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Le bar à poèmes

16 février 2025

Li Qingzhao / 李清照 (1084 – vers1155) : « Le parfum des lotus rouges... »

 

 

Le parfum des lotus rouges a faibli, natte lisse comme le jade, automne.

 


Doucement je dénoue ma jupe de soie fine


Et monte seule dans la barque d’orchis.


Des nuages qui a envoyé cette lettre de brocart ?


Quand les oies sauvages ont fini d’écrire leur signe,


La lune inonde le pavillon de l’ouest.

 

 

Les fleurs d’elles-mêmes fanent et se dispersent, les eaux s’écoulent à leur gré,


Une seule et même pensée amoureuse,


Deux lieux à notre peine sans fin.


Ce sentiment, nul leurre ne peut l’éliminer,


Sitôt tombé entre les sourcils,


Il remonte à la pointe du cœur.

 

 


Traduit du chinois par Stéphane Feuillas


in, « Anthologie de la poésie chinoise »


Editions Gallimard (La Pléiade), 2015

 


De la même autrice :


Amour et mélancolie (16/02/2021)


Tristesse de la séparation (16/02/2022)


Le printemps finissant (16/02/2024)

 

14 février 2025

Maurice Scève (1500 – 1563 ?) : « Au moins toi, claire et heureuse fontaine... »

Gravure du 16eme siecle 

 

 

Au moins toi, claire et heureuse fontaine,


Et vous, ô eaux fraîches et argentines,


Quand celle en vous - de tout vice lointaine –


Se vient laver ses deux mains ivoirines,


Ses deux soleils, ses lèvres corallines,


De Dieu créées pour ce monde honorer,


Devriez garder pour plus vous décorer


L'image d'elle en vos liqueurs profondes.


Car plus souvent je viendrais adorer


Le saint miroir de vos sacrées ondes.

 

 

 

Délie, obiect de plus haulte vertu,


A Lyon chez Sulpice Sabon pour Antoine Constantin, 1544

 

 


Du même auteur :


« Tant je l’aimais... » (15/02/2020)


« Plutôt seront Rhône et Saône ... » (15/02/2021)


« Libre vivais en l’Avril de mon âge... » (15/02/2022)


« Te voyant rire avecques si grand grâce... » (15/02/2023)


« Sur le Printemps... » (15/02/2024)

 

14 février 2025

Gabriela Mistral (1889 - 1957) : Choses / Cosas

 

 

Choses


à Max Daireaux

 

1


J’aime les choses que n’ai jamais eues


avec les autres que je n’ai plus :

 

 

Je touche une eau silencieuse,


immobile sur des prés frileux,


qui même sans vent frissonnait


dans le verger qui fut mon verger.

 

 

Je la vois comme je la voyais ;


elle me donne une étrange pensée,


et je joue, lente, avec cette eau


comme avec poisson ou avec mystère.

 

 

2


Je pense à un seuil où j’ai laissé


des pas joyeux que je n’ai plus,


et sur le seuil je vois une plaie


pleine de mousse et de silence.

 

 

3.


Je cherche un vers que j’ai perdu,


et qu’à mes sept ans m’avais dit


une femme faisant le pain


et moi, je vois sa sainte bouche.

 

 

4


Vient un arôme brisé en rafales ;


je suis bienheureuse si je le sens ;


si ténu qu’il n’est pas un arôme :


il est l’odeur des amandiers.

 

 

Il redonne enfance à mes sens ;


je lui cherche un nom sans y parvenir,


je hume l’air et je hume les lieux


cherchant des amandiers que je ne trouve.

 

 

5


Un fleuve bruisse toujours proche.


Depuis quarante ans je le sens.


Et c’est la chanson de mon sang


ou bien rythme qu’on me donna.

 

 

Ou le fleuve Elqui de mon enfance


que je remonte et passe à gué.


Jamais ne le perds ; sein contre sein,


comme deux enfants, nous nous tenons.

 

 

6


Quand je rêve à la Cordillère


je marche par des défilés,


et vais les écoutant, sans trêve,


un sifflement presque serment.

 

 

7


Je vois au terme du Pacifique


violacé mon archipel,


et d’une île, il m’est resté


une odeur âcre d’alcyon mort...

 

 

8


Et un dos, un dos grave et doux,


met fin au rêve que je rêve.


C’est au terme de mon chemin,


je me repose quand j’arrive.

 

 

C’est un tronc mort ou c’est mon père,


ce vague dos couleur de cendre.


Je ne questionne, ni le trouble.


M’étends tout près, me tais et dors.

 

 

9


J’aime une pierre de Oaxaca


ou du Guatemala ; j’en approche,


rouge et fixe comme mon visage


et dont la fissure rend un souffle

 

 

Quand je m’endors elle reste nue ;


ne sais pourquoi je la retourne.


Peut-être ne l’ai-je jamais eue


Et c’est mon sépulcre que je vois...

 

 

 

Traduit de l’espagnol par Irène Gayraud


In, Gabriela Mistral : « Essart »


Editions Unes, 2021


De la même autrice :


Pays de l’absence / País de la ausencia (14/0220/23)


Toutes nous allions être reines / Todas íbamos a ser reinas (14/02/2024)

 

 

 

Cosas

 

1


Amo las cosas que nunca tuve


con las otras que ya no tengo.

 


 
Yo toco un agua silenciosa,


parada en pastos friolentos,


que sin un viento tiritaba


en el huerto que era mi huerto.

 


 
La miro como la miraba;


me da un extraño pensamieto,


y juego, lenta, con esa agua


como con pez o con misterio.

 

 

 
2

 

Pienso en umbral donde dejé


pasos alegres que ya no llevo,


y en el umbral veo una llaga


llena de musgo y de silencio.

 

 

 
3


Me busco un verso que he perdido,


que a los siete años me dijeron.


Fue una mujer haciendo el pan


y yo su santa boca veo.

 

 

 
4


Viene un aroma roto en ráfagas;


soy muy dichosa si lo siento;


de tan delgado no es aroma,


siendo el olor de los almendros.

