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Le bar à poèmes

20 mai 2025

Adonis (1930 -) /أدونيس : Le charmeur de poussière (2)

 

 

Le charmeur de poussière

 

....................................................................

 

LE ROC

 

J’ai accédé à tes désirs :


mon chant est mon pain


mon royaume est ma parole


Ô roc, alourdis mes pas


Je t’ai porté, aurore sur mes épaules


Je t’ai dessiné, vision sur mes traits

 

L’ABÎME

 

J’avance dans un abîme que je ne sais voir


que je crains de voir


J’avance dans un abîme qui déborde de joie


joie de l’oracle et du héraut

 

joie d’entendre mon chant devenir autre


pour guider ce monde aveugle

 

 

joie d’être devenu faute


pêcheur vivant sans péché

 

 

J’AI MES SECRETS

 

J’ai mes secrets pour marcher


sur la toile de l’araignée


J’ai mes secrets pour vivre


sous les cils d’un dieu qui ne meurt jamais

 

 

Amoureux, j’habite mon visage et ma voix


J’ai mes secrets pour que me vienne


une descendance après ma mort

 

 

TES YEUX NE M’ONT PAS VU

 

Tes yeux ne m’ont pas vu


vierge comme l’eau créatrice du sperme


Ils ne m’ont pas vu venant de là-bas


dans un cortège d’offrandes


l(herbe et la foudre sous mes pas

 

 

Demain, demain, dans le feu et le printemps


tu me reconnaîtras


tueur de troupeaux, éleveur des semences


Demain, demain, tes yeux croiront en moi

 

 

DIALOGUE

 

« Ou étais-tu ?


Quelle lumière pleure sous tes cils ?


Ou étais-tu ?


Montre-moi, qu’as-tu écrit ? »

 

 

Je n’ai pas répondu. Je n’avais plus de mots


Ne trouvant pas d’étoile sous le brouillard de l’encre


j’avais déchiré mes feuilles

 

 

« Quelle lumière pleure sous tes cils ?


Ou étais-tu ? »

 

 

Je n’ai pas répondu


la nuit était hutte bédouine


les lanternes étaient tribu


et moi soleil émacié


sous lequel la terre changeait ses collines


et le vagabond croisait la longue route

 

 

LA PRESENCE

 

 

J’ouvre une porte sur la terre


J’allume le feu de la présence


dans les nuages qui se creusent ou se poursuivent


dans l’océan et ses vagues amoureuses


dans les montagnes et leurs forêts


dans les rochers

 

 

créant pour les nuits gravides


une patrie de cendres de racines


de champs, de cantiques


de tonnerre et de foudre

 

 

brûlant la momie des âges

 

 

LES SEPT JOURS

 

Mère


qui te ris de mon amour et de ma haine


en sept jours tu fus créée


en sept jours tu créas


la vague, l’horizon et la plume du chant 

 

 

Mes sept jours à moi sont blessure


et corbeau


Pourquoi alors cette énigme


si comme toi je suis vent et poussière ?

 

 

ORPHEE

 

Amoureux je dévale la pente


pierre dans les ténèbres de l’enfer


mais j’irradie

 

 

J’ai rendez-vous avec les prêtresses


dans la couche du dieu ancien


Mes paroles son vent agitateurs de vie


mes chants étincelles

 

 

Je suis la langue d’un dieu à venir


Je suis le charmeur de poussière

 

 

TERRE DE MAGIE

 

Ne restent ni vengeance ni querelle


entre le gardien des jours et moi


Chacun s’en est allé


entre son histoire d’une clôture de nuages


Chacun a reconnu ses frontières 

 

 

Ma terre demeure terre de magie


J’illusionne l’air


je blesse la face de l’eau


et m’échappe d’une bouteille à la mer

 

 

VISION

 

Masque-toi de bois brûlé 


O Babel des incendies et des mystères


J’attends un dieu qui viendra


drapé de feu


paré de perles volés au poumon de la mer


aux coquillages

 

 

J’attends un dieu qui hésite


fulmine, pleure, s’incline, rayonne

 

 

Ton visage, Mihyar


présage ce dieu à venir

 

 

VOYAGE

 

Je voyagerai au creux d’une vague


d’une aile


Je visiterai les âges qui nous ont quittés


et les sept galaxies


Je visiterai les lèvres


et les yeux lourds de glace


et la lame étincelante dans l’enfer divin

 

 

Je disparaîtrai


la poitrine ceinte de vents noués


laissant mes pas au croisement des chemins


au loin


dans un désert

 

 

LAISSE DANS TON SILLAGE

 

Pars, éloigne-toi


Etreins les vagues et l’air


Emporte sur tes cils, les nuages, les éclairs


Que se brise derrière toi notre miroir


Que se brise l’amphore des ans


Et laisse pour nous dans ton sillage...


