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Le bar à poèmes

18 mars 2025

Langston Hughes (1902 – 1967) : En grandissant / As I grew older

Photo : Carl Van Vechten, © Van Vechten Trust. Bibliothèque de livres rares et de manuscrits Beinecke, Université de Yale

 

 

En grandissant

 

 

C’était il y a si longtemps.


Mon rêve je l’ai presque oublié.


Mais alors il était bien là


Devant moi, 


Vif comme un soleil...


Mon rêve.

 

 

Et puis le mur monta,


Il monta lentement,


Lentement.


Entre moi et mon rêve.


Il monta lentement, très lentement,


Obscurcissant,


Dissimulant,


L’éclat de mon rêve


Il monta et toucha le ciel.


O ! ce mur !

 

 

Et ce fut l’ombre.


Me voilà noir.

 

 

Je suis couché dans l’ombre


Devant moi, au-dessus de moi


L’éclat de mon rêve n’est plus.


Il n’y a que mur épais


Il n’y a qu’ombre.

 

 

Mes mains !


Mes sombres mains !


Elles traversent le mur !


Elles retrouvent mon rêve !


Aidez-moi à briser ces ténèbres,


A fracasser cette nuit, 


A rompre cette ombre,


Pour en faire mille rais de soleil,


Mille tourbillons de soleil et de rêve !

 

 


Traduit de l’anglais par François Dodat


in, Langston Hughes : « Poèmes »


Pierre Seghers, éditeur, 1955

 


Du même auteur :


Lever du jour en Alabama (13/01/2018)


Moi, aussi / I, too (18/03/2020)


Le Blues Inconsolable / The Weary Blues (18/03/2021)


Notre terre /Our Land (18/03/2022)


Le blues du pays / Homesick blues (08/03/23) 


Les étoiles / Stars 18/03/2024)

 

 

As I Grew Older

 

 

It was a long time ago.


I have almost forgotten my dream.


But it was there then,


In front of me,


Bright like a sun, 


My dream.

 

 

And then the wall rose,


Rose slowly,


Slowly,


Between me and my dream.


Rose slowly, slowly,


Dimming,


Hiding,


The light of my dream.


Rose until it touched the sky, —


The wall.

 

 

Shadow.

 

I am black.

 

 

I lie down in the shadow.


No longer the light of my dream before me,


Above me.


Only the thick wall.


Only the shadow.

 

 

My hands!


My dark hands!


Break through the wall!


Find my dream!


Help me to shatter this darkness,


To smash this night,


To break this shadow


Into a thousand lights of sun,


Into a thousand whirling dreams


Of sun!

 

 

 

Poème précédent en anglais :


Alicia Suskin Ostriker : Becky et Benny à Far Rockaway / Beck et Benny in Far Rockaway (15/03/2025)
 

16 mars 2025

Hagiwara Sakutarô (1886 – 1942) : Hérédité

 

 

Hérédité

 

 

La maison affalée sur le sol


Somnole à la manière d’une grosse araignée.


Dans la nature obscure et morne 


Les animaux tremblent d’effroi


Et menacés par quelques rêves affreux


Blêmissant tristement ne cessent de hurler !


                 «Nooaaru    tooaaru     yawaa !

 

 

Les feuilles de maïs décoiffées par le vent


Frémissantes dans les ténèbres bruissent


Ecoute ! Retiens ton souffle !


Des hurlements de l’autre côté de la route


Ce sont des chiens au loin qui hurlent


                 «Nooaaru    tooaaru     yawaa !

 

 

« Dis maman, les chiens, ils sont malades ? »


« Non mon enfant


Les chiens sont affamés. »

 

 

Lueurs incertaines du ciel dans le lointain


Reflets d’objets qui tremblent


De là les chiens observent leurs ennemis


Aux confins d’une mémoire séculaire mémoire de l’hérédité mémoire de l’instinct


On devine la trace pitoyable des ancêtres.

 

 

Le cœur des chiens blêmissant d’effroi


Hurle interminablement sur une route de nuit noire


        «Nooaaru    tooaaru     Nooaar    yawaa !

 

 

« Dis maman, les chiens, ils sont malades ? »


« Non mon enfant


Les chiens sont affamés. »

 

 

 

Traduit du japonais par Dominique. Palmé


Courrier international d’études poétiques. N° 183 – 184


Bruxelles (Belgque)
 

16 mars 2025

Đoàn Thị Điểm / 段氏點 (1705 – 1748) : Complainte d’une femme de guerrier

 

 

Complainte d’une femme de guerrier

 


Sous le pont, l’eau coule limpide comme filtrée,


Près du pont, la route est recouverte d’herbe tendre,


Le cœur serré, je t’accompagne, ô mon Epoux, mon amour...


