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Le bar à poèmes

15 novembre 2025

Tahar Ben Jelloun (1944 -) : Fass ville répudiéeEn fra

 

 

 

Fass ville répudiée

 


Ville sentier de dédale où le désert se replie


Fiction qui adulait nos rêves

 

 

Ville au seuil les égarés


nul refuge que le matin étalé

 

 

Ville sans terre


une légende de chaudes larmes


gorgées amères d’un soleil refusé

 

 

Ville j’ai appris ta colère à même le feu


j’ai appris l’aube et tes rues qui se donnent

 

 

Ville, mille et une nuits quotidiennes


tu n’as plus que des enfants pour otage


l’exil sur tes cimes


l’oubli en échange

 

 

Je reviens sur tes pas


mon itinéraire a commencé il y a bientôt mille ans.

 

 

Je dis la ville


et te donne ma mémoire


c’est une enfant enceinte venue de tout astre


où j’ai perdu verbe et corps


déposé les armes veine à blanc

 

 

Je dis la rue


et te donne ma démence


rime prodigue dans le murmure du sang


égrène ses destinées sans jamais baisser le front

 

 

Je dis la horde


et te donne le ciel


où il n’y a plus que suicides et étoiles meurtries

 

 

Nous ne dirons pas le printemps 


ni les autres choses


qui font rêver et mourir

 

 

Nous disons aujourd’hui le silence


et sortons des archives


les coudes serrées

 

 

Fass O ville des villes


aimée et répudiée


tu n’as plus de berceau


tu n’as même pas tes ruelles à pointer sur des corps

 

 

A l’envers tes minarets


                 fatigues


                 momies d’un regard hirsute


se donne la mitraille légendaire


et mémoire en exil

 

 

Tes murailles exportées


sur dos d’hommes


au pays qui n’a pas faim


pendant que chevaux de race


lancent flammes sur légendes bariolées

 

 

La fissure fait son chemin


entre la pierre et le sang paisible


des mots s’accumulent et vous barrent la route


comme au temps des invasions séculaires


ou de l’erreur prise en héritage

 

 

Veuve sur le marché des esclaves


à dire ton nom


                 te détruire


et sur tes ruines un feu avec les os des ancêtres


Veuves et tes fils mariés au ciel moribond


laissés à l’oubli en instance de la démence

 

 

Veuve enfin sur tes cimes à la racine de ce que nous fûmes pierre


dédale


                       un peu de cendre


Dans la rue qui s’insinue en spirale


et s’arrête au seuil du souvenir emmuré


de là l’odeur de tes remontrances


au jour du moussem des moussems


Ya Moulay Driss


tes enfants s’affolent déjà


             quel destin mettre en poche


             quel avenir incruster sur tes murs/amnésie


une parole à suspendre entre les yeux


et la ville s’élève pour partir vers d’autres sites


les puits ne sont plus des puits


mais des réserves d’étoiles


             à distribuer aux enfants faméliques


le feu se noie dans le repos d’une larme


à planter au-dessus des flots qui s’avancent dans vos rêves jusqu’au matin du 


     fanal


un matin éventré par vos larmes à genoux

 

 

O vilse des Villes


Tu portes en toi l’absence

 

et tu règnes à peine sur tes cimetières


tes remparts s’inclinent


             pendant


que des étrangers sortent de l’étuve


             parés


Il ne m’est de toi que l’amnésie


conquise


répudiée


sur mots arides
 

 

 


Editions Maspero


Du même auteur : 
Poèmes par amour (19/06/2015)
« Que de cendres dans mon crâne… » (19/06/2016)
« Je tourne le dos à la ville… » (19/06/2017)
« Etranger... » (19/06/2018)
« Non... » (19/06/2019)
« Un verre de thé sur la natte... » (15/11/2023)
D’un souvenir de terre tachée de sang (15/11/2024)

14 novembre 2025

Matthieu Gosztola (1981 -) : Ce mimosa

 

 

 

 

Ce mimosa


MISE EN CONTEXTE

 

 

 

ce mimosa


on l’apportera jusqu’à nos maisons / (pour les a


grandir) jusqu’aux maisons


que nous construisons / que nous construirons

n


o


u


s


c


o


n


s


t


r


u


i


r


o


n


s


d


e


s


m


a


i


s


o


n


s

 

*


*         *

 

nous construirons des maisons / nous 


construirons des maisons / comme


des corps / les maisons seront


nos corps

 

 

*


*         *

 

il y aura le dehors


il y aura le dedans / le dedans


du corps / sera l’exact prolongement


de l’intérieur des maisons / on


se sentira à l’abri


loin de la cohue / loin 


du tumulte / loin de l’incessant ballet du visible


sur lequel on n’a que très peu de prise / ou pas


de prise du tout

 

 

*


*         *

 

on sera dans un univers


que l’on pourra maîtriser / on saura


à quoi s’attendre / on sera dans le contrôle  / on sera


loin du danger


que représente le dehors / du danger


que représente l’imprévisible


avec lequel le dehors se confond


ontologiquement / on sera


dans le prévisible / on aura choisi


chaque aspect de l’intérieur

 

 

*


*         *

 

on sera dans l’intérieur


de nos maisons


comme on sera dans l’intérieur 


de nos corps / à ceci près


que l’on ne choisit pas


l’intérieur de nos corps / on vivra


l’intérieur de nos corps / un


intérieur que l’on aura choisi


et qui se tiendra à l’abri


du déplacement aigu


douloureux


en dehors de nous-mêmes [...] / à l’abri


du délabrement vécu


fantasmé


visible ou invisible


auquel nous contraint la maladie 

 

 

*


*         *

 

mais on se fatiguera vite


d’avoir toit prévu


d’être à ce point


dans le cocon des choses / on voudra


que le cocon


s’agrandisse à un imprévisible


qui ne soit pas douloureux / qui ne soit pas


cahots brusques


de l’existence / d’une existence


qu’on n’aurait pas choisie

 

 

*


*         *

 

alors 


dedans l’intérieur


de


nos


mais


on


s / on construira des chambres

 

 

*


*         *

 

des chambres avec des portes / on fera


les chambres


pour faire apparaître l’amant


l’amante / on fera


les chambres


car la chambre appelle l’amant


l’amante / on fera


une porte


pour que la chambre


ne soit pas toujours / ce qui est


 

 

*


*         *

 

il ne faudra pas ouvrir la porte


pour être dans la chambre / il faudra


embrasser l’amantl’amante

 

 

*


*         *


 

 

on sera plusieurs


dans l’intérieur des murs / de la maison


qui est l’intérieur / de nos


corps / on sera plusieurs / et alors


commencera l’aventure

 

 