Non ! ne laisse plutôt que les vestiges d’un soupir


et de l’argile


que le sang desséché dans les veines

 

 

Ah ! éloigne-toi ! Non, attends encore


Bientôt tu disparaîtras


Alors laisse-nous tes yeux


ou ton cadavre brun ou ta tunique


poèmes au monde étrange


qui viendra avec la nostalgie


portant ton ciel sur ses cils

 

 

J’AI LIVRE MES JOURS

 

J’ai livré mes jours à un abîme


qui monte et descend sous mon attelage


J’ai creusé ma sépulture dans mes yeux

 

 

Maître des ombres, je leur donne ma nature


Hier je leur ai donné ma langue


et j’ai pleuré pour l’histoire vaincue


qui trébuche sur mes lèvres


pour la terreur dont les arbres verts


ont brûlé dans mes poumons

 

 

Maître des ombres, je les frappe


je les mène avec mon sang, avec ma voix

 

 

Le soleil est une alouette


à qui j’ai tendu mes collets


Le vent est mon chapeau

 

 

LE PONT DES LARMES

 

Un pont de larmes chemine avec moi


se brise sous mes paupières


Dans ma peau de porcelaine


un chevalier d’enfance


attache ses chevaux avec les cordes du vent


à l’ombre des branches


et d’une voix prophétique  nous chante :

 

 

« Ô vents, ô enfances !


Ponts de larmes brisés


derrière les paupières ! »

 

 

JE NE CONNAIS PA DE LIMITES

 

Pour mon sentier vêtu de vagues et de montagnes


pour mon visage débordant d’échos


j’ai éteint dans le ciel des milliers de cierges blancs

 

 

J(ai dit à mes dents, à mes ongles bleuis :


fléchissez avec moi


capitulez à la vague et à son mugissement


Je leur ai dit de rompre les amarres


qui me retiennent au dernier rivage

 

 

Je ne connais pas de limites


pas de rivage dernier

 

LES BARRAGES

 

Le matin sans cesse lu et relu


et toujours sous la peau ces cavernes


ces barrages, ces décombres


Toujours ces thébaïdes


et toujours ces cimetières sous les cils


ces membres épars, ces holocaustes de tes chants


Il ne reste dans ton visage ni terre


ni danse


ni naissance

 

 

Toujours dans tes veines l’avortement


et pour toi dans l’écorce une étoile


dans les rochers un patrimoine


dans la clarté un pays


Ô prince du vide


langue où se vident les vents et les distances

 


TERRE UNIQUE

 

J’habite ces terres vagabondes


Je vis avec mon visage 


pour seul compagnon


Visage, mon chemin !

 

 

En ton nom, ma terre déployée


enchanteresse et unique


en ton nom, mort, mon amie

 


.......................................................
 

 

 

 

 

Traduit de l’arabe par Anne Wade Minkowski 


In, Adonis : « Chants de Mihyar le Damascène »


Editions Sindbad / Actes Sud, 1995

Du même auteur :


l’amour où l’amour s’exile (23/05/2015)  


Pays des bourgeons (23/05/2016)


Miroir du chemin, chronique des branches (23/05/2017)


Au nom de mon corps (23/05/2018)


Chronique des branches (23/05/2019)


Corps, 1et 2 (23/05/2020)


Corps, 3 (23/05/2021)


Corps, 5 (23/05/2022)


Corps, 6 (23/05/2023)


Le charmeur de poussière (1) (23/05/2024)

 

Le charmeur de poussière (2) (20/05/5025)

18 mai 2025

José Carlos Becerra (1936- 1970) : Le toast du bohémien

 

 

Le toast du bohémien

 

 

dans la salle réchauffée de bonnes intentions,


quelqu’un parmi l’assistance dit : je propose


une minute de silence pour ceux qui sont tombés,

 