 


 
Me vuelve niños los sentidos;


le busco un nombre y no lo acierto,


y huelo el aire y los lugares


buscando almendros que no encuentro...

 


 
5


Un río suena siempre cerca.


Ha cuarenta años que lo siento.


Es canturía de mi sangre


o bien un ritmo que me dieron.

 


 
O el río Elqui de mi infancia


que me repecho y me vadeo.


Nunca lo pierdo; pecho a pecho,


como dos niños, nos tenemos.

 

 

 
6


Cuando sueño la Cordillera,


camino por desfiladeros,


y voy oyéndoles, sin tregua,


un silbo casi juramento.

 

 

 
7


Veo al remate del Pacífico


amoratado mi archipiélago


y de una isla me ha quedado


un olor acre de alción muerto...

 

 

 
8


Un dorso, un dorso grave y dulce,


remata el sueño que yo sueño.


Es el final de mi camino


y me descanso cuando llego.

 


 
Es tronco muerto o es mi padre


el vago dorso ceniciento.


Yo no pregunto, no lo turbo.


Me tiendo junto, callo y duermo.

 

 

 
9


Amo una piedra de Oaxaca


o Guatemala, a que me acerco,


roja y fija como mi cara


y cuya grieta da un aliento.

 


 
Al dormirme queda desnuda;


no sé por qué yo la volteo.


Y tal vez nunca la he tenido


y es mi sepulcro lo que veo...

 

 

Tala


Ediciones Sur, Buenos Aires,1938

 

 


Poème précédent en espagnol :


Federico Garcia Lorca : « J’allais tristement... » / « Yo estaba triste... » (19/12/2024)

 

13 février 2025

Anne Sexton (1928 – 1974) : Fuis sur ton âne / Flee on your donkey

 

 

Fuis sur ton âne

 

 

« Ma faim, Anne, Anne,


Fuis sur ton âne...»


                                    Rimbaud

 

 

Parce qu’il n’y avait nulle part


où fuir,


je suis revenue sur la scène des sens en désordre,


revenue hier soir à minuit,


arrivée dans la nuit épaisse du mois de juin


sans bagages ni défenses,


abandonnant mes clefs de voiture et mon argent,


gardant juste un paquet  de cigarettes Salem


comme un enfant agrippe un jouet.


J’ai signé mon admission là où un étranger


aurait apposé son propre x d’encre


- car il s’agit d’un hôpital psychiatrique,


pas d’un enfantillage.

 

 

Aujourd’hui un interne a donné des coups à mes genoux,


testant mes réflexes.


Dans le passé j’aurais cligné de l’œil et quémandé de la came.


Aujourd’hui je suis extrêmement patiente.


Aujourd’hui les corbeaux jouent au blackjack


sur le stéthoscope.

 

 

Tout le monde m’a quittée


sauf ma muse


cette bonne infirmière.


Elle reste dans ma main


souris blanche et douce.

 

 

Les rideaux, indolents et délicats,


ondulent et voltigent et s’affaissent


comme les jupes victoriennes


de mes deux tantes célibataires

 

qui tenaient un magasin d’antiquités.

 

 

Des frelons ont été envoyés.


Telle des fleurs d’achillée, ils forment des grappes sur l’écran.


Des frelons, traînant leurs dards fins,


planent dehors, omniscients,


en persiflant : le frelon est informé.


Enfant je l’entendais


Mais que voulait-il dire ?

 


Le frelon est informé. !


Qu’est-il arrivé à Jack, Dock et Reggy ?


Qui se souvient de ce qui se cache dans le cœur de l’homme ?


Que voulait dire le Frelon vert avec son il est informé ?


A moins que j’aie mal compris ?


S’agit-il de l’ombre qui m’a vue


depuis la radio sur ma table de nuit ?

 

 

Maintenant c’est pin-pon, pin-pon, pin-pon !


alors que les dames de la pièce d’a côté


se chamaillent en se curant les dents.


Là-haut une fille se rétracte comme un escargot ;


dans une autre chambre quelqu‘un tente de manger un soulier. ;


pendant qu’un adolescent arpente


le couloir dans ses socquettes de tennis blanches.


Un nouveau docteur fait ses tournées


an vantant des tranquillisants, de l’insuline ou des chocs électriques


aux non initiés.

 

 

Six ans de telles préoccupations mesquines !


Six ans a faire la navette entre chez moi et cet endroit !


Ô ma faim ! Ma faim !


J’aurai pu faire deux fois le tour du monde


ou avoir d’autres enfants – tous des garçons.


C’était un long voyage contenant peu de jours


et aucun lieu nouveau.

 

 

Là-dedans,


c’est la même vieille bande,


la même scène effondrée.


L’alcoolique arrive avec ses clubs de golf.


La suicidée vient avec des cachets de secours


cousus dans l’ourlet de sa robe.


Les invités permanents n’ont rien à signaler.


Leurs visages sont encore menus


comme ceux de bébés atteints de jaunisse.

 

Entretemps,


ils ont emporté ma mère


emmaillotée dans des draps comme une vulgaire poupée,


bandé sa mâchoire et rempli ses orifices.


Mon père aussi. Emporté avec l’animosité infecte


dont d’autres femmes furent la pâture dans le Midwest.


Il est parti, ce vieil alcoolique guéri


aux pieds déformés et aux mains inutiles.


Il est parti en appelant son père


qui est mort tout seul il y a des lustres


- ce gros banquier que l’on a enfermé,


ses gênes suspendus comme des dollars,


enveloppé dans son secret,


bien attaché dans une camisole de force.

 

 

Mais toi, mon médecin, mon enthousiaste,

 


tu m’as promis un autre monde


pour me dire qui


j’étais.

 

 

J’ai passé la plupart du temps,


une étrangère,


damnée et en transe – cette petite cabane,


cet endroit nu aux veines bleues,


mes yeux fermés devant le bureau troublant,


des yeux fouillant mon enfance,


des yeux nouvellement coupés.