*


*         *

                                            

on pourra vivre 


l’intérieur / sans un regard vers


l’extérieur / on pourra être


dans l’intimité


du dé


voilement / dans l’intimité


de ce qui se rejoint / & se découvre


lié


relié / on sera alors


en proie à la chute


au-dedans de soi / d’un être qui tombe


en soi-même / et se rattrape


au-dedans de lui-même / dans les bras de l’autre

 

 

*


*         *


 

 

de l’autre qu’il a


en sois /& qu’il peut


en même temps / voir dans la chambre


à un souffle de lui / de l’autre qui reste là


et que la chambre


n’emprisonne pas / n’empoisonne pas


avec son réel limité / [...] n’empoisonne pas


son infini / l’infini avec lequel


il se confond


au point que l’infini


puisse le résumer


sans mensonge


sans une faute qui soit 


ce qui masque

 

 

*


*         *

 

 

de l’autre que la chambre


rend libre / d’une liberté inouïe


qui ne peut que / se dé


couvrir / entre des murs


entre des bras / dans une immobilité presque


qui est celle /  toute parcourue des frémissements


de feuille tremblant dans l’arbre / de l’étreinte

 

 

*


*         *


 

 

liberté ce qui semble


emprisonné dans un 


cœur dans un


regard / liberté inouïe


de ce qui ne peut


être libre / qu’ainsi contraint


emprisonné


ravi à soi-même / pour mieux être rendu


à l’immensité


contenue en soi / au grand souffle


d’air de l’infini


qui envoie tout valser


sur son passage / &qui ne laisse vive


que la couleur des yeux


de l’amant


l’amante

 

 

*


*         *


 

 

la chambre devient


le lieu fermé


qui permet


aux corps / de s’envoler


d’être /dans une absolue


liberté / au sein de laquelle


le temps n’a plu


aucune prise / au sein de laquelle


le temps est l’inopportun / se découvre


se sait tel / en prend acte


et s’en


vole

 

 


*


*         *

 

 

liberté de ce qui


n’en finit pas de tour


noyer / & se découvre rétif 


aux lois de la pesanteur / se découvre rétif


aux lois de la douleur /  aux lois de ce qui n’est pas


pur et intense / acquiescement

 

 

*


*         *

 

 

liberté de ce qui se suffit


à soi-même / faisant corps


avec l’instant


comme s’il n’existait


rien d’autre que lui / et il n’existe


rien d’autre


que lui

 

 

*


*         *


 

 

on construit des maisons


pour que l’amant


l’amante


puissent être


protégés du dehors


pour qu’ils puissent être / loin de ce qui


casse / pour qu’il y ait des chambres


où l’on puisse / les re


trouver

 

 

*


*         *

 

 

on construira des maisons


pour dire notre amour / au frêle de l’être


au frêle éphémère / qui rend


par comparaison / toute architecture d’acier


plus fragile encore / eu égard à la force extrême


de ce frêle / qui contraint


toutes les certitudes / à mourir

 

 

 


In, revue « Babel heureuse, N°3 printemps 2018 »


Gwen Catalá Éditeur, 31000 Toulouse

13 novembre 2025

Jean Métellus (1937 – 2014) : Réponse du soleil (2)

 

 

 

Réponse du soleil

 

 

.......................................................

 

Quand ils venaient du Gabon, du Cameroun


                               du Sénégal


                               de Guinée


                               des plaines de Nigritie


                               de toute la terre noire


Il y avait entre eux des kilomètres de terre


                                            de terres indéchiffrées


                                            de terres vierges


                                            de l’air


                                            de l’air


                                            de l’air


Il y avait entre eux leurs dieux et leurs années


       leur vie privée


       leur vie publique sur les champs de mer et de plantation


       l’intimité et le pays


       des décades d’intimité que le ghetto marin brisait


       toute la foi qu’il fallait paître 


       Tout les séparait


Ils étaient côtes contre côtes bien arrimés


Et ils se regardaient

 

 

Et ils mandaient la vie et la mort


Dans la même langue sans se comprendre


Et ils vivaient l’enfer, l’enfer


Chaque doux souvenir faisait renaître la douleur dans la chair

 

 

Chaque doux souvenir effaçait le passé


Chaque doux souvenir replongeait dans l’instant


     amputait l’enfance


          le père


          la mère


          la terre natale


Chaque doux souvenir attaquait la mémoire interrogeait la société et les vaillants


     savants


Chaque doux souvenir élargissait la plaie


Chaque doux souvenir secouait la fondation du monde 


     se muait en interrogation


Et les souvenirs torturaient leur raison et la raison de vivre


          et la raison déraisonnable


          et la science de Colomb le grand navigateur


     oh ! Capitaine ! Directeur de massacres humains


                               Assassin de mes pulsations  


                               Cauchemar de mes paupières de nègre  


                               Termite de mes racines humains


Nous voyagions par milliers, le dos courbé, la corde au cou, les chaînes aux pieds,


     les yeux calés au fond d’un bateau


Et dans la bouche un goût de fiel, on pensait à l’enfer


Du fer-blanc nous arrimait par couple


Du pain noir nous occupait la bouche


...on s’en allait, ils nous emmenaient...


A l’horizon : un blanc


... Au fond de nous : un blanc...


Autour de noud : des Noirs


Ô Nègre où donc est ta beauté


Au temps des négriers tu crachais au visage des blancs


Tu défendais ta peau


Tu criais vive la liberté pour tes palais


                                      pour le palais de tes yeux


                                      pour le palais de tes narines


                                      pour le palais de tes oreilles


                                      pour le palais de tes mains


Tu te voulais le seul gérant de tes cinq sens


A chaque in nomine patri et filii de Las Casas


Tu prenais ta machette


La vérité pour toi se mesurait à l’insécurité du blanc


Nègre, tu étais beau le temps où tu tenais à toi


Tu étais beau le temps où tu cherchais en toi tes raisons de vivre


Le temps de veille et de tam-tam


Le temps de tam-tam et de veille


Le temps des grandes conjurations


Le temps des blanches conspirations des maîtres du savoir


Le temps où tes éjaculations d’or enivraient l’ancien monde


Le temps où tes poumons défiaient la respiration de la mer.