 

et tous acceptèrent,


victimes et bourreaux unirent leurs bouches


brièvement scellées


autour du brasier où

 

 


quelques bûches carbonisées crépitaient encore,

 

 

(sous le dais de l’herbe,
l’un des morts fut pris de convulsions :
je fais un cauchemar, murmura-t-il doucement)

 

(fin 1970)

 

 

 

 

Traduit de l’espagnol par Bruno Grégoire et Jean-François Hatchondo


In, Revue « La barque dans l’arbre, N°2, Automne 2018 »


Editions La Barque, 35000 Rennes, 2018

 


Du même auteur :

 
Isaïe 33 (21/05/2023)


Le miroir de pierre / El espejo de piedra (21/05/2024)
 

18 mai 2025

Paul Eluard (1895- 1952) : Ma morte vivante

 

 

Ma morte vivante

 


Dans mon chagrin rien n'est en mouvement


J'attends personne ne viendra


Ni de jour ni de nuit


Ni jamais plus de ce qui fut moi-même

 

 

Mes yeux se sont séparés de tes yeux


Ils perdent leur confiance ils perdent leur lumière


Ma bouche s'est séparée de ta bouche


Ma bouche s'est séparée du plaisir


Et du sens de l'amour et du sens de la vie


Mes mains se sont séparées de tes mains


Mes mains laissent tout échapper


Mes pieds se sont séparés de tes pieds


Ils n'avanceront plus il n'y a plus de routes


Ils ne connaîtront plus mon poids ni le repos

 

 

Il m'est donné de voir ma vie finir


Avec la tienne


Ma vie en ton pouvoir


Que j'ai crue infinie

 

 

Et l'avenir mon seul espoir c'est mon tombeau


Pareil en tien cerné d'un monde indifférent

 

 

J'étais si près de toi que j'ai froid près des autres.

 

 

 


Le Temps déborde


(sous le pseudonyme de Didier Desroche)


Editions Les Cahiers d’Art, 1947

 


Du même auteur :


l’Aventure (19/05/2014) 


Nuits partagées (19/05/2015)


La mort, l'amour, la vie (19/05/2016)


Novembre 1936 (19/05/2017)


« Je te l’ai dit pour les nuages… » (19/05/2018)


A perte de vue dans le sens de mon corps (19/05/2019)


L’Unique (19/05/2020)


La lumière éteinte (19/05/2021)


Au cœur de mon amour (19/05/2022)


L’extase (19/05/2023)


Marines (19/05/2024)

 

17 mai 2025

Paul Verlaine (1844 -1896) : Mon rêve familier

Mon rêve familier

 


Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant

 

D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,

 

Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même

 

Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.

 

 


Car elle me comprend, et mon coeur transparent

 

Pour elle seule, hélas! cesse d’être un problème

 

Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,

 

Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

 

 


Est-elle brune, blonde ou rousse ? Je l’ignore.

 

Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore,

 

Comme ceux des aimés que la Vie exila.

 

 


Son regard est pareil au regard des statues,

 

Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a

 

L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

 

 

 

 


Poèmes saturniens

 

Alphonse Lemerre, éditeur, 1866

 

Du même auteur :

 

Le ciel est par-dessus les toits (25/05/2014)

 

Colloque sentimental (25/05 /2015)

 

« Je ne sais pourquoi… » (17/05/2016)

 

Chanson d’automne (17/05/2017)

 

l’Angoisse (17/05/2018)

 

« Le son du cor... » (17/05/2019)

 

L’heure du berger (17/05/2020)

 

« Il pleure dans mon cœur... » (17/05/2021)

 

Green (17/05/2022)

 

Clair de lune (17/05/2023)

 

Après trois ans (17/05/2024)
 


 

16 mai 2025

Elen Riot (1976 -) : Seizaine (6 -8)

 

Seizaine

 

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5. Un cercle d’âmes où que tu ailles


Chevalier à triste figure,


Triste sire,


hâve frère des sœurs gréées


malheureux


Qui ici passe,


Seule ton ombre fugitive,


Bientôt s’efface et paraît


un cercle d’âmes


où que tu ailles,


vaille que vaille


va et te suis.