Des années d’indices


mis bout à bout – une histoire de cas en épisodes –


trente-trois années du même inceste terne


qui nous a nourris tous les deux.


Toi, mon analyste célibataire,


qui avais ion bureau rue Marlborough


que tu partageais avec ta mère


et qui arrêtais de fumer chaque Nouvel An,


tu étais le nouveau Dieu,


le maître de la Bible de Gédéon

 

 

J’étais ton élève de CE2


avec un bon point bleu sur mon front.


En transe, je pouvais adopter n’importe quel âge,


voix et gestes – tous à l’envers


comme une horloge de droguerie.


Eveillée, je mémorisais des rêves.


Les rêves entraient dans le ring


comme des lutteurs remplaçants,


chacun d’eux un mauvais pari


qui avait des chances de gagner


car il n’y en avait pas d’autre.

 

 

Je les fixais,


me concentrant sur l’abîme


comme quelqu’un qui regarde dans une carrière,


des kilomètres et des kilomètres plus bas,


mes mains tendues oscillants tels des crochets


pour extirper des rêves de leur cage.


Ô ma faim ! Ma faim !

 

 

Un jour,


devant ton bureau,


je suis tombée dans les pâmes


entre les voitures mal garées.


Je me suis jetée à terre,


feignant la mort pendant huit heures.


Je croyais avoir rendu l’âme


dans une tempête de neige.


Au-dessus de ma tête


des chaînes grinçaient comme des dents


en creusant des sillons dans la rue enneigée.


J’étais étendue là


comme un pardessus


que quelqu’un aurait jeté.


Tu m’as porté à l’intérieur,


maladroitement, tendrement,


avec l’aide de la secrétaire rousse


à la carrure de maître-nageur.


Mes chaussures,


je me souviens,


avaient disparus dans un tas de neige


comme si j’avais eu l’intention de ne plus marcher.

 

 

C’était l’hiver


de la mort de ma mère,


à moitié folle à cause de la morphine,


gonflée, à la fin,


comme une truie enceinte.


J’étais son mauvais œil rêveur.


En fait,


j’avais un couteau dans mon sac à main


- le bon couteau de chasse L. L Bean de mon mari.


Je n’étais pas sûre d’être capable de lacérer un pneu


ou de racler les tripes d’un rêve.

 

 

Tu m’a appris


à croire aux rêves


ainsi je les draguais.


Je les tenais comme une vieille femme qui a de l’arthrose aux doigts,


et les égouttais soigneusement


- ces tendres et sombres joujoux,


mystérieux surtout –


jusqu’à ce qu’ils s’endeuillent et s’affaiblissent.


Ô ma faim ! Ma faim !


J’étais celle


qui a ouvert la paupière chaude


comme un chirurgien


et enfanté des jeunes filles


pour qu’elles râlent comme des poissons.

 

 

Je t’ai raconté,


J’ai dit


- mais je mentais –


que le couteau était pour ma mère...


puis je lui ai donné naissance.

 

 

Les rideaux voltigent


et s’affaissent contre les barreaux.


Ils sont mes deux dames minces


appelées Blanche et Rose.


Dehors le jardin est aussi bien taillé


que dans une propriété de Newport.


Au loin, dans le champ,


quelque chose de jaune pousse.

 

 

Etait-ce le mois ou l’an passé


que l’ambulance a foncé comme un corbillard


avec ses sirène hurlant le suicide


- pin-pon, pin-pon, pin-pon ! –


un sifflement à midi qui n’a cessé d’insister sur la vie


en grillant les feux de circulation !

 

 

Je suis revenue


mais le désordre n’est plus ce qu’il était.


J’en ai perdu le fil !


L’innocence !


Ce patient sous son chapeau en forme de tuyau de poêle


avec ses blagues féroces, son sourire fou


- même lui, il paraît flou, petit et pâle.


Je suis revenue,


me suis réinternée,


fixée au mur comme une ventouse de salle de bain,


détenue comme une prisonnière


tellement indigente


qu’elle est tombée amoureuse de sa prison.

 

 

Debout près de cette fenêtre vétuste


je me plains de la soupe,


j’examine le terrain,


en m’autorisant cette vie gâchée.


Bientôt je lèverai le visage en guise de drapeau blanc,


et quand Dieu entrera dans le fort,


je ne cracherai ni vomirai sur son doigt.


Je le mangerai comme une fleur blanche.


Est-ce là le vieux truc, le délabrement,


le crâne qui attend sa dose


de courant électrique,

 

 

C’est de la folie


Mais c’est aussi une sorte de faim.


A quoi bon mes questions


dans cette hiérarchie de la mort


où s’engouffrent la terre et les pierres.


Pin-pon ! Pin-pon ! Pin-pon !


C’est à peine un festin.


C’est mon estomac qui me fait souffrir.

 

 

Retournez-vous, mes faims !


Pour une fois prenez une décision réfléchie.


Il y a des cerveaux qui pourrissent ici


telles des bananes noires.


Des cœurs sont devenus aussi plats que des assiettes.


Anne, Anne,


fuis sur âne,


fuis cet hôtel triste,


monte une bête poilue,


galope à reculons en appuyant

 

tes fesses sur son garrot,


adapte-toi d’une façon ou d’une autre à son trot gauche.


Chevauche


comme bon te semble !


Dans ce lieu tout le monde parle à sa propre bouche.


C’est cela que d’être fou.


Ceux que j’ai le plus aimés en sont morts


- de la maladie du fou.


                                              Juin 1962

 

 


Traduit de l’anglais par Sabine Huynh


In, Anne Sexton : « Tu vis ou tu meurs. Ouvres poétiques (1960 – 1969)


Editions des femmes Antoinette Fouque, 2022

 

 

Flee on Your Donkey

 

 

Because there was no other place


to flee to,


I came back to the scene of the disordered senses,


came back last night at midnight,


arriving in the thick June night


without luggage or defenses,


giving up my car keys and my cash,


keeping only a pack of Salem cigarettes


the way a child holds on to a toy.