                          la mer amie des navigateurs


          la mer complice des prises et des mainmises


                                  La mer, la mer


Mère des civilisations. Mère de toute transplantation


Mère d’astres et de monstres, de soucis et d’amour


Le temps où tes yeux rouges et noirs promettaient à l’Afrique


Ta mère, ta chair : restitution du vol, absolution du viol


Et réintégration du soleil noir de ta matrice d’ébène


Le temps où les productions de tes mains amortissaient les voluptueuses soirées


     et les folles dépenses des marquis de Versailles


Le temps où la mécanique de tes muscles mettaient en branle et nourrissaient les 


     arsenaux et les chantiers navals


Le temps de tes désirs réprimés bafoués         


Le temps de la naissance aux passions inavouées         


Le temps de la connaissance d’un monde saoul, d’un monde en proie à la furia


     de la puissance qui se muait en déliriums d’impuissance


Le temps de tam-tam et de veille


Le temps de veille et de tam-tam


Le temps le temps


Le temps de ta passion à toi


Le temps de ta compassion pour l’homme


Le temps de l’adaptation de ta jeunesse à la verdeur de l’ancien monde


Tous les dieux étaient là


Les dieux du Vaudou et de Rome


Les vrais et les faux dieux


Des dieux irréductibles, la chair est top vivace          


                                       l’esprit bien trop pirate


Dieux de l’encens, dieux de tam-tam


Des dieux qui s’affrontaient dans le tumulte des cales, le ronflement de la mer


Dieux qui s’entrecroisaient, dieux qui s’ignoraient


Dieux qui se condamnaient dans un grand brouhaha


       où tout était perdu  


       où tout était gâché


            Et le malheur d’être dieux


            Et le plaisir d’être hommes


Grand-Nègre souviens-toi


Souviens-toi que les mots, les sons et les couleurs


T’ont condamné, brûlé, assassiné


Te souviens-tu de ta victoire


Te souviens-tu de la victoire des calindas et de la Négritude


De la vraie Négritude sur la terre d’Haïti


De la Négritude des champs de bataille


Du Négrisme des grottes sauvages où tu avais charmé jusqu’aux plus


     intraitables serpents ?


Et n’oublie rien de ton passé


Ni Négrisme ni Négritude


Si le monde te méprise n’en fais pas un scandale


Et sache que cette dure exclusion préserve la race de tes enfants


                         d’autodafés et de bûchers


                       de strip-tease, de prostitution


Et combats Grand Nègre non pour vivre


          Eux vivent et sont heureux


          Mais pour la lumière qui doit te couronner          


Tu circules partout figurant dans les rues d’Europe


                           dans les films d’Europe


Un amour du tonnerre s’est emparé de toi


Un amour de la foudre


Un amour des murs blancs


Amour de la raison, la haine des saisons


Amour du calcule et du béton armé


Amour du calcul et des techniques d’amour


Mille recettes enseignent l’art d’aimer


Que vaut ton corps ton cœur


Ton corps n’est que l’équivalent de l’or


Ton cœur une pompe à oxygène


Ton âme, ils l’ont volée


Grand nègre à dents de lumière


Montre ta langue de cachiman


Découvre tes gencives de caïmitier en fleurs


Ouvre bien grande ta gueule


Et laisse voir au monde les cicatrices laissées par l’hameçon du catholicisme, de


     la civilisation et de la culture grecque


Et demande aux mages de la technique, aux princes impérialistes, aux héros


     des bombes d’insecticide et d’homicide, aux créateur et destructeurs de dieux


Pourquoi Auschwitz et Buchenwald pourquoi Madagascar


Pourquoi Hiroshima, pourquoi l’escalade


Et leurs raisons de coudre même leurs ouvrages de science de tant de verbe négricide


Dans l’avant-jour lavé d’allégresse, la rémanence des siècles fait défaillir ma force


Et mon chant licite descellé de toute crainte salue la sirène des chantiers, le soleil, 


     l’initié dépouillé


Je dis honneur à l’ambassadeur des planètes et des âges, au guérisseur des entailles


     de nos songes et des offenses inécloses


..........................................................................

 

 

 


Au pipirite chantant


Editions Les Lettres Nouvelles / Maurice Nadeau, 1978

 


Du même auteur :

 
Au pipirite chantant (I) (29/06/2015)


Au pipirite chantant (II) (13/11/2022)


Prière au soleil (13/11/2023


Réponse du soleil (1) (13/11/2024)
 

13 novembre 2025

 

 

 

Réponse du soleil

 

 

.......................................................

 

Quand ils venaient du Gabon, du Cameroun


                               du Sénégal


                               de Guinée


                               des plaines de Nigritie


                               de toute la terre noire


Il y avait entre eux des kilomètres de terre


                                            de terres indéchiffrées


                                            de terres vierges


                                            de l’air


                                            de l’air


                                            de l’air


Il y avait entre eux leurs dieux et leurs années


       leur vie privée


       leur vie publique sur les champs de mer et de plantation


       l’intimité et le pays


       des décades d’intimité que le ghetto marin brisait


       toute la foi qu’il fallait paître 


       Tout les séparait


Ils étaient côtes contre côtes bien arrimés


Et ils se regardaient

 

 

Et ils mandaient la vie et la mort


Dans la même langue sans se comprendre


Et ils vivaient l’enfer, l’enfer


Chaque doux souvenir faisait renaître la douleur dans la chair

 

 

Chaque doux souvenir effaçait le passé


Chaque doux souvenir replongeait dans l’instant


     amputait l’enfance


          le père


          la mère


          la terre natale


Chaque doux souvenir attaquait la mémoire interrogeait la société et les vaillants


     savants


Chaque doux souvenir élargissait la plaie


Chaque doux souvenir secouait la fondation du monde 


     se muait en interrogation


Et les souvenirs torturaient leur raison et la raison de vivre


          et la raison déraisonnable


          et la science de Colomb le grand navigateur


     oh ! Capitaine ! Directeur de massacres humains


                               Assassin de mes pulsations  


                               Cauchemar de mes paupières de nègre  


                               Termite de mes racines humains


Nous voyagions par milliers, le dos courbé, la corde au cou, les chaînes aux pieds,


     les yeux calés au fond d’un bateau


Et dans la bouche un goût de fiel, on pensait à l’enfer


Du fer-blanc nous arrimait par couple


Du pain noir nous occupait la bouche


...on s’en allait, ils nous emmenaient...


A l’horizon : un blanc


... Au fond de nous : un blanc...


Autour de nous : des Noirs


Ô Nègre où donc est ta beauté


Au temps des négriers tu crachais au visage des blancs


Tu défendais ta peau


Tu criais vive la liberté pour tes palais


                                      pour le palais de tes yeux


                                      pour le palais de tes narines


                                      pour le palais de tes oreilles


                                      pour le palais de tes mains


Tu te voulais le seul gérant de tes cinq sens


A chaque in nomine patri et filii de Las Casas


Tu prenais ta machette


La vérité pour toi se mesurait à l’insécurité du blanc


Nègre, tu étais beau le temps où tu tenais à toi


Tu étais beau le temps où tu cherchais en toi tes raisons de vivre


Le temps de veille et de tam-tam


Le temps de tam-tam et de veille


Le temps des grandes conjurations


Le temps des blanches conspirations des maîtres du savoir


Le temps où tes éjaculations d’or enivraient l’ancien monde


Le temps où tes poumons défiaient la respiration de la mer.


