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Le bar à poèmes

26 janvier 2025

Ovide / Publius Ovidius Naso (43 av.J.C. – 17 ou 18 ap. J.C) : « Dieux de la mer et du ciel... »

 

 

II

Dieux de la mer et du ciel (ai-je autre chose à faire qu’à prier ?)

 

     Empêchez ce navire agité d’être taillé en pièces !

 

Ne souscrivez pas, je vous prie, à la colère du grand César :

 

     Souvent lorsqu’un dieu nous charge, un autre nous porte secours.

 

Mulciber était contre Troie, pour Troie était Apollon,

 

     Vénus favorable aux Troyens, Pallas défavorable,

 

La Saturnienne, plus proche de Turnus, haïssait Enée

 

     Mais celui-ci était protégé par la puissance de Vénus.

 

Maintes fois le fier Neptune voulut la perte d’Ulysse le rusé,

 

     Minerve l’enleva maintes fois à son oncle paternel.

 

Et pour moi, qui empêchera une divinité, bien que je sois fort loin

 

     De ces héros, de se dresser contre un dieu irrité ?

 

Malheureux ! c’est en vain que je laisse échapper des mots inutiles !

 

     De grosses vagues, tandis que je parle, éclaboussent mon visage,

 

Et le terrible Notus disperse mes propos, empêchant mes prières

 

     D’atteindre les dieux auxquels elles sont adressées.

 

Ces mêmes vents, pour me faire subir une double peine,

 

     Emportent je ne sais où mes voiles et mes vœux.

 

Pauvre de moi ! Tant de montagnes d’eaux m’environnent !

 

     On croirait qu’elles vont à tout moment toucher le ciel étoilé.

 

Tant d’abîmes se creusent lorsque la mer s’écarte !

 

     On croirait qu’ils vont à tout moment toucher l’obscur Tartare.

 

Où que je jette les yeux, il n’y a rien que la mer et le ciel,

 

     L’une gonflée de vagues, l’autre plein de nuages menaçants ;

 

Entre les deux rugissent les vents en un grondement monstrueux ;

 

     L’eau de la mer ne sait à quel maître obéir

 

Car tantôt de l’Orient pourpré l’Eurus prend des forces,

 

     Tantôt c’est le Zéphyr, envoyé tard de l’Occident,

 

Tantôt du pôle Nord aride le glacial Borée se déchaîne,

 

     Tantôt le Notus livre bataille du côté opposé.

 

Le capitaine hésite, ne sachant ce qu’il doit fuit ou chercher à atteindre :

 

     Son savoir est paralysé par ces malheurs croisés.

 

C’est sûr, nous allons mourir, il n’est nul espoir de salut

 

     Et tandis que je parle, mon visage est tout inondé.

 

Le flot étouffera ce souffle et, priant vainement,

 

     J’absorberai l’eau qui doit me détruire.

 

Mais de mon exil seul mon épouse dévouée s’afflige :

 

     De mes malheurs elle ne connaît et ne déplore que celui-là.

 

Elle ignore mon corps balloté sur la mer immense,

 

     Ignore l’action du vent, et l’imminence de la mort.

 

Oh ! j’ai bien fait de ne pas accepter qu’elle embarque avec moi

 

     Pour ne pas à avoir à endurer, misère, une mort double !

 

Mais si je meurs maintenant, puisqu’elle est à l’abri du danger,

 

     Je suis sûr de survivre dans cette moitié de moi-même.

 

Hélas ! comme les nuées scintillent d’une flamme vive !

 

    Quel fracas retentit de la voûte du ciel !

 

Les flots frappent les flancs de bois avec autant de force

 

     Qu’un énorme boulet de baliste qui secoue des remparts.

 

Cette vague qui vient, cette vague s’élève au-dessus des autres :

 

     Elle suit la neuvième et précède la onzième.

 

Ce n’est pas la mort que je crains, mais cette misérable façon de mourir ;

 

     Supprimez le naufrage, la mort sera pour moi un cadeau.

 

Que l’on tombe sous les coups du destin ou des armes,

 

     C’est quelque chose de s’étendre en mourant sur la terre ferme,

 

Faire ses recommandations aux siens, espérer un tombeau

 

     Et ne pas être la proie des poissons de la mer.

 

Admettons que je mérite la peine capitale : je ne suis pas seul

 

     A voyager ici ; pourquoi mon châtiment touche-t-il des innocents ?

 

Oh ! dieux du ciel et vous, dieux pleins de force qui régnez sur les mers,

 

     Mettez un terme, les uns comme les autres, à vos menaces

 

Et la vie que m’a laissée la colère sans aucune âpreté de César,

 

     Permettez que je la conduise, malheureux, vers les lieux désignés.

 

Si vous voulez qu’un châtiment mérité me fasse expier,

 

     Ma faute ne mérite pas la mort, de l’avis même de mon juge ;

 

Si César avait voulu m’envoyer immédiatement dans les eaux

 

     Dy Styx, il n’aurait pas eu besoin de votre aide.

 

Il a sur mon sang un pouvoir sans conteste

 

     Et ce qu’il m’a donné, il le reprendra quand il voudra.

 

Mais vous qu’aucun crime n’a offensés, j’en ai la certitude,

 

     Contentez-vous maintenant, je vous en prie, de mes malheurs.

 

Cependant, si vous êtes tous d’accord pour sauver un misérable,

 

     Une tête qui a péri ne peut plus être sauvée.

 

Même si la mer s’apaise et si je bénéficie de vents favorables,

 

     Même si vous m’épargnez, je n’en serai pas moins exilé.

 

Ce n’est pas pour amasser sans fin des richesses, avide

 

     D’échanges commerciaux, que je sillonne la mer immense,

 

Et je ne vais pas à Athènes, où je partis jadis étudier,

 

     Ni dans les villes d’Asie, ni dans des lieux déjà visités,

 

Ni voir, Nil folâtre, tes délicieux caprices,

 

     En débarquant dans l’illustre cité d’Alexandre.

 

Si je souhaite des vents favorables (qui le croirait ?),

 

     C’est pour la terre des Sarmates vers laquelle tendent mes voiles.

 

Je suis contraint d’atteindre les rives sauvages du Pont sinistre,

 

     Et fuit loin de ma patrie avec tant de lenteur, c’est ce que je déplore !

 

C’est pour voir les habitants de Tomes qui vivent au bout du monde

 

     Que j’essaie par mes vœux d’abréger mon voyage !