I signed myself in where a stranger


puts the inked-in X's –


for this is a mental hospital,


not a child's game.

 

 


Today an intern knocks my knees,


testing for reflexes.


Once I would have winked and begged for dope.


Today I am terribly patient.


Today crows play black-jack


on the stethoscope.

 

 


Everyone has left me


except my muse,


that good nurse.


She stays in my hand,


a mild white mouse.

 

 


The curtains, lazy and delicate,


billow and flutter and drop


like the Victorian skirts


of my two maiden aunts


who kept an antique shop.

 

 


Hornets have been sent.


They cluster like floral arrangements on the screen.


Hornets, dragging their thin stingers,


hover outside, all knowing,


hissing: the hornet knows.


I heard it as a child


but what was it that he meant?


The hornet knows!


What happened to Jack and Doc and Reggy?


Who remembers what lurks in the heart of man?


What did The Green Hornet mean, he knows?


Or have I got it wrong?


Is it The Shadow who had seen


me from my bedside radio?

 

 


Now it's Dinn, Dinn, Dinn!


while the ladies in the next room argue


and pick their teeth.


Upstairs a girl curls like a snail;


in another room someone tries to eat a shoe;


meanwhile an adolescent pads up and down


the hall in his white tennis socks.


A new doctor makes rounds


advertising tranquilizers, insulin, or shock


to the uninitiated.

 

 


Six years of such small preoccupations!


Six years of shuttling in and out of this place!


O my hunger! My hunger!


I could have gone around the world twice


or had new children - all boys

.
It was a long trip with little days in it


and no new places.

 

 


In here,


it's the same old crowd,


the same ruined scene.


The alcoholic arrives with his gold culbs.


The suicide arrives with extra pills sewn


into the lining of her dress.


The permanent guests have done nothing new.


Their faces are still small


like babies with jaundice.

 

 


Meanwhile,


they carried out my mother,


wrapped like somebody's doll, in sheets,


bandaged her jaw and stuffed up her holes.


My father, too. He went out on the rotten blood


he used up on other women in the Middle West.


He went out, a cured old alcoholic


on crooked feet and useless hands.


He went out calling for his father


who died all by himself long ago –


that fat banker who got locked up,


his genes suspened like dollars,


wrapped up in his secret,


tied up securely in a straitjacket.

 

 


But you, my doctor, my enthusiast,


were better than Christ;


you promised me another world


to tell me who


I was.

 

 


I spent most of my time,


a stranger,


damned and in trance - that little hut,


that naked blue-veined place,


my eyes shut on the confusing office,


eyes circling into my childhood,


eyes newly cut.


Years of hints


strung out - a serialized case history –


thirty-three years of the same dull incest


that sustained us both.


You, my bachelor analyst,


who sat on Marlborough Street,


sharing your office with your mother


and giving up cigarettes each New Year,


were the new God,


the manager of the Gideon Bible.

 

 


I was your third-grader


with a blue star on my forehead.


In trance I could be any age,


voice, gesture - all turned backward


like a drugstore clock.


Awake, I memorized dreams.


Dreams came into the ring


like third string fighters,


each one a bad bet


who might win


because there was no other.

 

 


I stared at them,


concentrating on the abyss


the way one looks down into a rock quarry,


uncountable miles down,


my hands swinging down like hooks


to pull dreams up out of their cage.


O my hunger! My hunger!

 

 


Once, outside your office,


I collapsed in the old-fashioned swoon


between the illegally parked cars.


I threw myself down,


pretending dead for eight hours.


I thought I had died


into a snowstorm.


Above my head


chains cracked along like teeth


digging their way through the snowy street.


I lay there


like an overcoat


that someone had thrown away.


You carried me back in,


awkwardly, tenderly,


with help of the red-haired secretary


who was built like a lifeguard.


My shoes,


I remember,


were lost in the snowbank

                                       
as if I planned never to walk again.

 

 


That was the winter


that my mother died,


half mad on morphine,


blown up, at last,


like a pregnant pig.


I was her dreamy evil eye.


In fact,


I carried a knife in my pocketbook –


my husband's good L. L. Bean hunting knife


I wasn't sure if I should slash a tire


or scrape the guts out of some dream.  

 

 


You taught me


to believe in dreams;


thus I was the dredger.


I held them like an old woman with arthritic fingers,


carefully straining the water out –


sweet dark playthings,


and above all, mysterious


until they grew mournful and weak.


O my hunger! My hunger!


I was the one


who opened the warm eyelid


like a surgeon


and brought forth young girls


to grunt like fish.

 

 


I told you,


I said –


but I was lying –


that the kife was for my mother . .


and then I delivered her.

 

 


The curtains flutter out


and slump against the bars.


They are my two thin ladies


named Blanche and Rose.


The grounds outside


are pruned like an estate at Newport


Far off, in the field,


something yellow grows.

 

 


Was it last month or last year


that the ambulance ran like a hearse


with its siren blowing on suicide –


Dinn, dinn, dinn! –


a noon whistle that kept insisting on life


all the way through the traffic lights?

 

 


I have come back


but disorder is not what it was.


I have lost the trick of it!


The innocence of it!


That fellow-patient in his stovepipe hat


with his fiery joke, his manic smile –


even he seems blurred, small and pale.


I have come back,


recommitted,


fastened to the wall like a bathroom plunger,


held like a prisoner


who was so poor


he fell in love with jail.

 

 


I stand at this old window


complaining of the soup,


examining the grounds,


allowing myself the wasted life.


Soon I will raise my face for a white flag,


and when God enters the fort,


I won't spit or gag on his finger.


I will eat it like a white flower.


Is this the old trick, the wasting away,


the skull that waits for its dose


of electric power?

 

 


This is madness


but a kind of hunger.


What good are my questions


in this hierarchy of death


where the earth and the stones go


Dinn! Dinn! Dinn!


It is hardly a feast.


It is my stomach that makes me suffer.

 

 


Turn, my hungers!


For once make a deliberate decision.