                          la mer amie des navigateurs


          la mer complice des prises et des mainmises


                                  La mer, la mer


Mère des civilisations. Mère de toute transplantation


Mère d’astres et de monstres, de soucis et d’amour


Le temps où tes yeux rouges et noirs promettaient à l’Afrique


Ta mère, ta chair : restitution du vol, absolution du viol


Et réintégration du soleil noir de ta matrice d’ébène


Le temps où les productions de tes mains amortissaient les voluptueuses soirées


     et les folles dépenses des marquis de Versailles


Le temps où la mécanique de tes muscles mettaient en branle et nourrissaient les 


     arsenaux et les chantiers navals


Le temps de tes désirs réprimés bafoués         


Le temps de la naissance aux passions inavouées         


Le temps de la connaissance d’un monde saoul, d’un monde en proie à la furia


     de la puissance qui se muait en déliriums d’impuissance


Le temps de tam-tam et de veille


Le temps de veille et de tam-tam


Le temps le temps


Le temps de ta passion à toi


Le temps de ta compassion pour l’homme


Le temps de l’adaptation de ta jeunesse à la verdeur de l’ancien monde


Tous les dieux étaient là


Les dieux du Vaudou et de Rome


Les vrais et les faux dieux


Des dieux irréductibles, la chair est top vivace          


                                       l’esprit bien trop pirate


Dieux de l’encens, dieux de tam-tam


Des dieux qui s’affrontaient dans le tumulte des cales, le ronflement de la mer


Dieux qui s’entrecroisaient, dieux qui s’ignoraient


Dieux qui se condamnaient dans un grand brouhaha


       où tout était perdu  


       où tout était gâché


            Et le malheur d’être dieux


            Et le plaisir d’être hommes


Grand-Nègre souviens-toi


Souviens-toi que les mots, les sons et les couleurs


T’ont condamné, brûlé, assassiné


Te souviens-tu de ta victoire


Te souviens-tu de la victoire des calindas et de la Négritude


De la vraie Négritude sur la terre d’Haïti


De la Négritude des champs de bataille


Du Négrisme des grottes sauvages où tu avais charmé jusqu’aux plus


     intraitables serpents ?


Et n’oublie rien de ton passé


Ni Négrisme ni Négritude


Si le monde te méprise n’en fais pas un scandale


Et sache que cette dure exclusion préserve la race de tes enfants


                         d’autodafés et de bûchers


                       de strip-tease, de prostitution


Et combats Grand Nègre non pour vivre


          Eux vivent et sont heureux


          Mais pour la lumière qui doit te couronner      

   
Tu circules partout figurant dans les rues d’Europe


                           dans les films d’Europe


Un amour du tonnerre s’est emparé de toi


Un amour de la foudre


Un amour des murs blancs


Amour de la raison, la haine des saisons


Amour du calcule et du béton armé


Amour du calcul et des techniques d’amour


Mille recettes enseignent l’art d’aimer


Que vaut ton corps ton cœur


Ton corps n’est que l’équivalent de l’or


Ton cœur une pompe à oxygène


Ton âme, ils l’ont volée


Grand nègre à dents de lumière


Montre ta langue de cachiman


Découvre tes gencives de caïmitier en fleurs


Ouvre bien grande ta gueule


Et laisse voir au monde les cicatrices laissées par l’hameçon du catholicisme, de


     la civilisation et de la culture grecque


Et demande aux mages de la technique, aux princes impérialistes, aux héros


     des bombes d’insecticide et d’homicide, aux créateur et destructeurs de dieux


Pourquoi Auschwitz et Buchenwald pourquoi Madagascar

 


Pourquoi Hiroshima, pourquoi l’escalade


Et leurs raisons de coudre même leurs ouvrages de science de tant de verbe négricide


Dans l’avant-jour lavé d’allégresse, la rémanence des siècles fait défaillir ma force


Et mon chant licite descellé de toute crainte salue la sirène des chantiers, le soleil, 


     l’initié dépouillé


Je dis honneur à l’ambassadeur des planètes et des âges, au guérisseur des entailles


     de nos songes et des offenses inécloses


..........................................................................

 

 


Au pipirite chantant


Editions Les Lettres Nouvelles / Maurice Nadeau, 1978


Du même auteur : 


Au pipirite chantant (I) (29/06/2015)


Au pipirite chantant (II) (13/11/2022)


Prière au soleil (13/11/2023)


Réponse du soleil (1) (13/11/2024)
 

12 novembre 2025

Jules Supervielle (1884 – 1960) : Dieu crée la femme

 

 

 

Dieu crée la femme

 

 
Pense aux plages, pense à la mer,


Au lisse du ciel, aux nuages,


A tout cela devenant chair


Et dans le meilleur de son âge,


Pense aux tendres bêtes des bois,


Pense à leur peur sur tes épaules,


Aux sources que tu ne peux voir


Et dont le murmure t’isole, 


Pense à tes plus profonds soupirs,


Ils deviendront un seul désir, 


A ce dont tu chéris l’image,


Tu l’aimeras bien davantage. 


Ce qui était beaucoup trop loin


Pour le parfum ou le reproche,


Tu vas voir comme il se rapproche


Se faisant femme jusqu’au lien,


Ce dont rêvaient tes yeux, ta bouche,


Tu vas voir comme tu le touches.


Elle aura des mains comme toi


Et pourtant combien différentes,


Elle aura des yeux comme toi


Et pourtant rien ne leur ressemble.


Elle ne te sera jamais


Complètement familière,


Tu voudras la renouveler


De mille confuses manières.


Voilà, tu peux te retourner


C’est la femme que je te donne


Mais c’est à toi de la nommer,


Elle approche de ta personne.

 

 

 

La fable du monde

 

Editions Gallimard,1938

Du même auteur : 


   L’Allée (12/11/2014)  

 

Hommage à la vie (12/11/2015)


Le forçat (12/11/2016)


Nocturne en plein jour (12/11/2017)


Prière à l’inconnu (11/11/2018)


Trois poèmes de l’enfance (12/11/2019)


Les amis inconnus (12/11/2020)


Oublieuse mémoire (12/112021)


Mes légendes (12/11/2022)


Le matin du monde (12/11/2023)


Apparition (12/11/2024)
 

11 novembre 2025

Shara (? -) : « Marche nocturne... »

 

Le Temple du Honmonji à Ikegami par Kawase Hasui, 1931

 

 

 

 

Marche nocturne


la neige tombe


en adieu à l’année

 

 

 


Traduit du japonais par Roger Munier


in, « Haïkus des quatre saisons »


Editions du Seuil, 2010
 

10 novembre 2025

Elias Lönnrot (1802 – 1884) : Le Kalevala. Chant 4 (2)

 

Caricature d'Elias Lönnrot (1847).

 

 

 

Le Kalevala


 
CHANT 4

 

........................................................................................

 

Elle marche un jour, deux journées,


or à la tombée du jour tierce,


devant sa robe la mer s’ouvre,


les roseaux du rivage au large :


là-bas la nuit viendra la surprendre,


la cape noire l’emmitoufle.