 

Si vous m’aimez, arrêter la violence des flots

 

     Et que votre puissance se penche sur mon navire ;

 

Si vous me haïssez d’avantage, dirigez-moi vers la terre indiquée :

 

     Cette région fait partie de mon châtiment.

 

Vents rapides (que fais-je ici ?), emportez mon navire ;

 

     Pourquoi mes voiles désirent-elles les frontières de l’Ansonie ?

 

César ne le veut pas ; Pourquoi retenez-vous celui qu’il exile ?

 

     Il faut que la terre du Pont voit mon visage :

 

Il l’ordonne et je l’ai mérité ; et le crime qu’il a condamné,

 

     Je ne crois pas qu’il soit légitime ni juste de le défendre.

 

Cependant, si les actes des mortels n’échappent pas aux dieux,

 

     Vous savez que j’ai mal agi sans mauvaise intention.

 

Au contraire, puisque vous le savez, si mon erreur m’a égaré,

 

     Si j’ai fait preuve de folie, non de scélératesse,

 

Si j’ai servi cette maison comme il convient aux sans-grade,

 

     Si les décrets d’Auguste ont été suffisants pour moi,

 

Si j’ai dit le bonheur de cette époque où il gouverne

 

     Et pieusement brûlé de l’encens à César et à tous les Césars,

 

Si tel a été mon état d’esprit, dieux, épargnez-moi ;

 

     Sinon, qu’une haute vague tombe sur ma tête et m’engloutisse.

 

Je me trompe, ou les épais nuages commencent à se dissiper

 

     Et la mer, vaincue, a changé et brisé sa colère ?

 

C’est non pas le hasard, mais vous, que j’ai invoqués sous serment,

 

     Vous que l’on ne peut tromper, qui me portez secours,

 

                                                       
                                                                                        (Les Tristes. Livre premier)


Traduit du latin par Danièle Robert

 

In, Ovide : « Les Tristes. Les Pontiques. »

 

Editions Actes Sud (Babel), 2006

 


Du même auteur : Pénélope à Ulysse / Pénélope Ulixi (26/01/3024)

 

25 janvier 2025

Erwin Kruk (1941 – 2017) : Langue

photo

Photo: Museum  Olsztyn

 

Langue

 

 

Langue à bout de souffle,

 

De ma Terre de Nod

 

Sur le chemin de la mer.

 

Comme le gibier sauvage

 

Traqué, fuyant

 

Les braconniers.

 

Cachée parmi les voisins

 

Et qui perd son souffle.

 

Partie de la face de la terre.

 

 

 

Cette langue. Je la vois encore

 

Saigner au fil des siècles

 

Au-dessus de l’horizon vagabond

 

Se retourner

 

Comme un spectre timide

 

Vers le Nord natal.

 

Là-bas brille son stigmate et sa sainteté

 

Et le péché des tribus baltes

 

Je vois sa tête comme une tête qui choit.

 

 

 

Des fils célestes

 

Sur les tempes lézardées

 

De la fumée de cheveux défaits.

 

« Nusam deininan geittin

 

dais numons schindeinan »

 

Dans le reflet des nuages blessés

 

Dans les bouches ouvertes du soir

 

La vanité sacrifiée :

 

« Pardonne-nous nos offenses »

 

 

 

Elle va droit devant

 

Privée des gens et de la terre

 

La langue que les fleuves ont conduite,

 

Des voix des demeures au bord de l’eau,

 

L’émeraude des pins et les bosquets de chêne,

 

Tribus prussiennes et nuages païens,

 

Le beau temps d’autrefois

 

De l’existence insouciante.

 

Expéditions dangereuses,

 

Replis nécessaires vers la mer,

 

Silences infinis

 

Tumulus éventrés.

 

 

 

La langue après laquelle sont restés

 

Des visages perdus par les siècles

 

Et des prénoms obscurs,

 

Explications hâtives

 

Comme l’influence de dialectes étranges.

 

Et puis des langues mêlées

 

Partagées selon leurs parlers et croyances,

 

Rechercher les étrangers et repousser les étrangers

 

Et le silence sur une respiration retenue

 

Qui démarquait

 

Le ruisseau, les hameaux et les collines,

 

La méfiance de la langue perdue,

 

Ses lamentations vaines.

 

 

 

Il me semble parfois

 

Que les nuages les herbes et les forêts le savent.

 

Eux aussi ont beaucoup marché.

 

Les langues étrangères

 

Les ont chassés jusqu’à la mer.

 

Elles ont écouté les voix essoufflées,

 

Les vents et tempêtes qui éclataient

 

Quand les vagues immémoriales retournaient

 

Inscrites dans la lumière et le sel

 

Pages tombées dans l’oubli.

 

 

 

La langue est un peu obscure

 

Comme dans l’anonymat

 

Comme dans le murmure de la mer scrupuleuse

 

Un peu morte et lointaine.

 

 

 

Mais tout est en elle

 

Ce qui était promesse

 

Et vie se meut :

 

L’étoile du petit matin et du soir,

 

Arêtes sur les dunes

 

Et sur la peau vorace de la mer

 

Roulent des boules de poils.

 

Et les pleurs et les joies des exilés.

 

Et leur perte moins pesante

 

Visage de la terre

 

 


Traduit du polonais par Frédérique Laurent

 

in, « Ciel et lacs. Anthologie de poètes de Varmie- Mazurie »

 

Editions Folle Avoine, 35137 Bédée, 2019

 


Du même auteur : Ce n’est pas là-bas (25/01/2024)

 

23 janvier 2025

Pierre Oster (1933 - 2020) : « La mer est vaste qui se déroule... »

 

.............................................................     


La mer est vaste qui se déroule et ne dévaste aucun jardin.

 

Devant les fermes le soleil terne est une éternité fugace.

 

Les bois que nous vantions sont mouillés du côté du couchant.

 

La majesté que je recherche et que les meules me découvrent,

 

Les lourdes meules de la prairie où de très loin je m’en fus,

 

M’apprend que maintenant ma tendresse à grand train prophétise

 

Qu’une étoile arrachée à la mer est sensible à travers les taillis,

 

Qu’un reflet rose sur le miroir d’une misérable fontaine

 

Précède en nous le dénouement de l’équinoxe ! Et je suis maître de courir,

 

D’idolâtrer la sève encore voyageuse ! Et la pluie opportune

 

S’allège d’un coup d’aile avant de poudroyer sur de basses maisons.

 

Trouve en tempête dans la poussière une bonne et féconde rivale,

 

Lutte sur mon visage avec ma sécheresse, inonde mes yeux clos...

