Frédéric – Jacques Temple (1921 - 2020) : La chasse infinie
La chasse infinie
LA CHASSE INFINIE
à Brigitte
C’est par les veines de la terre
que vient Dieu,
par les pieds qui sont racines
dans l’humus et la pierre,
vers les cuisses, l’aine humide
et douce
comme un herbage de varaigne,
et non du ciel
virginal
où il ne trône pas.
Sur un lit de faînes rousses
je le contemple
par les pores de l’inconscience
et j’adore la senteur fauve
qui transsude
de sa présence abyssale.
Erigé dans la folle avoine
je le traque,
l’auroch éternel
hérissé d’angons,
dont l’œil béant m’invite
à la chasse infinie
MEMOIRE
à Luis Mizon
Immobile
sois
immobile
écoute
le soleil
monter
dans le vol des courlis
reste immobile
quand passe le busard
sur les roseaux
de l’aube
immobile
à l’espère
vois
dans le vol des pluviers
ta mémoire
inconnue
se lever au ponant.
SUD
En vérité je suis mort
dans les dunes asservies
squale pourrissant
au soleil imparable.
Où est l’enfance du Sud
dont bat le cœur terrible
sous l’hypogée ?
J’allume un feu secret
pour les rives du ciel
dernier défi haute prière
vers les dieux abolis.
De la glaise
vivante encore
dans la caverne
en sommeil
la main
millénaire
vers moi se tend :
la mienne.
*
STELES
sur des sculptures de Robelin
En ce temps là
nulle écriture pour dire le monde.
Surgi des gouffres de la genèse
seuls se dressaient des signes
paniques, fabuleux espoirs peut-être
sur les déserts béants
dans l’épaisseur des forêts primordiales.
Chimère de vouloir écrire
sur l’avant-écriture
pour traduire les pierres à visage
enfouies dans les ronciers des causses,
les stèles égarées des plaines barbares,
les veilleurs alignés
de Palaggiu ou de Filitosa,
les menhirs des brandes celtiques,
tous ex-voto de l’aurore de l’homme.
Colonne, cippe – signal ou mémoire –
la stèle est aussi l’axe de la racine
qui plonge au cœur du cinéraire.
L’homme de la caverne
palpite encore en nous
et reconnaît les vieux repères
trouant comme des phares
la nuit des temps.
En ce temps-là...
C’est maintenant, c’est demain.
Les rudes stèles nous relient
aux abysses du silence
où la glaise lentement s’animait.
DORS, OMBRE ROUGE
Quand la nuit pénètre la mer
luisant de mille ardoises
ma mère est là
dans l’odeur des alyssons
et des lys des sables.
Elle sourit telle autrefois
dans les prés fleuris de l’enfance
me regardant comme en un rêve.
Dort-elle ?
Pourquoi dors-tu
depuis si longtemps déjà ?
Tant de luzernes mûres et fanées
ont passé sur ton sommeil !
Dors, ombre douce,
un jour je te réveillerai
comme une fanfare
et nous irons, âmes ardentes,
cueillir la verveine
de la tendresse triomphante.
AVERTISSEMENT
Il est temps
de vivre d’eau nue
dans l’orbe d’un soleil majeur
avant que le rire uniforme
n’abolisse la fleur intime.
Le temps vient
horreur sur le monde
du sang profond.
La carcasse étonnée de gel
se dresse dans l’ombre
Un crâne de vile matière
tel sera notre amour
autrefois si doux
de ses lèvres et de ses bras.
LAISSEZ-MOI
Laissez-moi vous dire
qu’ils ont annulé l’oiseau
laissez-moi
Ô laissez-moi vous dire
qu’ils ont souillé le sable
non, laissez-moi le silence
laissez-moi
Ô laissez-moi !
NONSENSE
Le linge
de l’ange
lange
le singe.
SEPT
à Claude Michel Cluny
C’est le chiffre
de Dieu qui se repose
terminé l’ardent travail
Ô folle création
née d’un raté
de l’éternel sommeil.
ARMAGEDDON
à Jean Hugo
L’antique soleil agonisait. Jamais plus ne jailliraient de sa gueule les beaux
poissons de turquoise, les papillons d’obsidienne qui crachaient du feu.
Lorsque tout érigé le cheval noir le traversa, l’astre caduc se retrouva lune
morte.
Un épouvantable silence bleu régna.
Quelques écailles calcinées retombèrent avec un bruit d’ailes brisées et se
perdirent dans l’infini de la désolation. On entendit couiner les pipistrelles
dans les abysses, des âmes peut-être ou leurs fantômes, mieux encore leurs
prévisions déjà douloureuses. Et ce fut comme la longue infiniment plaintive
affliction d’un violon monocorde perdu dans un éther de cristal.
La chasse infinie
Editions Jacques Brémond, 30490 Montfrin-sur-Gardon, 1995
Du même auteur:,
:
La prison de Socrate (13/10/2014)
Un long voyage (13/10/2015)
Profonds pays (II) (15/05/2018)
Westbound (14/05/2019)
Thessalonique (15/05/2020)
Northbound (01/11/2020)
Sud (15/05/2021)
Profonds pays (I) (01/11/2021)
Profonds pays (III) (15/05/2022)
Caravane (15/05/2023)
Profonds pays (IV) (15/05/2024)