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Caricature d'Elias Lönnrot (1847).
Le Kalevala
CHANT 4
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Elle marche un jour, deux journées,
or à la tombée du jour tierce,
devant sa robe la mer s’ouvre,
les roseaux du rivage au large :
là-bas la nuit viendra la surprendre,
la cape noire l’emmitoufle.
La pucelle pleure le soir,
toute la nuit gémit, sanglote
sur la rive, à la pierre d’eau,
au fond de la baie, gorge large.
Au potron-jacquet, dès l’aurore,
elle regarde au bout du cap :
trois filles sont sur les brisants,
elles se baignent dans la mer !
Aino sera quatrième,
brindille frêle, la cinquième !
Lors jette sa chemise au saule,
sa robe à la branche d’un tremble,
ses bas sur la terre sans neige,
ses souliers sur la pierre d’eau,
toutes ses perles sur la grève,
aux dunes de sable ses bagues.
A fleur d’eau la pierre est diaprée,
un écueil éclaboussé d’or :
elle veut nager vers la pierre,
tache de rejoindre l’écueil.
Or quand elle touche la pierre,
elle tient prise pour s’asseoir
sur la pierre aux flancs de chamarre,
l’écueil noyé par le soleil :
la pierre dévale dans l’eau,
l’écueil se sauve vers le fond,
et la fillette avec la pierre,
Aino, prise avec l’écueil.
Voilà la fin de la poulette,
la pauvre pucelle est partie.
Elle parle à l’eau de la mort,
et devise en naufrage encore :
« J’allais me baigner à la mer,
j’ai nagé par la grande plaine,
poulette, je m’en suis allée,
morte, moineau, de mort cruelle :
que père jamais ne s’en aille
en nul âge, nulle saison,
tirer les poissons de la vague,
grande houle, aux reins de la mer !
« J’allais me baigner à la mer,
sur la rive me suis lavée ;
poulette, j’en suis naufragée,
morte, moineau, de mort cruelle :
que mère jamais ne s’en aille
en nul âge, nulle saison,
mélanger dans la huche l’eau
puisée dans la baie de chez nous !
« J’allais me baigner à la mer,
sur la rive me suis lavée ;
poulette, j’en suis naufragée,
morte, moineau, de mort cruelle :
que frère jamais ne s’en aille
en nul âge, nulle saison,
abreuver l’étalon de guerre
au rivage blanc de la mer !
« J’allais me baigner à la mer,
sur la rive me suis lavée ;
poulette, j’en suis naufragée,
morte, moineau, de mort cruelle :
que ma sœur jamais ne s’en aille
en nul âge, nulle saison,
laver ses paupières fragiles
à la jetée de notre ferme !
« L’eau de mer, l’eau sur le rivage,
c’est mon sang de cœur écrasé ;
pêche vive, poisson de mer,
c’est ma chair un jour déchirée ;
Les brindilles rendues aux rives
ce sont les os de la pauvrette ;
chaumes drossés sur le rivage,
mes cheveux griffés par les vagues. »
Ce fut la mort de la pucelle,
la fin d’une belle poulette...
Qui viendra porter la nouvelle,
et la dira de langue agile
au logis fameux de la fille,
le manoir aux belles solives ?
L’ours ira porter la nouvelle
et la dira de langue agile !
L’ours ne dira point le message :
sauvé s’en est rosser les vaches.
Qui viendra porter la nouvelle,
et la dira de langue agile
au logis fameux de la fille,
le manoir aux belles solives ?
Le loup portera la nouvelle
la contera de langue agile !
Le loup ne dit point le message :
il court aux jarrets des moutons.
Qui viendra porter la nouvelle,
et la dira de langue agile
au logis fameux de la fille,
le manoir aux belles solives ?
Le renard dira la nouvelle
la contera de langue agile !
Goupil n’a point dit le message :
il chamaille une flopée d’oies
Qui viendra porter la nouvelle,
et la dira de langue agile
au logis fameux de la fille,
le manoir aux belles solives ?
Le lièvre dira la nouvelle
la portera de langue agile !
Et pour vrai le lièvre répond :
« Gent de garenne est gent fidèle ! »
le lièvre part en course folle,
longue oreille, il ricoche en terres,
trôle et traille, le mollet torse,
la bouche en croix s’en carapate
au logis fameux de la fille,
le manoir aux belles solives.