 

 

La pucelle pleure le soir,


toute la nuit gémit, sanglote


sur la rive, à la pierre d’eau,


au fond de la baie, gorge large.

 

 

Au potron-jacquet, dès l’aurore,


elle regarde au bout du cap :


trois filles sont sur les brisants,


elles se baignent dans la mer !

 

 

Aino sera quatrième,


brindille frêle, la cinquième !

 

 

Lors jette sa chemise au saule,


sa robe à la branche d’un tremble,


ses bas sur la terre sans neige,


ses souliers sur la pierre d’eau,


toutes ses perles sur la grève,


aux dunes de sable ses bagues.

 

 

A fleur d’eau la pierre est diaprée,


un écueil éclaboussé d’or :


elle veut nager vers la pierre,


tache de rejoindre l’écueil.

 

 

Or quand elle touche la pierre,


elle tient prise pour s’asseoir


sur la pierre aux flancs de chamarre, 


l’écueil noyé par le soleil :


la pierre dévale dans l’eau,


l’écueil se sauve vers le fond,


et la fillette avec la pierre,


Aino, prise avec l’écueil.

 

 

Voilà la fin de la poulette,


la pauvre pucelle est partie.

 

 

Elle parle à l’eau de la mort, 


et devise en naufrage encore :

 

 

« J’allais me baigner à la mer,


j’ai nagé par la grande plaine,


poulette, je m’en suis allée,


morte, moineau, de mort cruelle :


que père jamais ne s’en aille


en nul âge, nulle saison,


tirer les poissons de la vague,


grande houle, aux reins de la mer !

 

 

« J’allais me baigner à la mer,


sur la rive me suis lavée ;


poulette, j’en suis naufragée,


morte, moineau, de mort cruelle :


que mère jamais ne s’en aille


en nul âge, nulle saison,


mélanger dans la huche l’eau


puisée dans la baie de chez nous !

 

 

« J’allais me baigner à la mer,


sur la rive me suis lavée ;


poulette, j’en suis naufragée,


morte, moineau, de mort cruelle :


que frère jamais ne s’en aille


en nul âge, nulle saison,


abreuver l’étalon de guerre


au rivage blanc de la mer !

 

 

« J’allais me baigner à la mer,


sur la rive me suis lavée ;


poulette, j’en suis naufragée,


morte, moineau, de mort cruelle :


que ma sœur jamais ne s’en aille


en nul âge, nulle saison,


laver ses paupières fragiles


à la jetée de notre ferme !

 

 

« L’eau de mer, l’eau sur le rivage,


c’est mon sang de cœur écrasé ;


pêche vive, poisson de mer,


c’est ma chair un jour déchirée ;


Les brindilles rendues aux rives


ce sont les os de la pauvrette ;


chaumes drossés sur le rivage,


mes cheveux griffés par les vagues. »

 

 

Ce fut la mort de la pucelle,


la fin d’une belle poulette...

 

 

Qui viendra porter la nouvelle,


et la dira de langue agile


au logis fameux de la fille,


le manoir aux belles solives ?

 

 

L’ours ira porter la nouvelle


et la dira de langue agile !


L’ours ne dira point le message :


sauvé s’en est rosser les vaches.

 

 

Qui viendra porter la nouvelle,


et la dira de langue agile


au logis fameux de la fille,


le manoir aux belles solives ?

 

 

Le loup portera la nouvelle


la contera de langue agile !


Le loup ne dit point le message :


il court aux jarrets des moutons.

 

 

Qui viendra porter la nouvelle,


et la dira de langue agile


au logis fameux de la fille,


le manoir aux belles solives ?

 

 

Le renard dira la nouvelle


la contera de langue agile !


Goupil n’a point dit le message :


il chamaille une flopée d’oies

 

 

Qui viendra porter la nouvelle,


et la dira de langue agile


au logis fameux de la fille,


le manoir aux belles solives ?

 

 

Le lièvre dira la nouvelle


la portera de langue agile !


Et pour vrai le lièvre répond :


« Gent de garenne est gent fidèle ! »

 

 

le lièvre part en course folle,


longue oreille, il ricoche en terres,


trôle et traille, le mollet torse,


la bouche en croix s’en carapate


au logis fameux de la fille,


le manoir aux belles solives.

 

 

Il débouche sur le seuil de l’étuve,


s’accroupit sur le pas de l’huis :


l’étuve est pleine de fillettes, 


le fassel en main lui répondent :

 

 

« Bigleux, feras-tu la potée,


seras-tu civet, lorgne-en-bille,


dîner juteux pour le patron,


franche lippée pour la patronne,


ou bien le goûter pour la fille,


le déjeuner pour le garçon ? »

 

 

Le lièvre conte la nouvelle


le boule-quinquets fanfaronne :


« Lempo viendra plutôt, ce diable,


mijoter noir dans vos marmites !

 

 

« Je m’en viens porter la nouvelle


et la conter de langue agile ;


la toute belle est naufragée,


gorge d’étain s’est abîmée,


chavirée, la boucle d’argent,


boucle de bronze a trépassé ;


perdue au roulis de la mer,


sous la vague en boules profondes,


elle est la sœur des lavarets,


frère entre les poissons de l’eau. »

 

 

La mère pleure à grand sanglot,


l’eau ruisselle à son nid de larmes.

 

 

Lors elle entonne sa complainte,


vieille de peine, elle soupire :

 

 

« Jamais n’allez, mères de peine, 


en nul âge, nulle saison,


câliner votre fille tendre,


bercer votre enfant, qu’elle gagne


à contre-cœur le toit d’un homme,


comme un jour, mère de misère,


j’ai câliné la toute mienne,


et montré la route à ma fille ! »

 

 

Elle pleure, une larme roule :


l’eau ruisselle en fontaine fraîche


de ses yeux, la lisière bleue


sur ses jours ridées de malheur.

 

 

Roule une larme, une autre larme,


l’eau ruisselle en fontaine fraîche


par les joues de la pauvre vieille


jusqu’à ses tétins généreux.

 

 

Roule une larme, une autre larme,


l’eau ruisselle en fontaine fraîche


depuis les tétins généreux


sur le giron de laine fine.

 

 

Roule une larme, une autre larme,


l’eau ruisselle en fontaine fraîche


de son giron de laine rare


de l’ourlet rouge des chaussines.

 

 

Roule une larme, une autre larme,


l’eau ruisselle en fontaine fraîche


de l’ourlet rouge des chaussines


à l’empeigne des souliers d’or.

 

 

Roule une larme, une autre larme,


l’eau ruisselle en fontaine fraîche


de l’empeigne des souliers d’or


en terre, dessous le talon ;


roule en terre, grain de rosée,


roule dans l’eau, larme de pluie.

 

 

Or l’eau déroulé jusqu’en terre


se met à courir en rivière :


trois rivières prennent leur source


et s’enflent par l’eau de ses larmes,


larmes jaillies par son visage,


filées par le coin des paupières.