Les corneilles sur le rivage


Te prêtent encore aujourd’hui


Leur ombre et leur chagrin refrain


Cloche de bois


carillon


Et toi aussi, corne de brume, 


Lors, quand passe le paquebot


ton grelot


fêlure du ciel


fait trembler un vent de tempête


lève du lit la pauvre vieille


elle fredonnait 


dans son coin


elle va chanter à la falaise


Où les enfants glissent leur luge.


Autres sbires, passagers du vent


Eux là-bas ne viennent qu’en bande


Forment des cercles dans le ciel.


Là où passait à travers bois,


Celui que l’okrug a exclu


Chevalier à triste figure,


Triste sire, hâve frère des sœurs gréées


par ici comme en sa mémoire


filent dans l’air, à tire-d’aile


tels des astres dans la nuit


bruissement froissé


plumes dans les feuilles


Ici font retour pour mémoire


Comme des lares, des lares ailées


Les freux, les corneilles, le corbeau,


Noir, sable, comme la braise,


Leur œil brille dans le charbon, 


Et à quelques pas vers la mer


Corne de brume, olifan


sonnent, ce serait en plein ciel


Des feux et des signaux de brume,


Un genre de lares, les laridés, 


Tête grise ou tête noire, gull,


Les grèbes fondent sur leur proie


Les sternes migrent en escadron, 


Soudain le dernier d’entre eux passe,


Comme le bruit du galet,


Par ricochet, sur l’eau


L’aile qui glisse puis qui claque


Telle la voile du caïque.


Un cercle d’âmes


où que tu ailles,


vaille que vaille


va et te suis.

 

 

6. D’avant le temps


Avant, avant,


Quand il était vivant,


Il vivait là. 


C’est là qu’il était.


Ce sont les anciennes maisons,


Celles que chante la chanson


Ce sont les plus vieilles, dit-on,


Que garde encore à ce jour


La forteresse, 


Là où dès l’aube, 


La bougie brûle


Les jardins d’hier restent verts


derrière leurs petits murets


De vieux galets gris


Qui luisent brillent sous la pluie.


Une farandole de papier, 


Quelques lampions,


Les maisons fêtent, célèbrent


un temps comme une parélie,


Un temps présent,


Un temps d’avant,


Oui, d’avant, 


Comme en miroir,


Enterré sous le sol gelé, 


Un permafrost tchernozium,


Qui remonterait chaque nuit


Ou bien où le soleil descend.


Là, maintenant,


Comme un vivant, 


C’est là qu’il vit,


C’est là qu’il est.


Avant, avant


Est-ce que même


Tu sais


Ce que veut dire avant ?


Tu es si jeune.

 

 

Pour moi avant, 


C’était le temps d’Ymir,


En ce temps-là,


Le sol n’avait pas connu l’herbe


Il n’y avait


ni terre,


ni mer,


ni ciel, 


Juste un gouffre


Et dans ce gouffre


Il n’y avait rien.


Rien.

 

 

La pierre aux images


Seule en parle


Pierre aux trois mètres de haut


De ce temps qui n’en était pas


Un âge grand


tout entier grand


si grand qu’on en parle pas


faute de mots,


ce sont les mots qui font défaut,


pour ceux qui croient l’avoir connu.


Ils disent : « J’ai vu. »


Un temps sans début et sans fin,


C’était le temps d’Ymir


Voilà          pour moi


C’était çà,


Avant.

 

 

7. Pendant le temps 


Voluspa est le chant de la sybille


Qui pleure et se lamente et parle du temps d’avant la création du monde


Elle chante Ymir


Ce chant lui est dû :


« Quand Ymir vivait bien avant il n’y avait ni sable ni mer ni vague surgissant


La terre nulle part ni ciel en haut ni gouffre béant de l’herbe nulle part »


Un homme court sur l’horizon


Voluspa est le chant de la sibylle.

 

 

8. La voix d’avant


Un chant était, pour une voix.


D’autres voix ensuite le dirent,


Reprirent le chant, changèrent d’image,


D’autres voix à leur tour chantèrent,


L’arbre verdoyant sur les sarcophages de Ravenne,


Le rouvre vert à chaîne d’or,


Tu fus l’image de ce chant,


L’eau et le sel en son ondoiement.


Ce chant, tous le connaissaient


A force de chanter un chant


Combien de tems faut-il donc


Pour le savoir, comme o dit, par cœur ?