There are brains that rot here


like black bananas.


Hearts have grown as flat as dinner plates.

 

 


Anne, Anne,


flee on your donkey,


flee this sad hotel,


ride out on some hairy beast,


gallop backward pressing


your buttocks to his withers,


sit to his clumsy gait somehow.


Ride out


any old way you please!


In this place everyone talks to his own mouth.


That's what it means to be crazy.


Those I loved best died of it –


the fool's disease.

 

 

 

Live or Die


Houghton Mifflin Harcourt Company, Boston (USA), 1966

 


Poème précédent en anglais :


Walt Whitman : Chanson de la hache à large lame / Song of the broad-axe (28/01/2025)

 

12 février 2025

Birago Diop (1906 - 1989) : Viatique

 

 

Viatique

 

Dans un des trois canaris*                                                                * marmite en terre cuite


les trois canaris où reviennent certains soirs


les âmes satisfaites et sereines,


les souffles des ancêtres qui furent des hommes


des aïeux qui furent des sages,


Mère a trempé trois doigts ;


trois doigts de sa main gauche :


le pouce, l’index et le majeur ;


Moi j’ai trempé trois doigts :


le pouce, l’index et le majeur.

 

 

Avec ses trois doigts rouges de sang,


de sang de chien,


de sang de taureau,


de sang de bouc,


Mère m’a touché par trois fois


Elle a touché mon front avec son pouce.


Avec l’index mon sein gauche,


Et mon nombril avec son majeur.

 

 

Moi j’ai tendu mes doigts rouges de sang,


de sang de chien,


de sang de taureau,


de sang de bouc,


J’ai tendu mes trois doigts aux vents


aux vents du nord, aux vents du levant


aux vents du sud, aux vents du couchant ;


Et j’ai levé mes trois doigts vers la Lune,


vers la Lune pleine et nue


Quand elle fut au fond du plus grand canari.

 

 

Après j’ai enfoncé mes trois doigts dans le sable


dans le sable qui s’était refroidi.


Alors Mère a dit : « Va par le Monde, va !


Dans la vie ils seront sur tes pas. »


Depuis je vais


je vais par les sentiers


par les sentiers et sur les routes,


par-delà la mer et plus loin, plus loin encore ;


par-delà la mer et par-delà l’au-delà ;


Et lorsque j’approche les méchants,


les hommes au cœur noir,


lorsque j’approche les envieux,


les hommes au cœur noir,


Devant moi s’avancent les souffles de Aïeux.

 

 

 


Leurres et lueurs


Présence Africaine,1960

 


Du même auteur :


Souffles (09/10/2014)


Désert (25/02/2022)


Le chant des Rameurs (12/02/2023)


Abandon (13/02/2024)

 

11 février 2025

Montserrat Álvarez (1969 -) : A Lima

 

A Lima

 

 

A Lima les chiens anonymes n’existent pas


Nous connaissons tous leurs noms, leurs visages et leurs sourires


Les fous sont nos camarades dans les rues de


          Lima


Ils marchent à nos côtés, épaule contre épaule, et


     dent contre dent


A Lima il y a un policier silencieux à chaque coin de rue


et personne ne sait ce que réserve un cœur noir


     secret


A Lima beaucoup d’entre nous savent que les choses aussi


     meurent,


que s’éteint humblement sa pauvre vie servile


     de chose,


et que leurs yeux dans nos yeux les choses nous diront :


     « A jamais »


A Lima les coqs chantent trop tôt, et


     sous les rues il y a des draps


glacés cachés comme la nuit des merveilleux


     corps solitaires


et les nuages sont des voûtes de marbre dans l’horizon


     des jours d’hiver


A Lima nous connaissons tous le son précis du


     gémissement de dents, et nous sommes nés avec la lâcheté


     jusqu’à la moelle des os


A Lima les bus de ville arrivent toujours quand il est


     déjà trop tard et rapportent des histoires de défaite à chaque


     lettre de leurs parcours


Et nous nous asseyons pour oublier où nous sommes


     et nous méditons en silence et sans regarder nos


     visages, parce qu’à Lima


chacun est poète, et il danse avec son ombre comme


     seul partenaire, et il prépare en secret


     sa voix de minuit.

 

 

 


Traduit de l’espagnol

 

Revue « Conséquence #3 », 2019

 

De la même autrice :

 

Icare (10/02/2020)


Elle voit plus loin (10/02/2021)


Argos (10/02/2022)


Cette joyeuse nuit de l’Apocalypse (11/02/2023)


Ce qui ne fut pas dit (12/02/2024)

 

10 février 2025

Octavio Paz (1914 – 1998) : Exercice préparatoire

 

Photo de  Rafael Doniz. 1984

 

 

Exercice préparatoire


(Diptyque avec tablette votive)

 

 

MEDITATION


(Premier panneau)

 


La préméditation de la mort est préméditation de la


liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir.


MICHEL DE MONTAIGNE

 

L’heure se vide.


Le livre me fatigue et je le ferme.


Je regarde, sans regarder, par la fenêtre ;


Mes pensées m’épient.


                                      Je pense que je ne pense pas.


Quelqu’un, de l’autre côté, ouvre une porte.


Peut-être, derrière cette porte,


n’y a t-il pas d’autre côté.


                                           Des pas dans le couloir.


Des pas de personne : seul l’air


qui cherche son chemin.


                                        Nous ne savons jamais


si nous entrons ou sortons.


                                             Moi, sans bouger,


Je cherche également – non mon chemin :


la trace de mes pas


qui par des années décimées m’ont mené


à cet instant sans nom, sans visage.

 

 

Sans visage, sans nom.


                                      Heure inhabitée.


La table, le livre, la fenêtre


chaque chose est irréfutable.


                                               Oui,


la réalité est réelle.


                                 Et elle flotte


 - énorme, solide, palpable –


sur cet instant creux.


                                  La réalité


est au bord du trou toujours.


Je pense que je ne pense pas.


                                                 Je me confonds


avec l’air qui passe dans le couloir.


