Adonis (1930 -) /أدونيس : Le charmeur de poussière (2)
Le charmeur de poussière
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LE ROC
J’ai accédé à tes désirs :
mon chant est mon pain
mon royaume est ma parole
Ô roc, alourdis mes pas
Je t’ai porté, aurore sur mes épaules
Je t’ai dessiné, vision sur mes traits
L’ABÎME
J’avance dans un abîme que je ne sais voir
que je crains de voir
J’avance dans un abîme qui déborde de joie
joie de l’oracle et du héraut
joie d’entendre mon chant devenir autre
pour guider ce monde aveugle
joie d’être devenu faute
pêcheur vivant sans péché
J’AI MES SECRETS
J’ai mes secrets pour marcher
sur la toile de l’araignée
J’ai mes secrets pour vivre
sous les cils d’un dieu qui ne meurt jamais
Amoureux, j’habite mon visage et ma voix
J’ai mes secrets pour que me vienne
une descendance après ma mort
TES YEUX NE M’ONT PAS VU
Tes yeux ne m’ont pas vu
vierge comme l’eau créatrice du sperme
Ils ne m’ont pas vu venant de là-bas
dans un cortège d’offrandes
l(herbe et la foudre sous mes pas
Demain, demain, dans le feu et le printemps
tu me reconnaîtras
tueur de troupeaux, éleveur des semences
Demain, demain, tes yeux croiront en moi
DIALOGUE
« Ou étais-tu ?
Quelle lumière pleure sous tes cils ?
Ou étais-tu ?
Montre-moi, qu’as-tu écrit ? »
Je n’ai pas répondu. Je n’avais plus de mots
Ne trouvant pas d’étoile sous le brouillard de l’encre
j’avais déchiré mes feuilles
« Quelle lumière pleure sous tes cils ?
Ou étais-tu ? »
Je n’ai pas répondu
la nuit était hutte bédouine
les lanternes étaient tribu
et moi soleil émacié
sous lequel la terre changeait ses collines
et le vagabond croisait la longue route
LA PRESENCE
J’ouvre une porte sur la terre
J’allume le feu de la présence
dans les nuages qui se creusent ou se poursuivent
dans l’océan et ses vagues amoureuses
dans les montagnes et leurs forêts
dans les rochers
créant pour les nuits gravides
une patrie de cendres de racines
de champs, de cantiques
de tonnerre et de foudre
brûlant la momie des âges
LES SEPT JOURS
Mère
qui te ris de mon amour et de ma haine
en sept jours tu fus créée
en sept jours tu créas
la vague, l’horizon et la plume du chant
Mes sept jours à moi sont blessure
et corbeau
Pourquoi alors cette énigme
si comme toi je suis vent et poussière ?
ORPHEE
Amoureux je dévale la pente
pierre dans les ténèbres de l’enfer
mais j’irradie
J’ai rendez-vous avec les prêtresses
dans la couche du dieu ancien
Mes paroles son vent agitateurs de vie
mes chants étincelles
Je suis la langue d’un dieu à venir
Je suis le charmeur de poussière
TERRE DE MAGIE
Ne restent ni vengeance ni querelle
entre le gardien des jours et moi
Chacun s’en est allé
entre son histoire d’une clôture de nuages
Chacun a reconnu ses frontières
Ma terre demeure terre de magie
J’illusionne l’air
je blesse la face de l’eau
et m’échappe d’une bouteille à la mer
VISION
Masque-toi de bois brûlé
O Babel des incendies et des mystères
J’attends un dieu qui viendra
drapé de feu
paré de perles volés au poumon de la mer
aux coquillages
J’attends un dieu qui hésite
fulmine, pleure, s’incline, rayonne
Ton visage, Mihyar
présage ce dieu à venir
VOYAGE
Je voyagerai au creux d’une vague
d’une aile
Je visiterai les âges qui nous ont quittés
et les sept galaxies
Je visiterai les lèvres
et les yeux lourds de glace
et la lame étincelante dans l’enfer divin
Je disparaîtrai
la poitrine ceinte de vents noués
laissant mes pas au croisement des chemins
au loin
dans un désert
LAISSE DANS TON SILLAGE
Pars, éloigne-toi
Etreins les vagues et l’air
Emporte sur tes cils, les nuages, les éclairs
Que se brise derrière toi notre miroir
Que se brise l’amphore des ans
Et laisse pour nous dans ton sillage...
Non ! ne laisse plutôt que les vestiges d’un soupir
et de l’argile
que le sang desséché dans les veines
Ah ! éloigne-toi ! Non, attends encore
Bientôt tu disparaîtras
Alors laisse-nous tes yeux
ou ton cadavre brun ou ta tunique
poèmes au monde étrange
qui viendra avec la nostalgie
portant ton ciel sur ses cils
J’AI LIVRE MES JOURS
J’ai livré mes jours à un abîme
qui monte et descend sous mon attelage
J’ai creusé ma sépulture dans mes yeux
Maître des ombres, je leur donne ma nature
Hier je leur ai donné ma langue
et j’ai pleuré pour l’histoire vaincue
qui trébuche sur mes lèvres
pour la terreur dont les arbres verts
ont brûlé dans mes poumons
Maître des ombres, je les frappe
je les mène avec mon sang, avec ma voix
Le soleil est une alouette
à qui j’ai tendu mes collets
Le vent est mon chapeau
LE PONT DES LARMES
Un pont de larmes chemine avec moi
se brise sous mes paupières
Dans ma peau de porcelaine
un chevalier d’enfance
attache ses chevaux avec les cordes du vent
à l’ombre des branches
et d’une voix prophétique nous chante :
« Ô vents, ô enfances !
Ponts de larmes brisés
derrière les paupières ! »
JE NE CONNAIS PA DE LIMITES
Pour mon sentier vêtu de vagues et de montagnes
pour mon visage débordant d’échos
j’ai éteint dans le ciel des milliers de cierges blancs
J(ai dit à mes dents, à mes ongles bleuis :
fléchissez avec moi
capitulez à la vague et à son mugissement
Je leur ai dit de rompre les amarres
qui me retiennent au dernier rivage
Je ne connais pas de limites
pas de rivage dernier
LES BARRAGES
Le matin sans cesse lu et relu
et toujours sous la peau ces cavernes
ces barrages, ces décombres
Toujours ces thébaïdes
et toujours ces cimetières sous les cils
ces membres épars, ces holocaustes de tes chants
Il ne reste dans ton visage ni terre
ni danse
ni naissance
Toujours dans tes veines l’avortement
et pour toi dans l’écorce une étoile
dans les rochers un patrimoine
dans la clarté un pays
Ô prince du vide
langue où se vident les vents et les distances
TERRE UNIQUE
J’habite ces terres vagabondes
Je vis avec mon visage
pour seul compagnon
Visage, mon chemin !
En ton nom, ma terre déployée
enchanteresse et unique
en ton nom, mort, mon amie
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Traduit de l’arabe par Anne Wade Minkowski
In, Adonis : « Chants de Mihyar le Damascène »
Editions Sindbad / Actes Sud, 1995
Du même auteur :
l’amour où l’amour s’exile (23/05/2015)
Pays des bourgeons (23/05/2016)
Miroir du chemin, chronique des branches (23/05/2017)
Au nom de mon corps (23/05/2018)
Chronique des branches (23/05/2019)
Corps, 1et 2 (23/05/2020)
Corps, 3 (23/05/2021)
Corps, 5 (23/05/2022)
Corps, 6 (23/05/2023)
Le charmeur de poussière (1) (23/05/2024)
Le charmeur de poussière (2) (20/05/5025)