Je suis malheureuse de n’être pas le cheval qui te porte, la barque qui t’emporte !


L’eau coule, mais l’eau ne lave pas ma tristesse ;


L’herbe est parfumée, mais le parfum de l’herbe ne guérit pas ma peine.


Tandis que le tambour résonne, le désespoir comme la mer monte en mon cœur.


Adieu, adieu mon époux, mon amour ! Mes lèvres murmurent : « Adieu !» mais


     ma main ne quitte pas ta main.


Je marche avec toi et mes pieds ne veulent pas se déplacer.


Pour te suivre, pour bercer ton sommeil, je voudrais être la brise du soir qui 


     chante à travers les feuillages.


........................................................................


Tu étais parti quand les boutons naissaient sur les branches des abricotiers,


Aujourd’hui les pêchers sont en fleur,


La bise et la neige sont revenues,


Toi seul, ô mon amour, n’est pas de retour !


Tu étais parti quand les loriots ne chantaient pas sur les branches,


Maintenant le loriot et la perdrix, de concert, chantent sur les toits,


Et toi, mon amour, tu n’es pas de retour !


Au rendez-vous du Long-Tay, je me suis rendue,


Vainement, vainement, je t’attends ! Aucune ombre de toi ne m’apparaît !


De leurs branches, les feuilles tombent, tombent sans arrêt !


La bise glaciale traverse ma robe glaciale,


Les lettres arrivent, mais toi, mon époux, mon amour, tu n’arrives pas !


Lasses de t’attendre, les fleurs s’évanouissent, et leurs pétales jonchent le sol


     et recouvrent la mousse,


Chaque pas dans la cour résonne comme un sanglot dans mon cœur meurtri !


Les lettres arrivent, mais toi, mon Epoux, mon Amour... tu n’arrives pas !


Maintes fois, le soleil passe et repasse à travers le store...


Qu’as-tu fait, ô mon amour, de tes promesses ?

 

 

 


Traduit du vietnamien par Trang Van Tung,


In « Poésies d’Extrême – Orient »


Editions Grasset, 1945
 

15 mars 2025

Alicia Suskin Ostriker (1937 -) : Becky et Benny à Far Rockaway / Beck et Benny in Far Rockaway

 

 

Becky et Benny à Far Rockaway

 

     Près de l’Atlantique, après le terminus du métro,


Le sable tire des langues sur le trottoir,


Des armées de Juifs vieillissants s’imbibent de soleil


Comme d’autant de Talmud,


Blanche, branlante et fragile carcasse,


Des marches montent vers un logement.

 

 


     Mon oncle et ma tante ressemblent à deux caïmans verruqueux.


Ils servent le déjeuner sur la toile cirée.


Les odeurs me font drôle.

 

 


     J’ai l’impression de passer l’après-midi à table.


Un vol de syllabes inquiètes me couronne de lucioles.


Shayne maydel, c’est moi.


––Mange, font-ils en anglais, mange.


Et je mange, finis par atteindre le tableau bucolique :


Bergerette, roses roses et feuillage vert


Au fond de l’assiette,


Une de ces horribles bricoles


Que les Juifs s’achètent en Amérique.

 

 


     Ces deux bons vieux sourient


De tout leur or, comme si leur exil s’effaçait.

 

––Mange, c’est pour ta santé.

 

 

 


Traduit de l’anglais par Jean Migrenne


In, Revue « Temporel, N°13, 29 Avril 2012


Revue en ligne publiée par l’Atelier GuyAnne, 77144 Chalifert

 


De la même autrice 


Huitième et treizième / The Eighth and Thirteenth (03/12/2020)


Au restaurant Révélation (03/12/2021)


Quatrième Rue Ouest / West Fourth Street (03/12/2022)

 

 

 


Beck and Benny in Far Rockaway

 

 

Near the Atlantic Ocean, past the last subway station,


Streaks of sand on the sidewalk,


Armies of ageing Jews soaking up sun


As if it were Talmud,


And the rickety white stairs


To an apartment like a frail body.

 

 


My uncle and aunt were both warty, like alligators.


They set a lunch on the oilcloth-covered table.


I felt peculiar about the smells.

 

 


The lunch seemed to go on all afternoon,


Anxious syllables floating over my head like fireflies.


Shayne maydel was me.


Eat, they said in English, eat.