L’air sans visage, sans nom.

 

 

Sans nom, sans visage,


sans dire : je suis arrivée,


                                          elle arrive.


Interminablement elle est en train d’arriver,


imminence qui s’évanouit


en un ici-même


                     au-delà toujours.


Un toujours jamais.


                                 Présence sans ombre,


dissipation des présences.


Dame des réticences


qui dit tout quand elle ne dit rien,


Dame sans nom, sans visage.

 

 

Sans visage, sans nom.


Je regarde


                 - sans regarder ;


je pense


              - et je me dépeuple


C’est obscène,


ai-je dis en une heure pareille,


de mourir dans son lit.

 

 

                                Je me repens ;


je ne veux pas une mort du dehors,


je veux mourir en sachant que je meurs.


Ce siècle est possédé.


A son front, signe et clou,


brûle une idée fixe ;


tous les jours elle nous sert


le même plat de sang.


A un coin de rue quelconque


- juste, omniscient et armé –


attend le dogmatique sans visage , sans nom.

 

 

Sans nom, sans visage :


la mort que je veux


porte mon nom,


                          elle a mon visage.


Elle est mon miroir et elle est mon ombre,


la voix silencieuse qui dit mon nom,


l’oreille qui écoute quand je me tais,


le mur impalpable qui me barre le passage,


Le sol qui soudain s’ouvre.


Elle est ma création et je suis sa créature.


Peu à peu, sans savoir ce que je fais,


je la sculpte, sculpture d’air.


Mais je ne la touche pas, mais elle ne me parle pas.


Je n’apprends pas à voir encore,


dans le visage du mort, mon visage.

 

 

 

REMEMORATION


(Second panneau)


J’aimerais qu’elle soit de telle sorte qu’elle laisse entendre


que ma vie ne fut pas si mauvaise que je laisse le nom de fou ;


puisque  je l’ai été, je ne voudrais pas confirmer cette vérité par


                                                                               ma mort.


MIGUEL DE CERVANTES

 

Avec la tête je le savais,


non avec le savoir du sang :


être est un accord et un autre accord ne pas être.


La même vibration, le même instant


désormais sans nom, sans visage.


                                                        Le temps,


qui mange les visages et les noms,


lui-même se mange.


Le temps est un masque sans visage.

 

 

Le Bouddha ne m’a pas appris à mourir.


Il nous a dit que les visages se dissipent


et que les noms sont un son creux.


Mais en mourant nous avons un visage,


nous mourons avec un nom.


A la frontière de cendre


qui ouvrira mes yeux ?

 

 

Je reviens à mes écritures


au livre du gentilhomme mal lu


dans une adolescence ensoleillée,


avec de plurielles violences partagée :


la plaine criblée de couteaux,


les combats du vent avec la poussière,


le pirú, vert jet d’eau d’ombre,


le front obstiné de la sierra


contre la nuée enceinte de chimères,


le corps vivant de l’espace :


géométrie et sacrifice.

 

 

Je m’abîmais dans ma lecture


entouré de prodiges et de désastres :


au sud les deux volcans


faits de temps, neige et lointain ;


sur les pages de pierre


les caractères barbares du feu ;


les terrasses du vertige ;


les collines presque bleues à peine dessinées


avec des mains impalpables par l’air ;


le midi imagier


qui de tout ce qu’il touche fait une sculpture


et les distances où l’œil apprend


les métiers d’oiseaux et architecte poète.

 

 

Haut-plateau, terrasse du zodiaque,


cirque de soleil et ses planètes,


miroir de lune,


haute marée devenue pierre,


immensité à gradins


que monte à peine lumière la matinée


et descend la grave nuit tombante


jardin de lave, maison des échos,


tambour du tonnerre, conque du vent,


théâtre de pluie,


hangar des nuages, pigeonnier des étoiles.

 

 

Tournent les saisons et les jours,


tournent les cieux, rapides ou lents,


les fables errantes des nuages,


terrains de jeux et champs de bataille


d’instables nations de reflets,


royaumes de vent que dissipe le vent.


Les jours sereins l’espace palpite,


les sons sont des corps transparents,


les échos sont visibles, on entend les silences.


Source de présences,


le jour flue évanoui dans ses fictions.

 

 

Dans les plaines la poussière est endormie.


Ossements de siècles par le soleil broyés,


temps fait soif et lumière, poussière fantôme


qui se lève de sa couche de pierre


en brunes et rousses spirales,


poussière dansante masquée


sous les dômes diaphanes du ciel.


Eternités d’un instant,


éternités suffisantes,


vastes pauses sans temps :


chaque heure est palpable,


les formes pensent, la quiétude est danse.

 

 

Pages plus vécues que lues


dans les après-midi fluviales :


l’horizon fixe et changeant ;


la tempête qui se précipite, violette,


depuis l’Ajusco jusqu’aux plaines


avec un bruit de pierres et de sabots


résolue en une houle pacifique ;


les pieds nus de la pluie


sur la cour de briques rouges ;


le bougainvilliers dans le jardin décrépit,


véhémence mauve...


Mes sens en guerre contre le monde :


fragile armistice fut la lecture.

 

 

La mémoire invente un autre présent.


Ainsi elle m’invente.


                                   L’aujourd’hui


Se confond avec le vécu.


Les yeux fermés je lis le livre :


à son retour de l‘errance


le gentilhomme à son nom revient et se contemple


dans l’eau  stagnante d’un instant sans temps.

 

Pointe, soleil douteux,


de la brume du miroir, un visage.


C’est le visage du mort.


                                       En de tels moments


dit-il, l’homme ne doit pas tromper son âme.


Et il regarde son visage :


                                         dégel de reflets.

 

 

DEPRECATION


(Tablette)

 


Debemur morti nos nostraque


HORACE

 

 

Je n’ai pas été Don Quichotte,


je n’ai redressé aucun tort


                                           (même si parfois


les forçats m’ont jeté des pierres)


                                                      mais je veux,


comme lui, mourir les yeux ouverts.