 

Toute terrestre est la sagesse que j’ai nommée ! Et toute ruisselante

 

Est la colline qui se colore alors que les paysages du ciel

 

Sous l’influence d’un souffle pur se tempèrent, s’estompent,

 

D’un souffle inexorable à qui doit redouter l’appel du double exil !

 

 

 

La pluie oblique teinte le sol (et les reliques que je piétine).

 

Un cri d’oiseau (le vent se cabre), un cri d’oiseau m’envahira.

 

Au plus doux de la plaine étale et là même où l’abîme palpite,

 

Où les louanges que je prodigue ont la plaine et la nuit pour objets,

 

L’hiver s’apprête à déchirer la chrysalide des feuillages,

 

A poindre sous la rouille et parmi les dépouilles du jour !

 

Quelques brins d’herbe, quelques débris ; de brillantes brindilles...

 

L’univers en un point m’est si sûr que j’inclinerai au bonheur

 

De murmurer ma réponse à son énigme. Et le bleuissement des montagnes,

 

Ce changement sans rien qui bouge, ou cet évènement sans rien,

 

Nous est le signe qu’il nous faut suivre au long de ses méandres

 

Le fleuve capital et sa pérennité sous l’écorce des corps.

 

L’orage coule sur les coteaux, ses flancs sont gros de nos conquêtes.

 

Une prairie intacte, une maison moins sombre, un oiseau monotone m’émeut.

 

Et la mer en façon de présage, et la mer aujourd’hui m’initie,

 

A mesure que dans mes vers la clarté des mots simples s’accroît,

 

A plus de vérité qu’il n’en viendra jamais dans une bouche humaine !

 

La mer est notre attente, elle abreuve à l’envi les roseaux


.
Elle est les cendres que le vent vanne. Elle est le vent qui brame,

 

Par qui se perpétue, à l’abri d’un buisson, la passion d’un pouvoir partagé !

 

Enfin, sur un dernier pan de mur, l’éclat d’un soleil panique

 

M’avertit que la terre nocturne est tendresse et promesse à son tour,

 

Que les champs de longtemps déserts (sous le chatoiement de l’éteule)

 

Gardent toujours près des tombeaux l’empreinte du printemps.

 

Une odeur de fumure et d’humus domine autour des souches.

 

Notre lot dans la nuit, nuit des chiens et des morts, sera de recevoir,

 

Quoi qu’il advienne du feu du ciel au-delà des montagnes béantes,

 

L’antique identité d’un savoir unanime et des lentes saisons

.
..
Une année a touché le seuil. Un nuage immuable l’annonce.

 

L’hiver livide qui se givre a son gîte en des arbres vaincus.

 

Ah ! qu’importe à mon âme un pays que les dieux déshabitent !

 

L’abîme nous exauce et l’espace augural nous est hospitalier.

 

Quand le silence aura sa place au milieu de la multitude des choses,

 

Nous bénirons la mer confuse et nous effacerons bientôt.

 

L’herbe facile, l’herbe docile est l’écume des flots de la terre.

 

Je la flatte du doigt comme on fait une joue, un sein.

 

 


Le sang des choses

 

In, Revue « La Nouvelle Revue Française, N° 246, Juin 1973 »

 

Editions Gallimard, 1973

 

 

Du même auteur :

 

 Rochers (25/10/2015)

 

Les Morts (07/11/2016)

 

« Le ciel sur les hauteurs… » (06/11/2017)

 

« A l'abri des hameaux... » (07/11/2018)

 

La terre, autre version (24/01/2024)

 

22 janvier 2025

André Breton (1896 – 1966) : Facteur Cheval

 

Facteur Cheval

 

 

Nous les oiseaux que tu charmes toujours du haut de ces belvédères

 

Et qui chaque nuit ne faisons qu'une branche fleurie de tes épaules aux bras

 

     de ta brouette bien-aimée

 

Qui nous arrachons plus vifs que des étincelles à ton poignet

 

Nous sommes les soupirs de la statue de verre qui se soulève sur le coude

 

     quand l'homme dort

 

Et que des brèches brillantes s'ouvrent dans son lit

 

Brèches par lesquelles on peut apercevoir des cerfs aux bois de corail dans

 

     une clairière

 

Et des femmes nues tout au fond d'une mine

 

Tu t'en souviens tu te levais alors tu descendais du train

 

Sans un regard pour la locomotive en proie aux immenses racines barométriques

 

Qui se plaint dans la forêt vierge de toutes ses chaudières meurtries

 

Ses cheminées fumant de jacinthes et mue par des serpents bleus

 

Nous te précédions alors sous les plantes sujettes à métamorphoses

 

Qui chaque nuit nous faisons des signes que l'homme peut surprendre

 

Tandis que sa maison s'écroule et qu'il s'étonne devant les emboîtements singuliers

 

Que recherche son lit avec les corridors et l'escalier

 

L'escalier se ramifie indéfiniment

 

Il mène à une porte de meule il s'élargit tout à coup sur une place publique

 

Il est fait de dos de cygnes une aile ouverte pour la rampe

 

Il tourne sur lui-même comme s'il allait se mordre

 

Mais non il se contente sur nos pas d'ouvrir toutes ses marches comme des

 

     tiroirs

Tiroirs de pain tiroirs de vin tiroirs de savon tiroirs de glaces tiroirs d'escaliers

 

Tiroirs de chair à la poignée de cheveux

 

A cette heure où des milliers de canards de Vaucanson se lissent les plumes

 

Sans te retourner tu saisissais la truelle dont on fait les seins

 

Nous te souriions tu nous tenais par la taille

 

Et nous prenions les attitudes de ton plaisir

 

Immobiles sous nos paupières pour toujours comme la femme aime voir

 

     homme

 

Après avoir fait l'amour

 

                                                                        


Le Revolver à cheveux blancs

 

Editions des Cahiers libres, 1932


Du même auteur :

 

Union libre (17/01/2014)

 

Ode à Charles Fourier (23/01/2015)

 

Plutôt la vie (23/01/2016)

 

Les écrits s’en vont (23/01/2017)

 

La lanterne sourde (23/01/2018)

 

« On me dit que là-bas... »  (23/01/2019)

 

Le verbe être (23/01/2020)

 

« J’aimerais n’avoir jamais commencé... » (23/01/2021)

 

« Dites-moi où s’arrêtera la flamme... » (23/01/2022)

 

« Toujours pour la première fois... » (23/01/2023)

 

Tournesol (23/01/2024)

 

22 janvier 2025

Michel Houellebecq (1958) : « A quoi bon s’agiter ?... »

 

 

A quoi bon s’agiter ? J’aurai vécu quand même

 

Et j’aurai observé les nuages et les gens

 

J’ai peu participé, j’ai tout connu quand même

 

Surtout l’après-midi, il y eu des moments.