Puis d’autres encore le changèrent


Ce chant, en effacèrent la douceur,


Celle qu’on trouve dans les syllabes


Du babil et de la berceuse.


D’autres chantèrent un autre chant.


La minuscule coloquinte


mille lunettes braquées sur elle


livrait ses mystères un à un


sous l’œil myope du microscope, 


eurêka de la découverte,


pondéreuse encyclopédie


où figurent en illustration,


vortex, spirale destrogyre,


méandre, méandre à tumulte,


et la corne de la licorne


qui, une page vous l’apprend,


était une dent de narval


ce que personne ne savait


et d’ailleurs quand tombe la nuit,


personne ne veut le savoir


le songe ramène à la maison


le vieil Ymir avec son chant


son chant du temps d’avant avant


temps de bien avant le temps


de quand le monde a commencé..

 

 

Les couleurs n’avaient pas de nom :


c’était comme fixer un feu,


ou l’intensité d’une flamme, 


et l’on ne sait pas quoi en dire, 


suivant qu’on s’éloigne, 


ou qu’on s’approche,


car nul ne sait, à l’œil nu,


 en distinguer l’ardeur,


faut-il même parler d’ardeur,


d’intensité, de pointe ?


Seuls face au monde, 


sans album, sans atlas, sans guide,


voilà qu’on réinventerait


les couleurs et les noms,


en pointant les choses alentour


en combinant, pour la nuance,


blanc d’opale, un blanc gris d’herbe sèche


indigo, bleu du ciel étoilé


rouge d’hyacinthe, plus écarlate que vermillon


aurora red, couleur de tuile


le reflet rose des falaises de craie,


les doigts de l’aurore,


l’éclat nacré des cerisiers en fleurs


le bleu noir de la prunelle


celui plus rouge du sureau


la couleur pâlie du béryl


le vert de la feuille de sauge


ce reflet ivoirin ou presque


dans le mica, le jaspe (un jaune ?)


la sanguine, le lys orangé foncé


les couleurs trouveraient un nom


et chacune aurait sa chanson


.....................................................

 

 

 

 

Revue « Babel heureuse, N° 4, automne 2018


Gwen Catalá Éditeur, 31000 Toulouse

 


De la même autrice : Seizaine (1-5) (16/05/2024)
 

15 mai 2025

Frédéric – Jacques Temple (1921 - 2020) : La chasse infinie

 

 

La chasse infinie

 

LA CHASSE INFINIE


à Brigitte

 

C’est par les veines de la terre


que vient Dieu,


par les pieds qui sont racines


dans l’humus et la pierre,


vers les cuisses, l’aine humide


et douce


comme un herbage de varaigne,


et non du ciel


virginal


où il ne trône pas.


Sur un lit de faînes rousses


je le contemple


par les pores de l’inconscience


et j’adore la senteur fauve


qui transsude


de sa présence abyssale.


Erigé dans la folle avoine


je le traque,


l’auroch éternel


hérissé d’angons,


dont l’œil béant m’invite 


à la chasse infinie

 


MEMOIRE


à Luis Mizon

Immobile


sois

 

immobile

 

 

écoute


le soleil


monter


dans le vol des courlis

 

 

reste immobile

 


quand passe le busard


sur les roseaux


de l’aube

 

 

immobile


à l’espère


vois


dans le vol des pluviers


ta mémoire


inconnue


se lever au ponant.

 

 

SUD

 

En vérité je suis mort


dans les dunes asservies


squale pourrissant


au soleil imparable.

 

 

Où est l’enfance du Sud


dont bat le cœur terrible


sous l’hypogée ?

 

 

J’allume un feu secret


pour les rives du ciel


dernier défi haute prière


vers les dieux abolis.

 

 

 

 

 

 

De la glaise


vivante encore


dans la caverne


en sommeil


la main 


millénaire


vers moi se tend :

 

 

la mienne.

 

*

STELES

 

sur des sculptures de Robelin

En ce temps là


nulle écriture pour dire le monde.


Surgi des gouffres de la genèse


seuls se dressaient des signes


paniques, fabuleux espoirs peut-être


sur les déserts béants


dans l’épaisseur des forêts primordiales.

 

 

Chimère de vouloir écrire


sur l’avant-écriture


pour traduire les pierres à visage 


enfouies dans les ronciers des causses,


les stèles égarées des plaines barbares,


les veilleurs alignés 


de Palaggiu ou de Filitosa, 


les menhirs des brandes celtiques,


tous ex-voto de l’aurore de l’homme.