So I ate, and finally reached the pastoral scene,


Bo Peep, pink roses, green leaves


At the dish bottom,


One of those sweet, impossible memories


Jews used to buy themselves in America.

 

 


The two of them beamed,


Gold-toothed, as if their exile were canceled.


You should eat and be healthy, they said.

 

 

Poème précédent en anglais :

 

Anne Sexton : Fuis sur ton âne / Flee on your donkey (13/02/2025)

 

Poème suivant en anglais :


Langston Hughes (1902 – 1967) : En grandissant / As I grew older (18/03/2025)
 

13 mars 2025

Rémi Belleau (1528-1577) : Avril

 

 

Avril

 

 

Avril, l'honneur et des bois


          Et des mois,


Avril, la douce espérance


Des fruits qui sous le coton

 

          Du bouton


Nourrissent leur jeune enfance.

 

 

 

Avril, l'honneur des prés verts,


          Jaune, pers,


Qui d'une humeur bigarrée


Émaillent de mille fleurs


          De couleurs


Leur parure diaprée.

 

 

 

Avril, l'honneur des soupirs


          Des Zéphyrs,


Qui, sous le vent de leur aile,


Dressent encore es forêts


          Des doux rets


Pour ravir Flore la belle.

 

 

 

Avril, c'est ta douce main


          Qui du sein


De la nature desserre


Une moisson de senteurs


          Et de fleurs,


Embaumant l'air et la terre.

 

 

 

Avril, l'honneur verdissant,


          Florissant


Sur les tresses blondelettes


De ma Dame, et de son sein,


          Toujours plein


De mille et mille fleurettes ;

 

 

 

Avril, la grâce et le ris


          De Cypris,


Le flair et la douce haleine ;


Avril, le parfum des Dieux


          Qui des Cieux


Sentent l'odeur de la plaine.

 

 

 

C'est toi courtois et gentil


          Qui d'exil


Retires ces passagères,


Ces arondelles qui vont


          Et qui sont


Du printemps les messagères.

 

 

 

L'aubépine et l'aiglantin,


          Et le thym,


L'oeillet, le lis et les roses,


En cette belle saison,


          À foison,


Montrent leurs robes écloses.

 

 

 

Le gentil rossignolet,


          Doucelet,


Découpe dessous l'ombrage


Mille fredons babillars,


          Frétillars


Au doux chant de son ramage.

 

 

C'est à ton heureux retour


          Que l'amour


Souffle à doucettes haleines


Un feu croupi et couvert


          Que l'hiver


Recelait dedans nos veines.

 

 

 

Tu vois en ce temps nouveau


          L'essaim beau


De ces pillardes avettes


Voleter de fleur en fleur,       

                                                                                                                
          Pour l'odeur


Qu'ils mussent en leurs cuissettes.

 

 

Mai vantera ses fraîcheurs,


          Ses fruits meurs


Et sa féconde rosée,


La manne et le sucre doux,


          Le miel roux,


Dont sa grâce est arrosée.

 

 

 

Mais moi je donne ma voix


          À ce mois,


Qui prend le surnom de celle


Qui de l'écumeuse mer


          Voit germer


Sa naissance maternelle.

 

 


La Bergerie, 


Gilles Gilles imprimeur, 1565

 

 


Du même auteur :


 « Si tu veux que je meure… » (23/04/2015)


« Baise-moi donc, ma sucrée… » (23/04/2016)


Le désir (20/10/2017)


« Pendant que votre main docte ... » (20/10/2019)
 

13 mars 2025

Bernard Noël (1930 - 2021) : Bruits de langues (23 – 33)

Photo :iPierangelo Cesaretti

 

 

 

Bruits de langue

 

23


o mot-mac, tous les dessous pillés te vaudront


un lit vide en la bouche et l’hallali au rond,


tant le temps fait retour pour nous damer le fion.

 

 

on guéguérole de langue et ça crée du poème :


foutre à blanc fait fureur quand queue est en carême.

 

 

mais qu’est-ce que la voix qu’on fêle dans la voix ?


entre mes dents, un peu d’azur moque mon choix.

 

 

ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Etres !


nous écrivons le monde à travers la fenêtre


d’un zobjectif gobant maya à plein urêtre !

 

 

abîme, et c’est le noir d’où sort le vieux désir :


la treizième revient nous gommer le visage,


on voit la vie croiser la mort et embellir.


nu-nu, fait la muse et pouèt prend ton vit sage


et porte-plume-moi jusqu’à m’en équarrir.

 

 

24

 


ce qui nous leurre est si lié à l’œil qu’il faut


étriper le regard pour ouvrir le tombeau.