 

 

 

La configuration des meubles de jardin

 

Je l’ai très bien connue, à défaut d’innocence ;

 

La grande distribution et les parcours urbains,

 

Et l’immobile ennui des jours de vacances.

 

 

 

J’aurais vécu ici, en cette fin de siècle,

 

Et mon parcours n’a pas toujours été pénible

 

(Le soleil sur la peau et les brûlures de l’être),

 

Je veux me reposer dans les herbes impossibles.

 

 

 

Comme elle, je suis vieux et très contemporain,

 

Le printemps me remplit d’insectes et d’illusions

 

J’aurai vécu comme elles, torturé et serein,

 

Les dernières années d’une civilisation.

 

 

 


Rester vivant suivi de La poursuite du bonheur

 

Editions Flammarion, 1997


Du même auteur :

 

 « Est-il vrai … » (06/10/2014)

 

Fin de soirée (06/10/2015)

 

« Mon corps est comme un sac… » (06/10/2016)

 

« Le jour monte et grandit… » (06/10/2017)

 

Différenciation rue d’Avron (06/10/2018)

 

Le train de Crécy-la-Chapelle (22/01/2024)

 

21 janvier 2025

Henri-Simon Faure (1923 – 2015) : pape un enfant de chœur sur la touche (42 - 43)

                                                         

 

 

                                                           un manœuvre n’en fait


                                                                                                  qu’à sa forte tête


                                                                                      de par


                                                                                                  le luberon

........................................... .........................................   

 

42 

     
     tu regardes ta gueule dans la glace


     sept fois l’an


                          dans la même vieille glace

 

     pourtant


                    ta langue blanche n’a parlé

 

     la surface de l’eau toujours gelée


     empêche la montée des nénuphars

 

     entre chaque regard


                                        combien tu changes


     et


         qu’il suffirait d’un trou dans la tête


     pour conjuguer les sept individus


     coulés de plomb au jeu de leur enfance

 

           les grains de ma garce de peau


           semés en pleine bonne terre


           ne donneront


                                 ni fleurs sauvages


           ni herbes sèches ou bien grasses


           ni légumes verts


                                      et ni fruits


           seulement quelques pissenlits

 

           le cyprès poussé sur mon ventre


           gargouillera sous le mistral

 

           au cimetière abandonné


           la ferraille des portes grince

 

           l’huile de la lampe des morts


           assaisonnera la salade


           d’une poignée de barabans


           symbole de ma pourriture


           de celle qui m’a précédé


           de celle qui succédera

 

parce que je fus pareil aux autres allongés


de plus doué de possibilités à revendre


comme un second cuir rêche


                                   protégeant mes chairs vives


que je me suis toujours refusé à monnayer

 

je peux bien le dire enfin


                                         tellement d’imbéciles


me l’ont reproché


                              et tu te crois intelligent


alors que je ne leur avais encore rien dit


mais seulement esquissé l’auguste geste inique


de leur pisser avec superbe à la raie du cul

 

          l’histoire de la peau ne prouve rien

 

          je ne suis toujours pas conformiste

 

          je parviendrai fort mal à m’entendre


          avec la jeunesse d’aujourd’hui


          dont les maigres idées éculées


          nous préparent un monde imbécile


          de ce genre concentrationnaire


          dont on connut tant de tentatives

 

          où la liberté aura les yeux


          rouges


                       de trop de larmes versées

 

          où l’égalité aura tracé


          de l’apostrophe devant son nom

 


          une virgule brune de merde
          dedans quelque cul de basse-fosse

 

          où l’essentielle fraternit

é
          à bien avoir galvaudé son sexe


          se fera l’entrejambe uniforme

 

43    

 


                        Le vieux village d’


                                                     oppède


                                                                  dans l’ombre bleue


                        dès les premières heures de l’après-midi

 

                        j’écris pour conter du


                                                            lubéron


                                                                            la nuit noire


                        vider


                                  au gré des feuilles dernière parure


                        de certains arbres


                                                      le vin de mon corps pressé

 

                        sous moi cette terre est trop saoule de bonheur

 

                        le soleil s’est levé à


                                                        onze heures moins vingt


                        zieuté par la fenêtre de mon corps de garde

 

                        il contourne lentement le rempart du sud


                        escalade parmi les cèdres des vallons

 

                        peut-être est-il tombé derrière la montagne


                        avec qui il fait corps durant les mauvais jours

 

                        pourtant du haut de mon étroit chemin de ronde


                        je vois encore sa grosse patte velue


                        cerner de gestes

 


                                                    les oliviers et les vignes
                        dans la vallée domestique du


                                                                         cavalon


                         sur les monts de


                                                     vaucluse


                                                                   et aux flancs du


                                                                                              ventoux

 

moi


       dans la nuit maintenant


                                              nuit qui m’agrandit


d’idées funestes sous mes paupières levées


prenant la place des pleurs de joie escomptés

 

 


trois paroles de vie (valent jeu) sept années d’écritures

 

Editions plein chant (cahiers hsf/6), 16120 Bassac, 1976

 

Du même auteur

 

Par ces temps (28/07/2016)

 

un manoeuvre n’en fait qu’à sa forte tête ... (0 – 16) (21/01/2020)

 

un manoeuvre n’en fait qu’à sa forte tête ... (17 – 29) (21/01/2021)

 

pape un enfant de chœur sur la touche (1 - 10)  (21/01/2022)

 

pape un enfant de chœur sur la touche (11 - 23)  (21/01/2023)

 

 pape un enfant de chœur sur la touche (24-34) (21/01/2024)

 

pape un enfant de chœur sur la touche (35 - 41) (21/01/2025)

 

               

 

21 janvier 2025

Henri-Simon Faure (1923 – 2015) : pape un enfant de chœur sur la touche (35 - 41)

                                                           

 

                                                            un manœuvre n’en fait
                                                                                                  qu’à sa forte tête
                                                                                      de par
                                                                                                  le luberon

................................................................................
 