 

 

Colonne, cippe – signal ou mémoire –


la stèle est aussi l’axe de la racine


qui plonge au cœur du cinéraire.


L’homme de la caverne


palpite encore en nous


et reconnaît les vieux repères


trouant comme des phares


la nuit des temps.

 

 

En ce temps-là...


C’est maintenant, c’est demain.


Les rudes stèles nous relient


aux abysses du silence


où la glaise lentement s’animait.

 

 

DORS, OMBRE ROUGE

 

 

Quand la nuit pénètre la mer


luisant de mille ardoises


ma mère est là


dans l’odeur des alyssons


et des lys des sables.

 

 

Elle sourit telle autrefois


dans les prés fleuris de l’enfance


me regardant comme en un rêve.

 

 

Dort-elle ?

 

 

Pourquoi dors-tu 


depuis si longtemps déjà ?


Tant de luzernes mûres et fanées


ont passé sur ton sommeil !

 

 

Dors, ombre douce, 


un jour je te réveillerai


comme une fanfare


et nous irons, âmes ardentes,


cueillir la verveine


de la tendresse triomphante.

 

 

AVERTISSEMENT

 

 

Il est temps 


de vivre d’eau nue


dans l’orbe d’un soleil majeur


avant que le rire uniforme


n’abolisse la fleur intime.

 

 

Le temps vient


horreur sur le monde


du sang profond.

 

 

La carcasse étonnée de gel


se dresse dans l’ombre

 

 

Un crâne de vile matière


tel sera notre amour


autrefois si doux


de ses lèvres et de ses bras.

 

 

LAISSEZ-MOI

 

Laissez-moi vous dire


qu’ils ont annulé l’oiseau


laissez-moi


Ô laissez-moi vous dire    


qu’ils ont souillé le sable

 

 

non, laissez-moi le silence


laissez-moi


Ô laissez-moi !

 

 

NONSENSE

 

 

Le linge


de l’ange


lange


le singe.

 

 

SEPT


à Claude Michel Cluny

C’est le chiffre


de Dieu qui se repose


terminé l’ardent travail


Ô folle création


née d’un raté


de l’éternel sommeil.

 

 

ARMAGEDDON


à Jean Hugo

 

L’antique soleil agonisait. Jamais plus ne jailliraient de sa gueule les beaux


poissons de turquoise, les papillons d’obsidienne qui crachaient du feu. 


Lorsque tout érigé le cheval noir le traversa, l’astre caduc se retrouva lune 


morte.

 

 

Un épouvantable silence bleu régna.

 

 

Quelques écailles calcinées retombèrent avec un bruit d’ailes brisées et se


perdirent dans l’infini de la désolation. On entendit couiner les pipistrelles


dans les abysses, des âmes peut-être ou leurs fantômes, mieux encore leurs


prévisions déjà douloureuses. Et ce fut comme la longue infiniment plaintive


affliction d’un violon monocorde perdu dans un éther de cristal.

 

 

 

 

La chasse infinie


Editions Jacques Brémond, 30490 Montfrin-sur-Gardon, 1995

 

Du même auteur:,


La prison de Socrate (13/10/2014)


Un long voyage (13/10/2015)


Profonds pays (II) (15/05/2018)


Westbound (14/05/2019)


Thessalonique (15/05/2020)


Northbound (01/11/2020)


Sud (15/05/2021)


Profonds pays (I) (01/11/2021)


Profonds pays (III) (15/05/2022)


Caravane (15/05/2023)


Profonds pays (IV) (15/05/2024)
 

14 mai 2025

Lessia Oukraïnka / Леся Українка (1871 -1913) : « Parfois, lorsque j’étais fillette... »

 

 

Parfois, lorsque j’étais fillette


Je tombais et me heurtais,


La douleur me piquait le cœur,


Mais sans un mot je me relevais.

 

 

« Cela te fait mal ? » me demandait-on,


mais moi, je le niais  -


Petite, j’étais une fille fière – 


Pour retenir mes larmes, je riais.