 

 

sous ce chapeau moral, les mots prennent des rides,


et le ronron qui suinte aux articulations,


couvre un chuintement de tête qui se vide :


rien ne sert de penser, il faut penser à fond.


empiffrée de savoir, la conscience a du bide,


tout son caca mental engorge la vision.

 

 

dans le dodelinement du dernier gâtisme,


être un vieux qui oublie son, alphabêtisme !

 

 

le visible déjà me prend comme une mer..

 

.

o, les yeux, les yeux, les yeux qu’on cloue à l’amer


étonnement de voir claquer la fermeture


idéale et l’esprit naître de cette injure :


lors, tout n’est que signe, humanisme et littérature.

 

 

25

 


hrase à venir : la main passe les lettres par


autant de corps qu’il en faut pour l’oubli, l’écart.


non le nom ne se met pas où vous voulez le mettre :


tout se démembre, sauf le point final. ô être


encore un blanc, un dessein, un petit peut-être !

 

 

précarité du rôle, on dessine son corps,


l’encre s’y met, les mots grouillent, la vie n’en veut plus.


un beau travail, dit-on, et à moi d’être mort !


mais la pensée traverse et je suis dans le tu


en riant de la ponctuation, leur décor.

 

 

entre la vue et l’œil, dans la buée du nombre,


tout va rebondissant contre son doublon d’ombre.

 

 

bizarre, ce qui n’aura jamais lieu et qui


enlise le regard dans le papier, vois ci


ce vide de moi-même où je m’ensevelis.

 

 

26

 


e, i, o, u, l’obscur prend os, la diagonale


noue du sens aux ombres et tend la corde vocale,

 

 

le sujet sort des choses en regardant leur nom,

 
et maintenant qui suis-je au bord des deux images ?

 

 

mourir mâche dessous, je vois la castration


ouvrir l’o de l’oubli pour masquer le saccage.


ne pas croire le a qui promet le langage :


déjà il est trop tard, et le i dans raison


emprisonne le cri de la partie sauvage.

 

 

mais qui allume les lettres à l’instant mortel ?


entre les jambes d’u ne se tapit aucune


nudité. tout reflue vers l’œil et cherche le ciel.


texte en avant ! l’érection syllabique est une


amorce à bouche, et pour cette fellation-là


l’auteur doit un cadavre qui ne sente pas.,

 

 

27

 


riant de la risée du branlaboum quoi couac,


il affriol’ la résiduance et l’excroisse,


emmanchant l’avaleur de jours à trique trac.


nul ne pleure d’oignon qui se farcit la poisse.

 

 

qu’erre-t-il de nous quand le nom même se mythe ?


un culossal pas-plouf, car dico n’est grand’-mer ;


il ne pouss’  ventral clope aux chutés de l’abîte

 

 

n’aliborons point : tout s’asticote sous vers,


eh peaucrite lèchteur, mon pareil boomaker.

 

 

sa suinteté jette l’encre en papage, et hop


on la voit scier des mots à grand ahan d’arrière :


il faut qu’un prépuscrit se débite au galop,


tant les cris durs de plume en font très feinte affaire.

 

 

dans nos cerveaux ribote un peuple de motgnons :


un côté marie-honnête et tout l’autre cochon.

 

 

28

 


voici la ruine où rôde un rêve dément,


il a fallu que Je s’y usât en poussière,


fatigué d’avenir à force de mots blancs.

 

 

vous écrire et pourtant les lettres ne sont pierres,


et qui réussirait à s’en faire maison ?


nous comptons les livres, puis passons par derrière :


un petit peu de tronche et pour braguette y’a bon.

 

 

de l’art de prendre pied en lune est un traité


en culisine avec diplôme es fermeté.

 

 

l’univers étourdi penche sur ses essieux.

 

 

autant dans chaque trou ne voir que le moyeu.


un arc-en-ciel étrange entoure ce puits sombre,


tout va se loger là comme va vit à l’hombre.


roses blanches, tombez ! vous insulter nos pieux


et quel regard s’accroît sous l’écorce des yeux...

 

 

29

 


où la poudre des choses attirées par le vide


ne produit qu’une scie de phosphènes candides.

 

 

regarde-toi, l’heure est en train de revenir,


as-tu encore aux dents la monnaie du passage,


tout est pareillement occupé à finir,


un nom, ce n’est pas fait pour servir de bagage.


rien ne signe la pierre où le vécu roué


est enfin mis hors-je du je qu’il a joué.