35


     monstrueux écorché vif
     ta plainte s’élève
                                   quand
     je fume
                 pipe sur pipe

     elle est rauque et animale
     monte enfin vers le soleil
     participe
                    quoiqu’on dise
     aux chants tristes des oiseaux
     au pessimisme de l’arbre
     au marais vicieux de l’eau
     au jaunissement de l’arbre

     moins par moins a donné plus
     telle est ma philosophie

     le poids d’un ricanement
     ennoblit plus mon visage
     que les rides du silence    

                                 les bulles
                                 d’alcool
                                 soutiennent
                                 ma tête
                                 pesante
                                 hors de
                                 l’eau sombre

                                 dans
                                          ces
                                 torrents
                                 j’aimais
                                 pêcher
                                 du temps
                                 de
                                       ma
                                 jeunesse
                                 confuse
                                 mais
                                           à
                                 la main
                                 sournoise

                                 ce temps
                                 joueur
                                 est loin

                                 on n’y
                                 revient
                                 jamais
                                 qu’
                                       à coup
                                 de drogue
                                 et
                                       de
                                 poèmes

36


                                 c’est
                                          mon
                                 mauvais
                                 esprit
                                 de gloire
                                 lettré
                                 qui lors
                                 battait
                                 rappel
                                 des femmes
                                 autour
                                 de moi
                                 suivant
                                 la place
                                 prévue
                                 des astres

                                 la chance
                                 gagnait
                                 d’un poil
                                 sur ma
                                 détresse

                                 seul
                                        être

                                 sinon
                                 j’aurais
                                 été
                                 par elles
                                 combien
                                 blousé

                                 car
                                         toutes
                                 les femmes
                                 venues
                                 à moi
                                 étaient
                                 des garces

                                 mes mains
                                 tâtaient
                                 la moelle
                                 de l’os
                                 sous leur
                                 chaleur
                                 de peau
                                 partaient
                                 vers
                                         les
                                 recueils
                                 de vers
                                 dont elles
                                 donnaient
                                 sujet
                                 d’
                                     écrire

                                 souillées
                                 d’
                                     une encre
                                 violette
                                 plutôt
                                 qu’
                                        avides
                                 de faux
                                 amours
                                 à leur
                                 larguer
                                 
37
         

l’époque n’avait tant aimé ses artistes
          jamais
                        la société n’a tant reconnu
          ses poètes
                           ses peintres
                                                ses musiciens
          ses sculpteurs
                                  et tous les autres dévergondés

          moi
                  le poète Faure
                                           ça me fait chier

          je ne tiens pas à ce que l’on me rabaisse
          aux niveau des avortons qui me célèbrent

          je fréquente
                               le bourgeois et le voyou
          mais qu’autant qu’ils restent dans leur propre rôle

          voyou
                      ton regard à hauteur de ceinture

          bourgeois
                           dégrafe ta ceinture il est temps

          mais le poète c’est justement celui
          qui est en dehors de la ceinture à clous

          le poète est le seul homme a avoir
                                                                  droit
          de se promener sans pantalon
                                                           viril

38
                                 

                                  je n’ai arboré
                                  l’œil cerné
                                                      jamais
                                  du vieux romantique                                 
                                  du mineur de fond
                                  ou du boxeur noir

                                  je fais simplement
                                  un tour d’horizon
                                  depuis la montagne
                                  que j’ai rebâtis
                                  sous ma tour d’ivoire
                                  parce que j’aimais
                                  certains matériaux
                                  la pierre
                                                 le bois
                                  le fer
                                            le charbon
                                  le sable
                                               la chaux
                                  le cuir
                                              la fourrure
                                  la laine
                                                le lin
                                  le papier
                                                 le verre
                                  et la peau des filles

                                  je suis fatigué
                                  souvent
                                                 de trop vivre
                                  plusieurs hommes verts
                                  reposent en moi

                                  avant de partir
                                  encore une fois
                                  après mes mirages
                                  je cherche mon ombre

                                  elle était nuit chaude
                                  batailleuse ardente
                                  au bruit des trésors

                                  je m’habillais d’elle
                                  pour courir le monde

39


                             quand les poètes explorent
                             l’autre face de la lune
                             étrange
                                          devient leur vie

                             à cause de ce qu’ils voient
                             ils veulent marquer leurs frères
                             de leurs découvertes noires

                             combien le monde grondait
                             de profond bonheur
                                                               sans eux
                             avant qu’ils sèment le doute
                             sans fondement à leurs dires

                             il est
                                       plus lourd que le coeur
                             le cerveau du fier bipède   
                        
                             le plateau de la balance
                             où l’on dut peser le leur
                             descendit plus bas que l’autre
                             touche le noyau central
                             s’enflamma de voluptés
                             remonta dans l’atmosphère
                             y pulser joies et colères

                             le fléau de la balance
                             assure émerveillement

40


                        j’écris des poèmes coups de poing
                        ceux que je ne donne sur les gueules
                        qui m’indisposent rien qu’à les voir

                        il faut
                                   que la poésie demeure
                        de l’écrit
                                        domaine réservé

                        tellement de bassesse bourgeoise
                        s’est casernée dans la chanson tube
                        alignant sous les draps uniformes
                        les jeunes
                                       antimilitaristes

                        je riais alors
                                              tant j’étais gamin dur
                                              gardant les vaches
                        et
                        des feuillets d’anthologie poétique sous le bras

                        l’âge aidant ils devaient me servir
                                                                               à me torcher le cul

                        mes petites amies d’enfance
                                                                        qui devîntes pubères
                        à la bonne franquette
                        avec du papier d’arménie brun
                        écrit de mes premiers vers
                        vous épongeâtes vos menstrues

                        je poétise les pensées de l’homme en lui refermé

                        je pense sans la dire la fausse poésie des autres

                        et je crache mes idées mauvaises au plus loin qui
                        mauves
                        tourbillonnent
                        glaviots issus d’une gorge de poitrine

                                            tels sont les poètes
                                            assure la légende

                                            les pieds sur la terre
                                            terre de leurs choix
                                            qui est riche et grasse

                                            tête dans la brume
                                            si haute montée
                                            que le soleil frère
                                            gonfle de gros rire
                                            postillonne d’or
                                            souille leurs cheveux

                                            qui
                                                   les encaldosse

41


les poètes font sauter les putes sur leurs genoux
en pensant à la petite fille qu’elles étaient

cavalier de l’armée française
                                                ô ma jument du roi
section montée de mitrailleuses
                                                    de quel régiment
toi
      je t’aimais à claques de main sur ton encolure
tu pétais de volupté dans ta candeur amoureuse

