes


las d’avoir dans sa bouche


les blasphèmes de toutes les races


qui ont hurlé à la mort avec l’écho de ses puits


et qui ont bu le sang de son cœur.


C’est pour cela que ses enfants retournent dans les montagnes,


domptent les chevaux sous les draps d’étoiles,


mangent les fleurs d’acacias le long des pistes


à nouveau rouges, encore rouges, encore rouges.


Plus personne ne m’emmènera dans le Sud.

 

 

Et ce soir chargé d’hiver


est encore nôtre, et je te répète ici


mon absurde contrepoint


de douceurs et de rages,


une complainte d’amour sans amour.

 

 

 


Traduit de l'italien par Roland Ladrière


in, Salvatore Quasimodo : "Oeuvres poétiques"


Editions de Corlevour, 92110 Clichy, 2021

 

Du même auteur : 


Et c’est bientôt le soir / Ed è subito sera (01/11/2014)


J'entends encore la mer / S’ode ancora il mare (15/04/2018)


Devant le gisant d’Ilaria del Carretto / Davanti al simulacro d’Ilaria Del Carretto (15/04/2019)


Anno Domini MCMXLVII (15/04/2020)


Vent à Tyndaris / Vento a Tindari (15/04/2021)


Temple de Zeus à Agrigente / Tempio di Zeus Ad Agrigento 15/04/2022)


La pie noire rit sur les orangers / Ride la gazza, nera sugli aranci. (06/10/2022)


Les retours / I Ritorni (15/04/2023)


Glendalough (06/10/2023) 


Ô mes doux animaux / O miei dolci animali (15/04/2024)


Dialogue / Dialogo (06/10/2024)


Lamento per il Sud

 


La luna rossa, il vento, il tuo colore

 

di donna del Nord, la distesa di neve…

 

Il mio cuore è ormai su queste praterie,

 

in queste acque annuvolate dalle nebbie.

 

Ho dimenticato il mare, la grave

 

conchiglia soffiata dai pastori siciliani,

 

le cantilene dei carri lungo le strade

 

dove il carrubo trema nel fumo delle stoppie,

 

ho dimenticato il passo degli aironi e delle gru

 

nell’aria dei verdi altipiani

 

per le terre e i fiumi della Lombardia.

 

Ma l’uomo grida dovunque la sorte d’una patria.

 

Più nessuno mi porterà nel Sud.

 

 


Oh, il Sud è stanco di trascinare morti

 

 in riva alle paludi di malaria,

 

è stanco di solitudine, stanco di catene,

 

è stanco nella sua bocca

 

delle bestemmie di tutte le razze

 

che hanno urlato morte con l’eco dei suoi pozzi,

 

che hanno bevuto il sangue del suo cuore.

 

Per questo i suoi fanciulli tornano sui monti,

 

costringono i cavalli sotto coltri di stelle,

 

mangiano fiori d’acacia lungo le piste

 

nuovamente rosse, ancora rosse, ancora rosse.

 

Più nessuno mi porterà nel Sud.

 

 


E questa sera carica d’inverno

 

è ancora nostra, e qui ripeto a te

 

il mio assurdo contrappunto

 

di dolcezze e di furori,

 

un lamento d’amore senza amore. 

 

 

 


La vita non è sogno, 1946-1948


Mondadori, Milano (Italia),1949


Poème précédent en italien :


Eugenio Montale : Elégie de Pico  Farnese / Elegia di Pico Farnese 08/02/2025)

 

Poème suivant en italien :


Cesare Pavese (1908 – 1950) : Travailler fatigue / Lavorare stanca (18/04//2025)
 

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