 

 

Chaque rivière se méandre


au feu d’embruns de trois rapides,


chaque rapide s’éclabousse


à trois brisants levés de l’eau,


chaque brisant se hausse en marge


d’une butte d’or escarpée,


à la cime de chaque butte


trois bouleaux, branches déployées,


au coupeau de chaque brouillard,


trois coucous perchés, gorges d’or.

 

 

Et les coucous piaillent leur chant ;


Le premier chante : « Amour, amour ! »


L’autre appelle : « Galant, galant ! »


Le troisième : « Gaieté, gaieté ! »

 

 

« Amour, amour ! », s’il a chanté,


trois lunes durant l’a chanté


pour la fillette sans amour,


la gisante perdue en mer.

 

 

« Galant, galant ! », s’il s’égosille,


six lunes durant s’égosille


pour le galant sevré de joie,


le cœur morne, le cœur figé.

 

 

« Gaieté, gaieté ! », s’il en appelle,


toute sa vie l’appellera


pour la mère aux larmes sans fin,


pauvre vieille ridée sans rire..

 

 

Ainsi la mère dit sa plainte


aux appels cruels du coucou :

 

 

Jamais n’allez mères pauvresses


écouter longuement le coucou !

 

 

Quand le cri du coucou résonne,


le cœur sous la blouse tressaille,


le sanglot se glisse aux paupières,


larmes et larmes sur les joues roulent,


plus rondes que le grain du pois,


plus grosse que la fève mûre :


une coudée d’âge s’enfuit,


un empan de la chair vieillit,


cœur et chair ensemble s’écroulent


aux cris du coucou printanier. »

 

 

 

Traduit du finnois par Gabriel Rebourcet


in, Elias Lönnrot : « Le Kalevala. Epopée des Finnois »


Editions Gallimard (Quarto), 2010
 

Du même auteur : 


Le Kalevala. Chant 1 (10/11/2022)


Le Kalevala. Chant 2 (10/11/2023)


Le Kalevala. Chant 3 (1 et 2) (10/11/2024)

 

Le Kalevala. Chant 4 (10/11/2025)


 

9 novembre 2025

Elias Lönnrot (1802 – 1884) : Le Kalevala. Chant 4 (1)

 

 

Le Kalevala
 


CHANT 4

Aino la jeune pucelle,


la sœur du jeunot, Jouka,


noue des bottes dans la feuillée,


faisceaux de bain dans la boulaie,

 

 

Lace un faisceau, c’est pour son père,


l’autre faisselin pour sa mère,


elle en trousse un tierce en fassel


pour son frère, la frime rouge.

 

 

Elle trotte vers son logis


trôle son chemin par l’aunaie.

 

 

Le vieux Väinämöinen

 

dans sa feuillée voit la fillette,

 

le beau tablier dans l’herbage.

 

 

Le vieux chanteur lui parle ainsi :

 

 

« Fille, pucelle, oublie les autres,


porte pour moi, fille menue, 


le collier de perle à ta gorge,


la croix bouclée sur la poitrine,


tresse les nattes sur ta nuque,


et coiffe la soie de guipure ! »

 

 

Aino répond, la pucelle :


Ni pour toi, ni pour les autres


je ne veux la croix sur ma gorge


ni la guipure à mes cheveux.

 

 

« Peut me chaut le drap d’outre-mer,


le pain de froment, la mie blanche :


je vis dans le linge étriqué,


je pousse à la croûte du pain


chez mon père, le bon bonhomme,


auprès de ma mère bien douce. »

 

 

Lors griffant la croix de sa gorge,


tirant les bagues de ses doigts,


le collier de perles égrené,


elle arrache ses rubans rouges,


les jette au sol, perles en graines,


rameau de soie dans la feuillée.

 

 

Puis s’en retourne à grosses larmes,


trotte en sanglot jusqu’au manoir.

 

 

Le père est dessous la fenêtre,


il grave un manche de cognée :

 

 

« Qu’as-tu donc à pleurer ma fille,


ma pauvrette, ma toute fraîche ? »

 

 

« J’ai tant de cause à sangloter,


tant de peine me rend dolente !


Mon père bon, entends la cause


pourquoi je pleure à m’en morfondre :


la broche a roulé de ma gorge,


la boucle est tombée de ma taille,


la croix d’argent de ma poitrine,


les fils de bronze à ma ceinture. »

 

 

Son frère est devant la barrière,


taillant la teille du limon :

 

 

 « Qu’as-tu donc à pleurer ma soeur,


sœur pauvrette, ma toute fraîche ? »

 

 

« J’ai tant de cause à sangloter,


tant de peine me rend dolente !


Mon frère bon, entends la cause


pourquoi je pleure à m’en morfondre :


la bague est roulée de mon doigt,


toutes les perles de ma gorge,


l’anneau d’or, la bague à mon doigt,

 


les perles de nacre à ma gorge. »

 

 

Sa sœur debout sur la longrine *                * Poutre reliant les autres au centre d’une pièce 


tisse une ceinture en points d’or :                ou d’un pont    

 

 

   

« Qu’as-tu donc à pleurer, ma soeur,

 

sœur pauvrette, ma toute fraîche ? »

 

 

 

« J’ai tant de cause à sangloter,


tant de peine à m’en larmoyer !


Ma sœur bonne, écoute la cause 


pourquoi je pleure à m’en morfondre :


la guimpe a volé de ma frange,


le ruban d’or de mes cheveux,


la soie bleue dessus mes paupières,


le ruban rouge de ma coiffe. »

 

 

La mère aux marches du grainier


écume la crème de lait :

 

 

« Qu’as-tu donc à pleurer, ma fille,


ma toute jeune, ma pauvrette ? »

 

 

« Ma mère, ô ventre de mes jours,


ma nourrice, ma mère tendre !


Mainte cause rend mon cœur morne,


tant de peine, tant de malheur !

 

 

« Ma mère bonne, entends la cause


qui me fait gémir et pleurer :


j’étais au bois pour la cueillette,


laçant les rameaux de ramille.

 

 

« J’en serre un fassel pour mon père,


puis pour ma mère une autre écouve,


et j’en botelle une troisième


pour mon frère, la frime rouge.

 

 

« J’allais retourner au logis,


je suis passé par la prairie :


dans la combe, Osmonen m’apelle


Kaleva du fond du brûlis :

 

 

« Fille, pauvrette, oublie les autres,


porte pour moi, fille pauvrette, 


le collier de perle à ta gorge,


la croix bouclée sur ta poitrine,


tresse les nattes sur ta nuque,


et coiffe la soie de guipure ! »

 

 

« J’ai griffé la croix de ma gorge,


égrené le collier de perles,


les rubans bleus de mes paupières,


les rubans rouges de ma coiffe,


tout à terre, graines de perles,


rameaux de soie dans la feuillée.