                              j’en connus
                              de
                                   ces filles
                              dont la croupe
                              agaçait
                              bassement
                              mon regard

                              retirant
                              les citrons
                              de mes yeux
                              j’allais à
                              l’
                                 instruction
                              religieuse

                              plein
                                        de fonte
                              dans mes selles
                              me faisait
                              tenir droit
                              même au trot

                              je gagnais
                              mon enfer
                              baroulant
                              dans la paille
                              gémissante
                              d’écurie

..........................................................................................


trois paroles de vie (valent jeu) sept années d’écritures

Editions plein chant (cahiers hsf/6), 16120 Bassac, 1976
 

Du même auteur :
Par ces temps (28/07/2016)
un manoeuvre n’en fait qu’à sa forte tête ... (0 – 16) (21/01/2020)
un manoeuvre n’en fait qu’à sa forte tête ... (17 – 29) (21/01/2021)
pape un enfant de chœur sur la touche (1 - 10)  (21/01/2022)
pape un enfant de chœur sur la touche (11 - 23)  (21/01/2023)
 pape un enfant de chœur sur la touche (24-34) (21/01/2024)

 

19 janvier 2025

Llywarch-Hen (vers 490 – vers 590) : Chant du coucou

 

Chant du coucou

 

Je suis sur la montagne. Mon esprit guerrier

ne m’entraîne plus – Mes jours seront courts

maintenant et ma demeure est en ruines.

 

Le vent me mord – Ma vie est une longue pénitence –

La forêt reprend sa parure d’été,

mais je me sens faible et las.

 

Je ne vais point à la chasse, je n’ai plus de chiens,

je ne peux plus me promener.

Qu’il chante donc le coucou.

 

Le coucou babillard chante avec le jour,

ses appels sont mélodieux dans la vallée de Kyawg.

- Mieux vaut être riche que pauvre –

 

Au hâvre de Kyawg chantent les coucous dans les arbres fleuris.

Malheur au malade

qui les écoute dans leur joie.

 

Au hâvre de Kyawg chantent les coucous dans les branches.

Leur chant me fait mal.

Que ceux qui les écoutent n’en aient point de chagrin.

 

N’ai-je pas entendu le coucou sur l’arbre entouré de lierre ?

N’ai-je pas laissé mon bouclier ?

Ce que j’aimais m’est odieux, ce que j’aimais n’est plus.

 

Sur la colline, de la cime joyeuse du chêne

est venue une voix d’oiseau – Coucou de la colline,

tous les amants répètent la chanson.

 

Les oiseaux sont bruyants, les vallées sont humides,

la lune luit. Comme la minuit est froide !

mon esprit est troublé par l’angoisse et le mal.

 

La vallée profonde est blanche. Comme la minuit est longue !

On honore le mérite mais on n’a pas d’égard

pour la fatigue et la vieillesse.

 

Les oiseaux sont bruyants, le rivage est humide,

les feuilles sont tombées -Tant pis pour l’exilé

qui sait qu’il est malade.

 

Les oiseaux sont bruyants, le sable est humide,

clair est le firmament, la vague s’enfle

et l’ennui flétrit mon cœur.

 

Les oiseaux sont bruyants, le rivage est humide,

brillant est le flot dans sa course rapide.

Aimerai-je encore ce qui fit ma jeunesse ?

 

Qu’ils sont bruyants les oiseaux ! ils sentent l’odeur de la chair.

La voix des chiens retentit dans le désert.

Qu’ils sont bruyants les oiseaux !

 


Traduit du gallois par Jean Markale

in, « Les grands bardes gallois »

Editions Jean Picollec, 1981


Du même auteur :

Les calendes de l’hiver (20/01/2022)

La neige (20/01/2023)

La vieillesse (20/01/2024)

 

19 janvier 2025

Lawrence Ferlinghetti (1919 -2021) : Images d’un Monde En-Allé (5) / Pictures of the Gone World (5)

 

Lawrence Ferlinghetti dans les années 1960

 

 

Images d’un Monde En-Allé

5
                       

                         Pas trop longtemps
                                              après le début des temps
              sur le coup de neuf heures
                                            une nuit d’été
                                                                 pas trop chaude
                 sur le seuil
                                            du NEW PISA
                                                                    surplombé par une
                                    tête en plâtre oubliée de DANTE
                                                                     attendant sa table
                                              et observant
                                                                 Tout              
                    il y avait un homme avec un miroir en guise de tête
qui n’avait pas l’air si singulier que ça
                                                            à ceci près
                                     que de vraies oreilles en dépassaient
                                                     et qu’il portait un panneau
                                            où on lisait
                      UN POEME EST UN MIROIR
QUE L’ON PROMENE LE LONG D’UN CHEMIN ETRANGE
                                                              enfin bref
                  comme je le disais
                                   pas si longtemps après le début
                       des temps
                                             cet homme qui était tout yeux
                       n’avait pas de bouche
                   Tout ce qu’il savait faire c’était montrer aux autres
              ce qu’il voulait dire
                          Et il s’avère
                                                         qu’il se prétendait
                               peintre
                                                  Mais enfin bref
                   ce peintre
                                       qui ne pouvait ni parler ni rien dire
                                               de ce qu’il
                                                                    pensait
              semblait être le plus heureux peintre
                      du monde entier
   là debout
                              en train de tout capter
                                                   et réfléchissant
           Tout
                                       dans son gros grand
                                                           Œil affamé
                                                mais enfin bref
   j’ai donc vu reflété là
                                 Quatre murs couverts de tableaux
de la tour penchée de Pise
                          chacune penchant dans une direction différente
                                          Cinq alcôves avec des tables
                          Quinze tables sans alcôve
                     Un bar
                                 dont le barman ressemblait à
                                                              un champion de baseball
                                     avec plein de trophées locaux
                                                 pendus derrière
Trois serveuses de dimension et allures diverse
                              une grande comme un fox terrier
                              une grosse comme un petit cachalot
                              une étrange comme un ange
                    mais avec toutes les trois
                                     les mêmes yeux
               Une porte de cuisine et le frère cuisinier
                                                                       s’y encadrant
                                                      avec les mêmes yeux