 

 

Le poète est un travailleur viergétarien, 


aussi a-t-il toujours en main un poil pythien.

 

 

nul ne s’identifie, et l’auteur est au texte,


allongé sous les mots dont il fut le prétexte.


ta bouche-trou pète une ombre qu’on a repeinte,


un mort inachevé


râle.

 

 

30

 


lave publiquement ton linge sans queue faire,


à bouche d’or on ne plaint pas le vulvéraire.

 

 

râle ou passe la main ou pelote ton ombre


et chante pour finir le babebibobu


par où tout commença. un jour la bouche sombre,


redonne-moi dit-elle un dernier coups de lu...


eh chère épine à muse, amuse-toi en corps,


sans compter tous les trous ni graphouiller l’Afnor.


en beaux girons égoutte à point le déglottant


Nonoléon, mon cop’ à mort dans la vie


transmutante, qui toujours criait : vers avant !


à la triste beauté dont mon faire a phobie.


toute ma tête tombe à vous causer de l’œuvre


inframots, et je sens qu’il me phallait folie


outrer pour devenir à ce point son manœuvre.

 

 

31

 


eau de la mort : j’en bois, testant le traitélu


manipulant l’effroi et le système cru.


pas de troc en-dessous : chacun garde ses vers,


autant de pris, çà finira par faire chair.


l’triqueur débitté n’a plus que son histoire


et l’alphabet ne peut ni greffe ni branloire.

 

 

la chair nous quitte, hélas ! voici venir le givre,


ah fuir, vers là-bas fuir ! où va naître le Livre.

 

 

rien, le vide papier invitant les orages


et la langue qu’un vent penche sur les naufrages


afin de vague en vague en égoutter le glas.


le ciel est mort, tant la matière saliva.


il faut, à petits mots, haler vers nos gencives


tout un chuchotement d’organe qui s’avive


et quoi ! tout est perdu, la merveille est naïve.

 

 

32

 


une sonore, vaine et monotone ligne..

 

.

 eh l’homme, regonflons ! que toute la mâture


lève l’encre afin d’écrire à contre-ciel


le mignon lèchemort que nous font la nature


et le temps. à bas l’alibi spirituel.

 

 

enduit de bave en raie, on se met phalle indu,


cadavrant maxi et chiquant du tutu.


rempile au rut, plum’ prêt’ à juter son pissuis-je :


il faut du carburant même pour les prodiges


tout fouteur est un cru, qui se tatse à la tige.

 

 

au trou l’a mis, ruisselle et se vide en saccades,


i secouant les vers rangés pour l’enfilade.


nue de nuque à talons et réclamant du clou,


sa beauté se feuillette à grande galopade :


ia de l’inspiration alentour qui s’ébroue.

 

 

33

 


regarde donc le ciel ! – c’est trop petit pour nous...

 

 

un jour on voit la dérision de la chiervelle,


non, non ! la vie est la farce à mener par tous.

 

 

n’expir’ sauf au clap-clap de la battante quenelle :


ordons-nous à limer parmi la lie des mots.


un cri qu’est peu écrit : la chiennerie des cau.


vers en viande vaut-il vit en vénus vissé ?


être mort et tenir toujours boutique à pieds,


ah ! n’est-ce point cela notre immortalité ?


une brise d’amour dans la nuit a passé.

 

 

motsère, j’y désserre une peu chère angoisse :


on a les poèmeux qu’on peut dans ma paroisse


nana ou pas nana, je mets dans le crachoir


des alchimies où la syllaberie croasse,


et je vois quelquefois ce que l’homme a cru voir !

 

 


Editions Givre, 1977

 

Du même auteur : 


 « Et maintenant que faire avec le rien… » (26/01/2014)


A vif enfin la nuit (26/01/2015)


Laile sous lécrit (27/01/2016)


« assiégé de quel rire… » (27/01/2017)


Fable (27/01/2018)


Lettre verticale / Bram (27/01/2019)


Le bât de la bouche (27/01/2020)


Tombeau de Lunven (10/03/2021)


Extraits du corps.1 (10/03/2022)


Grand arbre blanc (10/03/2023) 

 

Bruits de langues (23 – 33) (13/03/2025)

11 mars 2025

Henri Droguet (1944 -) : Traces

Crédits :  Philippe  Le Roy

 

 

Traces

 

 

Les vents sont établis craquants


le soleil par le haut


les chiens traversent les forêts

 

 

Les hommes font silence


s’assoient près d’une rive


ils blanchissent leurs mains


partagent la corde des pendus


ils écoutent le chant solide des oiseaux


et la rumeur des torrents invisibles


ils jettent rondement le blé dans l’ombre


affûtent leurs couteaux


ils goûtent l’herbe noire

 

 

Ils gagnent leurs repaires


calent d’anciens buffets


boivent au broc du cidre dur


ils reconnaissent l’odeur crue des juments.