 

 

Et maintenant, quand toute ma vie


Est devenue un méchant drame, 


une blague qui finira bientôt


par une cruelle épigramme, - 

 

 

J’ai peur de recourir au rire


Impitoyable, comme une arme,


Et, oublié mon vieil orgueil,


Pour ne pas rire, je verse des larmes.

 

2 février 18987

 

 

 


Traduit de l’ukrainien par Ella Yevtouchenko et Bruno Doucey


In, « Ukraine, 24 poètes pour un pays »


Editions Bruno Doucey, 2022

 

De la même autrice : Contra spem spero ! (14/05/2024)
 

13 mai 2025

Kari Unksova / Кари Васильевна Унксова (1941 – 1983) : « Le ciel qui se lave... »

 

 

 

 

Le ciel qui se lave et scintille d’un rêve de ciel


La voûte qui s’ouvre le bleu tout timide un œil rond


Le bois de bouleau se blanchit de sa peau de mortel


Ce rire – à côté – des fracas rougeoyants bûcherons


La source s’épuise à chercher le début de son chant


La mort charbonneuse – à côté – se cachant nous hachant


Le tremble appelant dans les loques du vent le coucou


Les aulnes saignant,oranger « je meurs pas, moi, c’est tout ! »


Coucou sur sa branche perché immobile têtu


La mort bûche à bûche à côté qui éclate et qui tue


Copeaux feux follets brins de feu et bravaches sans mort


Des Je et des Tu – et voici l’hippodrome – le port.


Chevaux récoltables tassés à plein bord de vivier


Là-bas vermillon des casaques la vieille a crié


Brasier rouge et or des récoltes tonnerre et hourrah


Sabots par-dessus les barrières « Tu peux, tu pourras »


Ces maigres chevaux comme ils tremblent leur sexe est tout noir


Ils cachent la peur dans leur ventre la peur à ne pas voir    


Mais quand et comment pour la hache quand viendra son tour


Chevaux leur manège la hache le jour est si lourd


 

 


Traduit du russe par André Markowicz


In, Kari Unksova : « La Russie l’Eté »


Editions Mesure, 2021

 

De la même autrice : Stances classiques / КЛАССИЧЕСКИЕ СТАНСЫ (13/05/24)
 

12 mai 2025

Charles Baudelaire (1821 – 1867) : Le serpent qui danse

 

 

Le serpent qui danse

 

Que j'aime voir, chère indolente,


            De ton corps si beau,


Comme une étoffe vacillante,


            Miroiter la peau !

 

 

Sur ta chevelure profonde


            Aux âcres parfums,


Mer odorante et vagabonde


            Aux flots bleus et bruns,

 

 

Comme un navire qui s'éveille


            Au vent du matin,


Mon âme rêveuse appareille


            Pour un ciel lointain.

 

 

Tes yeux, où rien ne se révèle


            De doux ni d'amer,


Sont deux bijoux froids où se mêle


            L’or avec le fer.

 

 

A te voir marcher en cadence,


            Belle d'abandon,


On dirait un serpent qui danse


            Au bout d'un bâton.

 

 

Sous le fardeau de ta paresse


            Ta tête d'enfant


Se balance avec la mollesse


            D’un jeune éléphant,

 

 

Et ton corps se penche et s'allonge


            Comme un fin vaisseau


Qui roule bord sur bord et plonge


            Ses vergues dans l'eau.

 

 

Comme un flot grossi par la fonte


            Des glaciers grondants,


Quand l'eau de ta bouche remonte


            Au bord de tes dents,

 

 

Je crois boire un vin de Bohême,


            Amer et vainqueur,


Un ciel liquide qui parsème


            D’étoiles mon cœur 

 

 


Les fleurs du mal, 


Poulet-Malassis et De Broise,1857

 


Du même auteur :


Parfum exotique (12/05/2014)


Le voyage (12/05/2015)


La chevelure (12/05/2016)


La vie antérieure (12/05/2017)


Les bijoux (12/05/2018)


L’Invitation au voyage (12/05/2019)


Spleen (12/05/2020)


L’ennemi (12/05/2021)


Enivrez-vous (12/05/2022)


Recueillement (12/05/2023)


Chant d’Automne (I) (12/05/2024)

11 mai 2025

Francisco Brines (1932 -) : Solo de trompette / Solo de trompeta

 

Photo d'Emilia Gutiérrez

 

Solo de trompette

A Toni Puchol.