                                                                    et environ
cent soixante -trois personnes toutes en train de parler de
gesticuler de rire et de manger de boire et de sourire et de faire
la tête et de secouer la tête ouvrant la bouche pour y fourrer
fourchettes et cuillers et de mâcher et d’avaler toutes sortes de
produits et de se caler sur leur chaise de se reposer peut-être
et de boire un café et d’allumer une cigarette et de se lever et
ainsi de suite
                                                                       et ainsi de-
                                                              hors dan la nuit
                             sans même remarquer                           
             l’homme à tête de miroir   
sous la tête oubliée
                                               en plâtre de DANTE
                                                                                 qui toise
                                                                   tout le monde
                                                                    avec les mêmes yeux
                                  comme s’il cherchait encore
                                                                         Partout
                                           sa Béatrice perdue
                                                          mais avec juste un soupçon
                                                 de rouge à lèvres diabolique
                                                                       au bout du bout
                                                                  du nez


Traduit de l’anglais par Marianne Costa

In, Lawrence Ferlinghetti : « A Coney Island of the mind & autres poèmes »

Maelström éditions, Bruxelles (Belgique), 2008


Du même auteur :

Un Coney Island de l’esprit (1 – 6) / A Coney Island of the mind (1 – 6) (19/01/2021)

Un Coney Island de l’esprit (7 – 15) / A Coney Island of the mind (7 – 15) (19/01/2022)

Un Coney Island de l’esprit (16 – 2023) / A Coney Island of the mind (16 – 23) (19/01/2023)

Un Coney Island de l’esprit (24– 29) / A Coney Island of the mind (24 – 29) 19/01/2024)

Images d’un Monde En-Allé (1- 4) / Pictures of the Gone World (1 - 4) (19/01/2025)

 

Pictures of the Gone World

 

5
                   

     Not too long
                                              after the beginning of time
              upon a nine o’clock
                                            of a itt too hot
                                                                 summer night
                 standing in the door
                                            of the NEW PISA
                                                                    under the forgotten
                                    plaster head of DANTE
                                                                     waiting for a table
                                              and watching
                                                                 Everything          
                                               was a man with a  mirror for a head
wich didn’t look so abnormal at that
                                                            except that
                                     real ears stuck out
                                                     and he had a sign
                                            wich read
                           A POEM IS A MIRROR
           WALKING DOWN A STRANGE STREET
                                                              but anyway
                  as I was saying
                                   not too long after the beginning
                       of time
                                             this man who was all eyes
                       had no mouth
                   All he could do was show people
     what he meant
                          and it turned out
                                                         he claimed to be
                               a painter
                                                  But anyway
                   this painter
                                       who couldn’t talk or tell anything
                                               about what he
                                                                    meant
              looked like just about the happiest painter
                      in all rhe world
   standing there
                              talking it all ‘in’                                                   
‘                                                  and reflecting
           Everything
                                       in his geat big
                                                           Hungry Eye                                              
                                but anyway
   so it was I saw reflected there
                                 Four walls covered with pictures
of the leaning tower of Pisa
                          all of them leaning in different directions
                                          Five booths with tables
                          Fifteen tables without booths
                     One bar
                                 with one bartender lookinf like a
                                                              baseball champ
                                    with  a  lot of naborhood trophies
                                                 hung up behind
Three waitresses of various sizes and faces
                              one as big as a little fox terrier
                              one as large as a small sperm whale
                              one as strange as an angel
                    but all three
                                     with the same eyes
               One kitchendoor with one brother cook
                                                                       standing in it
                                                      with the same eyes

                                                                    and about
one hundredandsixtythree people all talking and
wavibg and laughing and eating and drinking and
smiling and frowning and shaking heads and opening
mouths and putting forks and spoons in them and    
chewing and swallowing all kinds of produce and
sitting back and relaxing maybe and drinking coffee      
and lighting cigarettes and getting up and so on
                                                                    and so off                                                           
                                                              into the night
                             without ever noticing                           
             the man with the mirrorhead   
below the forgotten
                                               plasterhead of DANTE
                                                                                 looking down
                                                                   at everyone
                                                                   with the same eyes
                                  as if he were all searching
                                                                         Everywhere
                                           for his lost Beatrice
                                                          but with just a touch
                                                 of devilish lipstick
                                                                       on the very tip
                                                                  of his nose

 

Pictures of the Gone World
City Lights Booksellers & Publishers, San Francisco (USA),1958


Poème précédent en anglais :

Lawrence Ferlinghetti  : Images d’un Monde En-Allé (1- 4) / Pictures of the Gone World (1 - 4) (19/01/2025)

 

 

19 janvier 2025

Lawrence Ferlinghetti (1919 -2021) : Images d’un Monde En-Allé (1- 4) / Pictures of the Gone World (1 - 4))

 

Images d’un Monde En-Allé

1


                Là-bas par-dessus tout un port
                                                          de maisons sans calfatage
parmi les cheminées d’aération
                                                      d’un toit gréé de cordes à linge
                une femme colle des voiles
                                                 sur le vent
   étendant ses draps au matin
                                                      avec des pinces en bois
                           Ô ravissant mammifère
                                                     ses seins presque nus
                           jettent des ombres aiguës
                                                     quand elle se hisse
      pour pendre enfin l’ultime
                                                de ses péchés si bien blanchis
            mais lui amoureux et humide
                                                     s’entortille autour d’elle
                  lui colle à la peau
                                        Alors prise les bras en l’air
            elle jette la tête en arrière
                                                     dans un rire muet
   et puis d’un geste involontaire
                                                         secoue sa crinière d’or

pendant que sur les lointains intouchables
                                parmi les blancs linceuls gorgés de vent
             se profilent les brillants steamers
                                                            qui au règne s’en viennent

 

2


                       Comme je le disais justement
                                                l’amour est plus dur aux vieux
        parce qu’il y a trop longtemps
                                                qu’ils filent sur les mêmes rails
            et quand sournois vient l’aiguillage
                                                                         ils ratent le virage           
            et foncent tête baissée sur la mauvaise voie pendant que
                                       le fourgon de queue follement s’envole
                  et le conducteur de la loco à vapeur ne reconnaît pas
                                                ces nouveaux signaux électriques
et les vieux se précipitent sur la voie rouillée
                                                                                 qui finit dans
                                       l’herbe morte où
        les conservent rouillées les ressorts de lit les vieilles lames
                               de rasoir les matelas moisis
                                                                                       gisent
                  et le rail se termine en cul de sac
                                                                  à cet endroit même
                        quoique les traverses continuent encore un peu
                                                                         et les vieux
                              se disent
                                         Bon
                                                   ce doit être l’ endroit
                                         où nous devons nous allonger
Et ils s’exécutent
         alors que le wagon-restaurant illuminé roule de plus belle
      là-haut
                     sur la colline   
                               les fenêtres pleines d’azur et d’amoureux
             fleuris
                               leurs longs cheveux déferlant en cascades
                                                      riant à qui mieux mieux
                     saluant d’un geste et
                                                murmurant entre eux   
           quand ils regardent au loin
                                          ils se demandent ce que
              ce cimetière au bout des rails peut bien
                                                être   