 

 

Peut-être


ils se coucheront tôt.

 

6 septembre 1978

 

 

*

 


A grande brume 


se fait la nuit cassante


Carnassiers et nerveux


les vents  chassent leurs viandes


dans un bocage triste

 

 

Je ne sais plus mon âge

 

 

« Les volets bleus garderont


ta demeure


des malices du Diable »


je n’y crois pas

 

 

L’averse noie - est-ce un rêve ? –


les mornes bleus fragiles


l’automne est dans mon ventre


l’automne est dans mon cœur


je dis. Hissez trois fois vos voiles rouges


n’attendez rien de votre dieu

 

 

Je reconnais là-bas mes traces


dans un parc perdu.

 

 

On dit que c’est la belle indifférence.

 

9 octobre 1979

La nuit clenchait les haies


j’étais marchant dans un faux bourg


de la puante et fraîche ville


les vents taillants bourlinguaient


dans un ciel étripé


et j’entendais le rire coupé


des eaux


le mâchonnement noir de la mort


j’étais là.


                 A l’heure du ressac


passèrent trois corbeaux sur des landes.


Grattant

 

 

Je chantais quelques mots discrets


et dérisoires


dans les docks rances


le dimanche à onze heures.


Il ne venait jamais personne


près de ce marégraphe


où j’attendais la dernière marée


et le vol pétrifiant des oiseaux


je faisais d’autres rêves


pourtant la main je tendais


dans l’absence

 

 

(oh le claquement nu d’une averse


      sur les pontons)
 

 

 

 

je croyais La vie


c’est un rêve que Dieu rêve


et je marchais. Disant


finira se fermer le siège


de toute éternité tendu


pour moi un jour d’octobre


disant Ce jour je serai


au point mort


disant Moi à perpétuité


je suis.

 

octobre- novembre 1929

 

 

*

 


Vanité des vanités


j’avais donné raide ma langue au chant


dans une haie


j’avais tiré le 9 de pique


je déchiffrais l’archive élémentaire


comme à lire, à nuit venue, sur un mur.


Les vents qu’il faut glaçants pour faire un monde


raclaient le soleil chancre


et les nuées cellulitiques,


les vents me passaient simplement dans les doigts,


et sur la face, comme épeautre.


Les pluies rondes, rôdeuses, denses,


me liquidaient sur une digue


- c’était la troisième heure –


et la mer travaillait vaguement


               mâchait la plage


               installait sa béance.


Laboureuse la mort traçait ses sillons noirs.


Je déchiffrais.


Je marchais dans les blés.


Je parlais – « La pierre sera prête » -


Et des oiseaux sortaient de ma bouche oblique.

 

 

Dites-moi ce que je cherche


Dites-moi ce que je dis ?


        17 décembre 1978

 

 

Chant rapace


In, Revue « Cahier de poésie, 3 »


Editions Gallimard, 1980

 


Du même auteur : 


Sans paroles (12/03/2019)


Salut (12/03/2020)


Bout de monde (12/03/2021)


Pour l’exemple (12/03/2022)


Gwerz / Amen (12/03/2023)


Scopie 1 / « ...Indéfiniment ma joie... » (11/03/2024)

11 mars 2025

Pentti Holappa (1927- 2017) : Depuis le rivage

 

 

Depuis le rivage

 

Semant ses bienfaits un nuage vole


puis un aigle, messager..


Seules les îles gémissent vers le rivage à leur départ,


quand le vent sous le gel se fige, pleurant sur leur sort.

 

                         Et la mort du nuage


                         et la fin de l’aigle


                         et le dernier cri


                         sont une suffisante genèse

 

 

Les lueurs de l’Est ne dorent pas les eaux du rivage,


er les lumières de l’Ouest ne recouvrent pas l’homme qui regarde.


Seul jusqu’au destin du rivage résonne le chant de ceux qui s’en vont.

 

 

Adieu, étranger aux visages enfouis.

 

 

 


Traduit du finnois par Gabriel Rebourcet


In, Pentti Holappa : « Les mots longs »


Editions Gallimard (Poésie), 2006

 


Du même auteur : Poème de Noël 95 (10/03/2024)
 

10 mars 2025

Atahualpa Yupanqui (1908 – 1992) : Baguala

 

 

Baguala


Pour écouter un chant dans la montagne


s’ouvrent toutes les fenêtres du ciel.