 

 

Et j’ai rabroué le vieux drôle :


« Ni pour toi, ni pour tous les autres, 


je n’ai noué la croix sur ma gorge


ni la guipure à mes cheveux.


Peut me chaut le drap d’outre-mer,


le pain de froment, la mie blanche ;


je vis dans le linge étriqué,


je pousse à la croûte du pain


chez mon père, brave bon bonhomme,


auprès de ma mère bien douce. »

 

 

La mère parle à sa fillette


et la ravigote, la vieille :


« Ne pleure point, fille, ma fille


fruit de mes jours, finis tes larmes !

 

 

« Mange bon an le beurre tiède,


fille sera, toute sanguine ;


l’an second le rôti du porc, 


fille sera, toute gracieuse ;


l’an tierce la gâtée de crème,


fille seras, toute plus belle.

 

 

« Cours au grenier sur la colline


- ouvre le grenier mieux garni !


Coffre sur coffre y sont rangés,


arche à flanc d’arche, un plein grenier.

 

 

« Ouvre le coffre mieux garni,


hoche la charnière en chamarre :


six ceintures d’or sont rangées,


sept robes bleues, le linge rare.

 

 

« Kuutar les a tissées, la blanche,


Päivätär les a cousues.

 

 

Au temps que j’étais fille encore,


aux jours de ma vie de pucelle,


j’allais au bois pour les airelles


dans le val cueillir les framboises.

 

 

« J’entends la lune à son tissage,


la fille du soleil au rouet,


à l’orée de la forêt bleue,


la frange de la loge douce

 

 

« Lors je m’approche des fileuses,


à croupetons, je viens au guet.


Et je quémande leur ouvrage,


petite voix, prière blanche :


« Kuutar, veux-tu donner ton or,


Päivätär, tes points d’argent


à la fille aux mains toutes vides,


la pucelle en prière blanche ? »

 

 

« Kuutar m’a donné ses fils d’or, 


Päivätär ses points d’argent.

 

 

« J’ai mis les points d’or à ma frange,


les rubans d’argent pour ma coiffe !


Puis je suis rentrée, toute fleur


toute joie au plessis du père.

 

 

« J’ai mis la coiffe un jour, deux jours,


au jour de tierce, sur le soir


j’ai défait tout l’or de ma frange,


les mèches d’argent de ma coiffe,


les ai mis au grenier du tertre,


dans le coffre, sous la charnière :


ils sont là-bas depuis ce jour,


paupières fermées sur le temps.

 

 

« Cours et noue la soie sur tes yeux,


hausse les rubans d’or aux tempes,


à ta gorge les perles claires,


sur tes petits seins les croix d’or.

 

 

« Passe la blouse en toile écrue,


broche la chemise en lin pur !

 

 

« Enfile la robe de drap,


puis la ceinture ourlée de soie,


les chaussines de soie brodée


et les souliers d’empeigne en cuir !

 

 

« Tresse tes cheveux, noue les nattes,


lace les rubans de satin, 


des bagues d’or à chaque doigt,


les anneaux d’or à tes poignets !

 

 

« Puis reviens-t’en du beau grenier,


retourne-t’en  jusqu’au logis


pour le régal de ta nichée,


la bonne aise de tous tes gens :


tu courras la venelle en fleur, 


framboise flâneuse à l’entour,


plus mignonne qu’aux jours naguère,


tant plus belle qu’aux jours jadis ? »

 

 

Ainsi la mère tient devise


et parle à son enfant, la vieille.

 

 

La fillette ne l’entend guère,


n’obéit point à ses paroles ;


elle gagne le cœur en larmes,


à gros sanglots jusqu’au manoir.

 

 

Fillette elle entonne sa plainte,


le chant triste, les mots de peine :

 

 

« Que vaut le cœur des gens de chance,


le songe de la gent benoîte ?

 

 

« Voici le cœur des gens de chance


le songe de la gent benoîte :


c’est le clapotis de l’eau tendre,


la vague souple dans la cuve.

 

 

« Que vaut le cœur des gens de peine,


songe triste, vol de hareldes ?

 

 

« Voici le cœur des gens de peine


songe triste au vol de hareldes :


c’est l’eau noire au tréfonds du puits,


la neige encroûtée sous la crête.

 

 

« Souventes fois, fille des brumes,


fille des brouas, tant de fois


mon cœur rôde en foins morgelés,


rampe à terre entre les taillis,


mon cœur flâne par les pâtis,


roulade aux griffes des broussailles ;


songes tristes, cœur de goudron,


ma vie sombre, cœur de charbon.

 

 

« Il aurait mieux valu, pauvrette, 


fleur de bourrasque, mieux valu


que je reste sans naître au jour,


graine close, sans fleur ouverte, 


en ces jours d’étoile mauvaise,


terres sans joie, les soleils mornes.

 

 

« Morte à six nuits, toute menue,


éteinte à huit nuits d’âge même,


j’aurai causé peu de besogne :


un empan de toile de lin,


un petit recoin du talus,


pour ma mère une once de larmes,


un peu moins pour mon père encore,


pas une goutte pour mon frère. »

 

 

Elle pleure un jour et deux jours.

 

 

Lors la mère vient s’enquérir :


« Qu’as-tu donc à pleurer, pauvrette,


fille en peine, que viens-tu geindre ?

 

 

« J’ai tant à pleurer, pauvre fille,


tant à gémir pour tous mes jours,


car tu m’as donnée, fruit de peine,


ta fillette, tu l’as promise,


comme garde pour vieillard,


compagne de joie pour l’aïeul,


main ferme pour la main tremblante,


veille douce, pour le peinard.

 

 

« Cen fois mieux tu m’aurais sommée


d’aller sous les vagues profondes,


petite sœur des lavarets,


frère pour les poissons de l’eau !

 

 

« Mieux vaudrait vivre dans la mer


et loger par-dessus la houle


petite sœur des lavarets,


frère entre les poissons de l’eau,


que d’être à la guise du vieux,


veille douce, pour le peinard.


un birbe empoté dans ses chausses,


vieux culbutant sur un brin d’herbe. »

 

 

Elle court au grenier du tertre,


elle passe l’huis du grenier.

 

 

Elle ouvre l’arche mieux garnie,


hoche la charnière gravée :


en tire six ceintures d’or,


sept robes bleues, le linge rare ;


les enfiler juste à sa taille,


elle passe à ses bras les manches.

 

 

Elle lace l’or à sa frange,


les rubans d’argent pour sa coiffe,


la soie bleue dessus ses paupières,


les guimpes rouges sur ses nattes.

 

 

Puis elle s’en va son chemin


longe un pré, passe une prairie,


par les marais, par les labours,


elle passe les forêts noires.

 

 

Elle chante le long de sa route,


aussi fredonne par la sente :


« Mon cœur brûle, cœur de crevasse,


ma tête roule sa moraine.