Il débouche sur le seuil de l’étuve,
s’accroupit sur le pas de l’huis :
l’étuve est pleine de fillettes,
le fassel en main lui répondent :
« Bigleux, feras-tu la potée,
seras-tu civet, lorgne-en-bille,
dîner juteux pour le patron,
franche lippée pour la patronne,
ou bien le goûter pour la fille,
le déjeuner pour le garçon ? »
Le lièvre conte la nouvelle
le boule-quinquets fanfaronne :
« Lempo viendra plutôt, ce diable,
mijoter noir dans vos marmites !
« Je m’en viens porter la nouvelle
et la conter de langue agile ;
la toute belle est naufragée,
gorge d’étain s’est abîmée,
chavirée, la boucle d’argent,
boucle de bronze a trépassé ;
perdue au roulis de la mer,
sous la vague en boules profondes,
elle est la sœur des lavarets,
frère entre les poissons de l’eau. »
La mère pleure à grand sanglot,
l’eau ruisselle à son nid de larmes.
Lors elle entonne sa complainte,
vieille de peine, elle soupire :
« Jamais n’allez, mères de peine,
en nul âge, nulle saison,
câliner votre fille tendre,
bercer votre enfant, qu’elle gagne
à contre-cœur le toit d’un homme,
comme un jour, mère de misère,
j’ai câliné la toute mienne,
et montré la route à ma fille ! »
Elle pleure, une larme roule :
l’eau ruisselle en fontaine fraîche
de ses yeux, la lisière bleue
sur ses jours ridées de malheur.
Roule une larme, une autre larme,
l’eau ruisselle en fontaine fraîche
par les joues de la pauvre vieille
jusqu’à ses tétins généreux.
Roule une larme, une autre larme,
l’eau ruisselle en fontaine fraîche
depuis les tétins généreux
sur le giron de laine fine.
Roule une larme, une autre larme,
l’eau ruisselle en fontaine fraîche
de son giron de laine rare
de l’ourlet rouge des chaussines.
Roule une larme, une autre larme,
l’eau ruisselle en fontaine fraîche
de l’ourlet rouge des chaussines
à l’empeigne des souliers d’or.
Roule une larme, une autre larme,
l’eau ruisselle en fontaine fraîche
de l’empeigne des souliers d’or
en terre, dessous le talon ;
roule en terre, grain de rosée,
roule dans l’eau, larme de pluie.
Or l’eau déroulé jusqu’en terre
se met à courir en rivière :
trois rivières prennent leur source
et s’enflent par l’eau de ses larmes,
larmes jaillies par son visage,
filées par le coin des paupières.
Chaque rivière se méandre
au feu d’embruns de trois rapides,
chaque rapide s’éclabousse
à trois brisants levés de l’eau,
chaque brisant se hausse en marge
d’une butte d’or escarpée,
à la cime de chaque butte
trois bouleaux, branches déployées,
au coupeau de chaque brouillard,
trois coucous perchés, gorges d’or.
Et les coucous piaillent leur chant ;
Le premier chante : « Amour, amour ! »
L’autre appelle : « Galant, galant ! »
Le troisième : « Gaieté, gaieté ! »
« Amour, amour ! », s’il a chanté,
trois lunes durant l’a chanté
pour la fillette sans amour,
la gisante perdue en mer.
« Galant, galant ! », s’il s’égosille,
six lunes durant s’égosille
pour le galant sevré de joie,
le cœur morne, le cœur figé.
« Gaieté, gaieté ! », s’il en appelle,
toute sa vie l’appellera
pour la mère aux larmes sans fin,
pauvre vieille ridée sans rire..
Ainsi la mère dit sa plainte
aux appels cruels du coucou :
Jamais n’allez mères pauvresses
écouter longuement le coucou !
Quand le cri du coucou résonne,
le cœur sous la blouse tressaille,
le sanglot se glisse aux paupières,
larmes et larmes sur les joues roulent,
plus rondes que le grain du pois,
plus grosse que la fève mûre :
une coudée d’âge s’enfuit,
un empan de la chair vieillit,
cœur et chair ensemble s’écroulent
aux cris du coucou printanier. »
Traduit du finnois par Gabriel Rebourcet
in, Elias Lönnrot : « Le Kalevala. Epopée des Finnois »
Editions Gallimard (Quarto), 2010
Du même auteur :
Le Kalevala. Chant 1 (10/11/2022)
Le Kalevala. Chant 2 (10/11/2023)
Le Kalevala. Chant 3 (1 et 2) (10/11/2024)
Le Kalevala. Chant 4 (10/11/2025)