 

 

Sur les sommets


reste le souvenir du soleil étranglé.


Et déjà le versant lâche ses oiseaux d’écume


qui plongent de là-haut en un envol parfait


allumant dans les rocs un miracle de trilles.

 

 

Lente enjambée de mules ; tambourin des distances.


Le sentier crisse, crisse,


et pris de lassitude, il s’étend


de la vallée jusqu’à la cime.

 

 

Le sentier est meurtri de distance infinie.


La nuit a déployé sa bannière de vents


pour draper de nuages le chant du muletier.

 

 

Le chant monte. Monte...


Il se passe de chemins pour atteindre la cime.

 

 

Prison de terre grise ; et un sentier qui monte.


Poignard d’azur, le chant dissipe les nuages.

 

 

La baguala refuse l’étoile qui scintille


et la fleur qui parfume et la nuit apaisée..

 

 

Elle arrive de loin, gonflée de souffrances.


Elle sait tout du nid tiède, de l’enfant qui espère,


de l’ami qui est loin, du chemin douloureux...

 

 

La baguala refuse les douceurs


que lui offre la lune.

 

 

Et les mules avancent et grimpent dans la nuit.


Elles piétinent des neiges pour pétrir une cadence.

 

 

Ah ! qu’elle est loin, loin du chemin, l’idée !


Quel espoir infini au-delà de l’étoile !

 

 

Le pain juste coupé, cordial comme un aïeul.


Lutter pour un destin, vivre en sachant pourquoi.


Que les étés mûrissent dans l’âme de l’enfant.

 

 

Quelles chansons de paix dans les éperons !


Que de tendres semences pour semer la vie !

 

 

Ah ! si la vie changeait !...


Si l’âme fleurissait comme l’arbre fleurit !...


Si la voix qui nous nomme était musique !


Si les mules étaient à nous, les muletiers !

 

 

Alors oui, que viennent les messages de la lune,


les signes de l’étoile


Que s’enivrent de vie la lumière des calandres


et le vert des prairies...

 

 

Tant que nous meurtriront l’inutile, l’incertain,


le fouet de la faim, l’abandon et l’oubli,
 


les mules grimperont au rythme du malheur
 

             
vers la nuit obscure. !

 

Et l’homme des collines criera sa Baguala     


comme un cri sans écho ;


étranger, dans la vie, perdu dans le lointain,


tout enflammé d’angoisses


et étranglant les ombres !

 

 

Porteur de mon destin, le destin des rivières :


chanter, pleurer, aller par les chemins.

 

 


 

Traduit de l’espagnol par Sarah Leibovici


in, Atahualpa Yupanqui : « Airs indiens »


Pierre Jean Oswald Editeur, 14600 Honfleur

 


Du même auteur : Poème de la mère Koya/ Poema de la madre Kolla (09/03/2024)

 


Baguala

 

Para escuchar un canto en la montaña


se estañ abriendo todas las ventanas del cielo.

 

 

Sobre las cumbres


se mantiene el rastro del degüello  del sol.


Y a la vertiente suelta sus pájaros de espuma

 

 

Que vuelan cuesta abajo, en vuelo limpio


encendiendo en las peñas un milagro de trinos.

 

 

Tranco lento de mulas ; tamboril de ditancias.


Cruje la senda. Cruje.


Se fatiga, y se tiende


desde el valle a la cumbre.

 

 

La senda está dolida de distancia infinita.


La noche ha desplegado su bandera de vientos


mpara emponchar de nubes la canción del arriero.

 

 

El canto sube. Sube…


No precisa caminos para ganar la cumbre.

 

 

Cárcel de tierra gris ; una senda que sube.


Puña azul, el canto desbarata las nubes...

 

 

La baguala no quiere los guiños de la estrella.


Ni la flor que perfuma, ni la noche serena.

 

 

Ella viene de lejos, madura de sentires.


Sabe del nido tibio, y del niño que espera.


Del amigo lejano, del camino que duele...

 

 

La Baguala no quiere las blanduras


que le ofrece la luna.

 

 

Las mulas van andando, cuestas arriba, en la noche.


Van pisoteando nieves para amasar un ritmo.

 

 

¡ Qué lejos, oh, qué lejos del camino, la idea!

 

¡ Qué esperanza infinita, más allá de la estrella !

 


El pan recién cortado, cordial como un abuelo.

 

Luchar por un destino, vivir con un sentido.