 

Quand les regards de tous se connaissaient maintenant vaguement,


A travers les pupilles embrumées par l’alcool,


De cette musique confuse, de la pénombre de cette fumée-là du chaos


Vint un silence imperceptible,


Et une trompette seule, de feu, nous brûlait la vie.

 

 

Ou peut-être était-elle de glace cette musique-là :


Inertes les sons, afin que chacun d’entre-nous


Les rendît mobiles, les remplît d’esprit.


Et pour chacun des hommes


La musique était chant différent : joie stérile


Pour la femme me regardant ; tristesse lasse


Pour de défuntes lèvres et pour le garçon solitaire


Profonde nostalgie de la vieillesse ;


La musique était chant différent, sans que personne sache


Sa résonance unie, son intense douleur.

 

 

Rien, dans cette pièce sombre, ne concordait avec la vérité de l’homme :


La stridente émotion du musicien était fausse,


Grossière, l’illusion des autres.


La vérité est humble et elle est simple.


La solitude, partagée avec les autres solitudes,


Avive encore l’impuissance,


Elle pousse l’homme alors aux régions héroïques


Par le seul sentiment.


Il tombe ensuite sur l’âme une lassitude


De la lutte inutile, se défont


Tant de fausse vertu, la feinte pureté ;


Et lorsque la trompette, défaillante, s’éteint dans le silence,


Seuls subsistent visibles, découverts à la fin, les plus cachés


Et tenace des vices :


Les yeux se reconnaissent et la pitié peut naître,


Quelqu’un peut même éprouver un tiède amour.

 

 

La trompette de feu,,


Muette sur une table, elle nous semble jaune,


Elle est vielle et rayée.

 

 


Traduit de l’espagnol par Yves Aguila


in, « Anthologie bilingue de la poésie espagnole »


Editions Gallimard (Pléiade), 1995

 


Du même auteur :

 
Se regardant dans la fumée / Mirándose en el humo (11/05/2017)


Quand je suis encore la vie / cuando yo aún soy la vida (11/05/2018)


Le pacte qui me reste (11/05/2019)


« Le balcon donne sur le jardin... »  / « El balcón da al jardín... » (10/05/2020)


Scène secrète (11/05/2021)


Vers épiques / Versos épicos (11/05/2022)


L’œil solitaire de la nuit (11/05/2023)


Epiphanie romaine (11/05/2024)

 


Solo de trompeta

 

A Toni Puchol.

 


Cuando ya las miradas de todos se conocían vagamente,

 

A través de las pupilas nubladas por el alcohol,

 

De aquella música confusa, de la penumbra de aquel humo del caos

 

Y una trompeta sola, de fuego, nos quemaba la vida.

 

O acaso era de hielo aquella música:

 

inertes los sonidos, para que cada uno de nosotros

 

los hiciese movibles, los llenase de espíritu.

 

Por cada uno de los hombres

 

la música cantaba diferente: con alegría estéril

 

en la mujer que me miraba, con cansada tristeza

 

en unos yertos labios, y en el muchacho solitario

 

 


con profunda nostalgia de vejez;

 

la música cantaba diferente, sin que nadie supiera

 

cómo sonaba junta, con qué intenso dolor.

 

 


En aquel cuarto oscuro nada correspondía a la verdad del hombre:

 

la emoción estridente del músico era falsa,

 

torpe el engaño de los otros.

 

La verdad es humilde y es sencilla.

 

La soledad, al compartirla con otras soledades,

 

hace más viva la impotencia.

 

y empuja al hombre entonces a regiones heroicas

 

con sólo el sentimiento.

 

Después cae un cansancio sobre el alma

 

por esta lucha inútil, se resiente

 

tanta falsa virtud, la mentida pureza;

 

y cuando la trompeta, desmayada, se extingue en el silencio,

 

sólo quedan visibles, descubiertos al fin, los más ocultos,

 

los más tenaces vicios:

 

se reconocen las miradas, y puede haber piedad,

 

y hasta sentir alguno un tibio amor.

 

 

La trompeta de fuego,

 

muda sobre una mesa, la vemos amarilla,

 

y está vieja y rayada.

 

 


Palabras à la oscuridad


Insula, Madrid, 1966

 

 

Poème précédent en espagnol :


Atahualpa Yupanqui : Baguala (10/03/2025)

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