 

3
            

  Au temps jadis Praxitèle
                                   frappait en tout sens avec un maillet d’or
          creusant dans la pierre
                                          ses idéaux d’albâtre
proférant tout
                    le lexique du sculpteur
                                                       en syllabes visibles
          il a coulé des arbres de bronze
                                              sur l’un deux pétrifié un caméléon
              fait voler des colombes
                                                de pierre
                                     Ses compas calibraient les ponts
                  et les amants
                       et certains êtres surhumains qu’il
a saisis sur la voix poussiéreuse
                                                            de la mort
                C’est pourquoi ils vivent encore
                                               On peut presque les voir
                               respirer
                            Leurs yeux de pierre qui fixement regardent
      trois mille ans plus loin
                                            apaisent notre peur de vieillir
             et pourtant Praxitèle lui-même
                                                   est mort à vingt-huit ans
                  car la sculpture n’est pas
                                                pour les jeunes gens
   comme Constantin Brancusi
                                          un peu plus tard
                              l’a dit.

 

4


                 A Paris un hiver bruyant et sombre

                           alors que le soleil était en Provence

je suis tombé sur les poèmes
                                                    de René Char
                 et j’ai revu le Vaucluse
                                                    dans un été de sauterelles
       ses fontaines pleines de pétales
                                            et son fleuve roulant
       sur tous les lieux brûlés
                                                    de ce monde amande
       et les champs pleins de silence
                                                    malgré le chant des pattes
                 de cigales
                           Et dans le rêve retentissant du poète je n’ai vu
ni Lorelei sur le Rhône
                                            ni anges débarqués à Marseille
mais des couples descendant nus dans l’eau triste
                           dans la lascivité profonde du printemps
      en cette algèbre de lyrisme
                                                    que je déchiffre encore à peine


Traduit de l’anglais par Marianne Costa
In, Lawrence Ferlinghetti : « A Coney Island of the mind & autres poèmes »
Maelström éditions, Bruxelles (Belgique), 2008

 

Du même auteur :
Un Coney Island de l’esprit (1 – 6) / A Coney Island of the mind (1 – 6) (19/01/2021)

Un Coney Island de l’esprit (7 – 15) / A Coney Island of the mind (7 – 15) (19/01/2022)

Un Coney Island de l’esprit (16 – 2023) / A Coney Island of the mind (16 – 23) (19/01/2023)

Un Coney Island de l’esprit (24– 29) / A Coney Island of the mind (24 – 29) 19/01/2024)

 

Pictures of the Gone World

1


                Away above a harborful
                                                          of caulkless houses
among the charley noble chimneypots
                                                      of a rooftop rigged with clotheslines
                a woman pastes up sails
                                                 upon the wind
   hanging out her morning sheets
                                                      with wooden pins
                           O lovely mammal
                                                     her nearly naked breasts
                           throw taut shadows
                                                     when she stretches up
      to hang at last the last of her
                                                so white washed sins
            but it is wetly amourous
                                                     and winds itself about her
                  clinging to her skin
                                        So caught with arms upraised
            she tosses back her head
                                                     in voiceless laughter
   and in choiceless gesture then
                                                         shakes our gold hair

while in the reachless seascape spaces
                                between the blown white shrouds
             stand out the bright steamers
                                                            to kingdom come

 

2


                       Just as I used to say
                                                love comes harder to the aged
        because they’ve been running
                                                on the same old rails too long
            and then  when the sly switch comes along
                                                                         they miss the turn           
                    and burn up the wrong rail while
                                                         the gay caboose goes flying
                           and the steamengine driver don’t recognize
                                                them new electric horns
and the aged run out on the rusty  spur
                                                                                 wich ends up in
                                       the dead grass where
        the rusty tincans and bedsprings and old razor
                               blades and moldy mattresses
                                                                                       lie
                  and the rail breaks off dead
                                                                  right there
                        though the ties go on awhile
                                                                         and the aged
                              say to themselves
                                         Well
                                                   this must be the place
                                         we were supposed to lie down
And they do
                         while the bright saloon careens  along away
      on a high
                     hilltop
                               its windows full of bluesky and lovers
             with flowers   
                                    their long hair streaming                            
                                                      and all off them laughing
                     and waving and
                                                whispering to each other   
           and looking out and
                                          wondering what that graveyard
              where the rails end
                                                is   

 

3


              In hintertime Praxiteles
                                   laid about him with a golden maul
          striking into stone
                                          his alabaster ideals
uttering all
                     the sculptor’s lexicon
                                                       in visible syllables
          He cast bronze trees
                                              petrified a chameleon on one
              made stone doves
                                                fly
                                     His calipers measured bridges
                  and lovers
                       and certain other superhumans whom
he caught upon their dusty way
                                                            io death
                They never reached it then
                                               You still can almost see
                               their breath
                                                 Their stone eyes staring
      thru three thousand years
                                            allay our fears of aging
             although Praxiteles himself
                                                   at twenty-eight lay dead
                  for sculpture isn’t for
                                                young men
  at Constantin Brancusi
                                          at a later hour
                              said.

 

4


                 In Paris in a loud dark winter
                           when the sun was something in Provence
when I came upon the poetry
                                                    of René Char
                 I saw Vaucluse again
                                                    in a summer of sauterelles
       its fountains full of petals         
                                            and its river thrown down
       through all the burnt places
                                                    of that almond world
       and the fields full of silence
                                                    though the crickets song
                 with their legs
                           And in the poet’s plangent dream I saw
no Lorelei upon the Rhone
                                            not angels debarked at Marseilles
but couples going nude into the sad water
                           in the profound lasciviousness of spring
      in an algebra of lyricism
                                                    which I am still deciphering

 

 

Pictures of the Gone World

City Lights Booksellers & Publishers, San Francisco (USA),1958

Poème précédent en anglais :

Emily Jane Brontë : « Je ne pleurerai pas... » / « I'll not weep... » (06/01/2025)

Poème suivant en anglais :

Lawrence Ferlinghetti  : Images d’un Monde En-Allé (1- 5) / Pictures of the Gone World (1 - 5) (19/01/2025)

 

 

 

 

 

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