                                                           Mourir


en sachant que mourir c’est revenir


là où nous ne savons pas,


                                           là où


sans espérance, nous attendons.


                                                    Mourir


réconcilié avec les trois temps


et les cinq directions,


                                   l’âme


- ou ce qu’ainsi nous appelons –


devenue une transparence.


                                             Je demande


non l’illumination :


                                 ouvrir les yeux,


regarder, toucher le monde


avec un regard de soleil qui se retire :


je demande à être la quiétude du vertige,


la conscience du temps


la durée à peine d’un battement de paupière


de l’âme assiégée ;


                                je demande


face à la toux, au vomissement, à la grimace,


à être jour dégagé,


                               lumière mouillée


sur une pierre de pluie récente


et que ta voix, femme, sur mon front soit


le soliloque calme d’un fleuve ;


je demande à être bref scintillement,


soudaine fixité d’un reflet


sur la houle de cette heure -là :

 


mémoire et oubli,
                              à la fin,


une même clarté instantanée.

 

 


Traduit de l’espagnol par Jean-Claude Masson


in, Octavio Paz : « Œuvre »


Editions Gallimard (La Pléiade), 2008

 

 

Exercice préparatoire

 

L’heure se vide.


Le livre me lasse, je le referme.


Je regarde, sans regarder, par la fenêtre ;


unanime blancheur – il a neigé, la nuit dernière –


que tous piétinent sans remords.


Je guette mes pensées.


                                   Je pense que je ne pense pas.


Quelqu’un, de l’autre côté, ouvre une porte.


Derrière la porte, peut-être,


il n’y a pas d’autre côté.


                                        Des pas dans le couloir,


les pas de personne :


                                   rien que l’air


en quête de son chemin.


                                        Nous ne savons jamais


si nous entrons ou nous sortons.


                                             Moi, sans bouger,


je cherche aussi, mon chemin non,


la trace de mes pas


sur les ans décimés.


                                 Je la cherche


dans le marc du café noir,


dans le cube rongé de sucre


qui se défait au même instant


sans nom et sans visage.

 

 

                                      Sans visage, sans nom.


sans dire : je suis là,


elle arrive.


Maîtresse de mes réticences,


elle dit tout et ne dit rien,


imminence qui se dissipe,


                                             présence


qui est l’évanouissement des présences,


toujours dans un ici même


                                             au-delà  toujours.


Heure dépeuplée :


                              telle sera mon heure ?


En le pensant, je me dépeuple.


                                                    Je vois


la table, un livre, la fenêtre :


chaque chose est irrécusable.


                                               Oui,


la réalité est réelle.


                                Cependant


- solide, énorme – elle flotte sans appui


sur cette minute creuse.


                                         La réalité


est toujours au bord de l’abîme,


pendue au fil d’une pensée.


Je pense que je ne pense pas.


                                               Je me confonds


avec l’air qui passe par le couloir.


L’air sans visage, sans nom.

 

 

                                               Sans nom, sans visage,


elle est là.


                  Elle est là, toujours, qui arrive.


Un jour semblable à celui-ci, j’ai pu dire :


obscène comme de mourir dans ses draps.


Je me repens de l’avoir dit :


je veux mourir dans mon lit.


Ou bien ici, sur cette chaise,


devant ce livre, et le regard vers la fenêtre.


Enfant, j’ai rêvé de morts héroïques.


                                                           Vieux,


je voudrais mourir les yeux ouverts,


mourir en le sachant.


Je ne veux pas d’une mort venue d’ailleurs,


Chaque jour on nous sert un plat de sang.


Ce siècle a peu d’idée,


toutes fixes et homicides toutes.


Au premier carrefour venu


veille -  juste, omniscient, armé –


le dogmatique sans nom sans visage.

 

 

                                      Sans visage, sans nom :


La mort que je veux porte mon nom,


elle a mon visage.


                              Elle est mon miroir et mon ombre,


la voix muette qui dit mon nom,


l’oreille qui m’écoute quand je me tais,


l’impalpable paroi qui m’interdit la marche,


le sol qui s’ouvre d’un seul coup.


Elle est ma création et je suis sa créature.


Peu à peu, sans savoir ce que je fais,


je la sculpte, sculpture d’air


Pourtant je ne la touche pas, pas plus qu’elle ne me parle.


Je n’apprends pas encore à voir,


sur le visage du mort, mon visage.


A l’heure de l’annulation


                                        qui nous attend


sur la frontière de cendres ?


Le Bouddha nous enseigne à mourir :


il enseigne que cette vie est illusion.


Qui m’ouvrira les yeux


face à l’autre illusion qu’est la mort ?


Je reviens à mes Ecritures :


je n’ai pas été Don Quichotte,


je n’ai pas redressé de torts


                                            (quoique les chevriers


parfois m’aient accueilli à coups de pierres)


mais je veux, comme lui, mourir sain d’esprit,


les yeux ouverts,


sachant bien  que mourir, c’est s’en retourner,


l’âme ou ce que l’on nomme ainsi


redevenue transparente,


                                         réconcilié


avec les trois temps et les cinq directions.

 

                                                                         Mexico, 4 septembre 1978.

 

Traduit de l’espagnol par Claude Esteban


In, Revcue « Polyphonies N° 8, hiver 1988 -1989

 


Du même auteur 


L’avant du commencement /Antes del Comienzo (17/01/2015)


Pierres de soleil / Piedra de sol (17/02/2016)


Hymne parmi les ruines / Himno entre ruinas (10/02/2017)


Source (10/02/2018)


« Même si la neige tombe... » (10/02/2019)


Elégie ininterrompue / Elegía interrumpida (10/02/2020)


Mise au net / Pasado en claro (10/02/2021)


Le temps même / El mismo tiempo (10/02/2022


La vie tout simplement / La vida sencilla (10/02/2023)


Réponse et réconciliation / Respuesta y reconciliación (12/02/2024)

 

9 février 2025

Lilian Dartiguenave (? – 2007) : La main tendue

 

La main tendue

 

 

Doucement à l’horizon


le soleil rougeoyant


a culbuté derrière l’intense nappe bleue


tout s’estompe


et la main tendue de cet enfant


au regard de famine


n’est plus dans le soir qui descend


qu’une virgule...