 

 

La crevasse n’y suffit guère,


ma moraine n’est point si lourde


pour que j’en meure, pauvre fille,


fille de guigne, j’en finisse


avec ces chagrinées si grandes,


ma vie triste, mon cœur en peine.

 

 

« Mais grand soleil, il serait temps


que je te quitte, mon soleil


que je m’en aille pour Mana,


père ne me pleurera guère,


mère ne s’en navrera point,


ma sœur aura les joues bien sèches


et mon frère les yeux sans larmes


même si je roule à la vague,


la mer écaillée, je dévale


loin dessous la houle profonde,


aux lèvres de la vase noire. » 

 

 

 

Traduit du finnois par Gabriel Rebourcet


in, Elias Lönnrot : « Le Kalevala. Epopée des Finnois »


Editions Gallimard (Quarto), 2010

 


Du même auteur :

 
Le Kalevala. Chant 1 (10/11/2022)


Le Kalevala. Chant 2 (10/11/2023)


Le Kalevala. Chant 3 (1 et 2) (10/11/2024)

9 novembre 2025

Gil Jouanard (1937 -2021) : Les Florets

 

 

Les Florets

 

 

La campagne porte le ciel à bout de bras.

 

 

Ecartant cailloux et chardons, le chemin se hisse jusqu’à la forteresse des


     corneilles.


Là-haut, dans le frissonnement des fleurs, les couleurs jaillissent, le Grand


     Midi, depuis toujours, espère son passé


Au loin, les villes n’arrivent pas aux chevilles de la réalité.


La crête est tatouée de signes. L’affectueuse chimie s’affaire au milieu d’une


     choralie d’insectes.


L’architecture sort du rêve et s’amoncelle sous les pas.


La légende suit l’ombre dans les plis de l’anticlinal.


Le village articule son chant de pierre entre les mélèzes ; l’écluse tourne le


     manche de la vielle.

 

 

Minuscule sur le sentier, le paysan marche courbé sous le poids de la terre.

 

 

 


Banlieue d’Aerea


Editions Pierre-Jean Oswald, 1969


Du même auteur :


« Au bout de chaque jour… » (05/03/2015)


Hautes chaumes (I) (05/03/2016)


Sonnailles (05/03/2017)


Al-Kimiya, (05/03/2018)


« Fibres... » (04/03/2019)


Hautes chaumes (II) (05/03/2020)


Le chaudron de cuivre de Chardin (I) (05/03/2021)


Le chaudron de cuivre de Chardin (II) (05/03/2022)


La maison de demain (05/03/2023)


Chronique du bois d’eucalyptus (1 et 2) (05/03/2024)
 

8 novembre 2025

Anise Koltz (1928 - 2023) : Le cri de l’épervier

 

 

 

Anise Koltz (1992). Photo : Wolfgang Osterheld

 

 

Le cri de l’épervier

 


LE CRI DE L’EPERVIER

 

 

Lorsque la mort 


me traverse


j’arrache son cri


à l’épervier


et l’intègre


à mon vocabulaire

 

 

       ...........

 

LE BERGER

 

 

Un soleil hostile 


nous aveugle

 

 

Le berger 


avec sa canne blanche


ne voit plus ses moutons


dévorés peu à peu


par le troupeau

 

 

LES SOLEILS SE MULTIPLIENT

 

 

Je suis le monde 


qui tourne


traversé de parallèles


et de méridiens

 

 

En moi des peuples se font


et se défont

 

 

Dans le ciel


les soleils se multiplient


la mort en moi


me donne la force de vivre

 

 

JE M’ESCORTE

 

 

je ne connais pas


le squelette 


qui vit debout en moi

 

 

Obscurs sont les lieux de mon corps


la gravitation me commande

 

 

Je m’escorte


dans l’énigme totale


de moi-même

 

 

Comment me traduire


par le verbe

 

 

       ...........

 

LE CORBEAU

 

 

Sous ma chemise


je porte la mort


tel un corbeau


apprenti de la parole

 

 

Il est seul à comprendre


le langage enragé de mon cœur

 

 

JE N’ARRETERAI PAS

 

 

Oui j’écris


nuit et jour


lorsque vous m’enterrerez


je n’arrêterai pas

 

 

Dans cette terre 


aux entrailles enténébrées


je continuerai l’écriture


avec les bouts de mes os

 

 

       ...........

 

VOYANTE

 

 

Je suis Eve


chassée du paradis


et devenue voyante

 

 

Je v plus mes enfants


comme des larves

 

 

Dieu n’a pas besoin


de les délivrer du mal

 

 

Chaque arbre


est celui de la connaissance

 

 

A PEINE

 

 

Un mot suffit


pour faire sauter le monde

 

 

La page bouge à peine


moins qu’une branche


après l’envol d’un oiseau

 

 

LA COULEUR DU SILENCE

 

 

Chaque mot


a la couleur du silence

 

 

Tout ce qui a été dit


n’est plus à dire

 

 

Chaque répétition


est un signe de la mort

 

 

LE MOT

 

 

Je traîne chaque mot


devant un tribunal intérieur


pour vérifier sa transcendance


avec le son du langage

 

 

Il me lie à cette vie


destinée


à me faire disparaître

 

 

       ...........

 

QUI ECRIT ?

 

 

Toxicomane de la parole


je m’endors sous son poids

 

 

Est-ce moi qui écrit le poème ?
est-ce le poème qui m’écrit ?

 

 

 

JE N’AI FAIT QUE PASSER

 

 

J’ai vécu deux mille ans


accumulant sueurs et semences


mettant bas des enfants


dans lesquels mon sang a tremblé

 

 

Ils n’ont pas demandé


d’où je venais


et qui j’étais

 

 

Je n’ai fait que passer


telle une pluie torrentielle


telle une mousse


les couvrant

 

 

L’HOMME NE ME COUVRE PLUS

 

 

L’homme ne me couvre plus


je suis seule


sous cette peau


qui flétrit


sans me prévenir


de ma mort

 

 

le pain bientôt


se mangera sans moi

 

 

       ...........

 

APRES ICARE

 

 

le soleil


assassin d’Icare


se cache

 

 

Tandis que toute ma vie


je répare ses ailes


et veille son corps fracassé

 

 

ENTRE LE SOLEIL ET LA LUNE

 

 

Ma peau millénaire


tendue


entre le soleil et la lune


est marquée 


du signe de Caïn

 

 

Ce sont mes yeux


qui inventent le monde

 

 

La terre est aveugle


elle est un animal qui écoute

 

 


Le cri de l’épervier


Editions Phi, L-4995 Schouweiler (Luxembourg) / Ecrits des Forges, 


Trois-Rivières (Québec), 2000

De la même autrice : 

 

Un monde de pierres (I) (08/11/2021)

 

Un monde de pierres (II) (07/05/2022)

 

Galaxies intérieures (I) (08/11/2022)

 

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