 

Madurar de veranos en el alma del niño.

 


¡ Qué canciones de paz en las espuelas!

 

¡ Qué de semilla blanda, para sembrar la vida…!

 

 

Si la vida cambiara…


Si floreciera el alma como florece el árbol…


Si la vos que nos nombra fuera música


Si las mulas que arreamos fueran nuestras.

 

 

Enfonces sí que vengan mensajes de la luna.


Y guiños de la estrella.


Y se embriague de vida la luz de las calandrias.


Y el verde de las herbias...

 

 

¡ Qué mientras duela adentro lo inútil, lo inseguro,


latigazos del hambre, desamparos y olvidos…


andarán cuesta arriba las mulas con su ritmo,


rumbo a la noche oscura!

 

¡ Y el hombre de los cerros gritará su Baguala.


Como un grito sin eco ;


extranjero en la vida, perdido en la distancia.


Enardeciendo angustias


y degollando sombras... !

 

 

Con un destino igua lal de los ríos : 


cantar, llora, y andar por los caminos.

 

 

Poème précédent en espagnol : 


Gabriela Mistral : Choses / Cosas (14/02/2025)
 

9 mars 2025

Serge Pey (1950 -) : Principes élémentaires de poésie directe

 

 

Principes élémentaires de poésie directe

 

 

Saisir tout le ciel 


Et l’ajouter à une poubelle


Pour former un nouvel objet


Qui ne sera plus


Ni entièrement 


Une poubelle ni tout à fait le ciel.

 

 

¤

Ne payer jamais un poème


comme on ne doit jamais payer l’amour.

 

 

Les yeux sont des monnaies


que l’on donne aux autres


quand on ne veut pas se vendre.

 

 

¤

 

Quand tu voles fais-le toujours                                                         deux fois, en    


même temps 


sans tomber.

 

 

Deviens l’oiseau                                                                             puis devient le   


singe 

 


   
Accroche des ailes                                                                         à tout ce que tu


prends.

 

 

Sois l’Aigle et le Voleur.

 

 

Le ciel du bas et le ciel du haut                                                        se divisent la


même élévation.

 

 

Distribue à tous                                                                                le bleu que tu


trouves.

 

 

Ecris en même temps                                                                  avec la plume du


Voleur


                                                                                                 et celle de  l’Aigle.

 

 

¤

 

Marier les verbes.


Intervertir les roses dans le bouquet,


laver les mots jusqu’aux parfums de l’anti-rose.

 

 

 

Chaque rose possède une rose


à l’intérieur du double de son parfum.

 

 

 

Nous ne sommes que ce que nous disons.


Nous cachons une bouche


dans une de nos mains fermées


comme dans un jeu d’enfant.

 

 

 

 

Parler : c’est deviner les yeux fermés,


quelle main est pleine de la rose.

 

 

 

C’est dans notre dos que nous préparons


une de nos mains à devenir toute la rose.

 

 

 

¤

 

Lorsqu’un homme se plaint


que son cerisier


est sans cerise


le voleur


se défend en trois points :


1 – Je n’ai jamais vu de cerisier


2 - Le cerisier était déjà sans cerise


3 – J’ai laissé toutes les cerises


sur le cerisier

 

 

Lorsqu’un inconnu se plaint


à un partisan de lui cacher


son drapeau dans la montagne


le partisan


se défend en trois points :


1 – Je n’ai jamais vu la montagne


2 – La montagne était sans drapeau


3 – J’ai laissé tous les drapeaux


sur la montagne

 

 

 

Lorsque la photographe 


se plaint au marcheur de n’avoir pu


photographier le sentier


le marcheur


se défend en trois points :


1 – Je n’ai jamais vu le sentier


2 – La montagne était sans sentier


3 – J’ai laissé tous les sentiers 


sur la montagne

 

 

 

Lorsque le maître se plaint


au disciple qu’il ne répond pas à sa question


le disciple se défend en trois points :


1 – Je n’ai pas entendu de question


2 – La question était sans réponse


3- J’ai laissé toutes les réponses


dans la question

 

 

Lorsque l’aigle se plaint


que la terre ne lui rende pas son ombre


la terre se défend en trois points :


1 – Je n’ai jamais vu d’ombre


2 – la lumière était sans ombre


3 – J’ai laissé toutes les ombres


dans la lumière de l’ombre

 

 

 

 

Arlette Albert-Birot : « Serge Pey »


Jeanmichelplace/poésie, 2006

 

 


Du même auteur : 


Tchernobyl (09/03/2023)


Amarade (09/03/2024)

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