 

 


Vivre


Imprimerie Henri Deschamps, Port-au-Prince (Haïti), 1985

 

De la même autrice : Souvenance (09/02/2024)

 

 

8 février 2025

Eugenio Montale (1896 – 1981) :Elégie de Pico Farnese / Elegia di Pico Farnese

 

 

 

Elégie de Pico Farnese

 

 

Les pèlerines à l’étage qui ont tenu


 toute la nuit en litanies


ajustent leur ample châle sur la tête,


éteignent les feux, remontent sur les chariots.


Dans l’aube triste se coulent à leurs


chatières découpées dans les portes les souples angoras


et un chien fauve s’allonge dans l’humide enclos


parmi les fruits tombés sur l’herbe à l’ombre du bigaradier.


Hier tout semblait figé en pénitence mais ce matin


des pierres-éponges sèchent à la lumière


et le profond sommeil s’éveille dans la vaste


cuisine, de la haute cheminée parviennent de joyeux bruits.


Faiblement la psalmodie revient en volutes plus légères,


vent et mémoire en dissipent les voix, les recomposent.

 

 

                      « Iles du sanctuaire,


                      voyages de vaisseaux aériens,


                      soulève le suaire,


                      compte les jours et les mois,


                      qui restent à finir. »

 

 

Rues et marchent qui montent en pyramide, et partout


s’entrecroisent, toiles d’araignée de pierre où s’ouvrent


des ténèbres animées par les yeux familiers


des porcs, archivoltes patinées de vert-de-gris,


le chant se dégage avec peine des ombrelles des pins,


croît puis se fond dans l’indigo qui perle


sur recoins, saillies, pans de murailles  branlantes

 

 

                      « Grottes aux parois qu’incise


                      le Poisson luisant, sait-on


                      quel autre signe se perd


                      car la vie n’est pas toute


                      dans ce sépulcre vert. »

 

 

Paresseuse illusion ! Pourquoi m’attarder ici


à un amour de femmes barbues, à un vain délire


que le forgeron qui s’active lorsqu’il frappe l’enclume,


penché sur la chaleur blanche, repousse ? Tout autre


est l’Amour ; il vient même de passer entre les haies de buis,


avec ta frange ailée, messagère impérieuse.


Reflète-le dans les bénitiers, garde la douceur


de ton plumage sur ton front sans défaut,


ne te laisse pas distraire par les fables, veille sur mon passage,

 

 

                      (« collier de noisettes,


                      sucre filé à la main


                      sur la fente du rocher


                      miraculé qui porte


                      les prières jusqu’en bas, paroles


                      de cire qui dégoutte, paroles


                      que la graine de tournesol


                      disperse quand elle brille »)

 

 

veille sur le tien, d’en-haut triomphe les hommes-chèvres !


Sortant du couloir glacé qui fut un jour théâtre


pour enfants, du morne grenier sombre


d’astrolabes détruits, après une attente déjà


trop longue ton ample battement d’ailes nous conduit


vers un bois clairsemé où pour les invités quelqu’un


tente une fête de tirs. Et là ton vol même


devient inaudible ; mais en l’air la cible monte et brille en tournoyant


sous nos coups. Une petite clé suffit au jour,


L’heure est clémente. L’éclair de la robe s’estompe


dans l’humeur de l’œil qui réfracte en son


cristal d’autres couleurs. Derrière nous, calme, sans voir


le changement, de lémure dès lors redevenu céleste,


le tout jeune Anaclet recharge les fusils.


                                                                    1er mai 1939

 

 

 

Traduit de l’italien par Patrice Dyerval Angelini


In, Revue « Polyphonies, N°14 (Hiver-Printemps 1991 – 1992)


Du même auteur :


« A midi faire halte …/ « Merrigiare pallido… » (10/05/2016)


La bourrasque / La bufera (14/08/2019)


Bateaux sur la Marne / Bache sulla Marna (14/08/2020)


Correspondances (08/02/2021)


« elle traversait pieds nus... » (13/08/2021)


« Ne t’abrite pas à l’ombre... » / « Non rifugiarti nell'ombra... »  08/02/2022)


Midi / « Gloria del disteso mezzogiorno... » (14/08/2022)


 Côtes de Ligurie... » / « Riviere... » (08/02/2023)


« Ne nous demande pas le verbe... » / « Non chiederci la parola... » (13/08/2023)


Quatre poèmes / Quattro poesie (08/02/2024)


Sarcophage / Sarcofaghi (14/08/2024)

 

 

Elegia di Pico Farnese

 

 


Le pellegrine in sosta che hanno durato

 

tutta la notte la loro litania

 

s’aggiustano gli zendadi sulla testa,

 

spengono i fuochi, risalgono sui carri.

 

Nell’alba triste s’affacciano dai loro

 

sportelli tagliati negli usci i molli soriani

 

e un cane lionato s’allunga nell’umido orto

 

tra i frutti caduti sull’erba all’ombra del melangolo.

 

Ieri tutto pareva un macero ma stamane

 

pietre di spugna s’asciugano alla luce

 

e il cupo sonno si desta nelle cucina

 

vasta, dal grande camino giungono lieti rumori.

 

Torna la salmodia appena in volute più lievi,

 

vento e memoria ne sciolgono le voci, le ricompongono.

 

 

 

               « Isole del santuario,

 

               viaggi di vascelli sospesi,

 

               alza il sudario,

 

               numera i giorni e i mesi

 

               che restano per finire ».

 

 

 

Strade e scale che salgono a piramide, fitte

 

d’incroci, ragnateli di sasso dove s’aprono

 

oscurità animate dagli occhi confidenti

 

dei maiali, archivolti tinti di verderame,

 

si svolge a stento il canto dalle ombrelle dei pini,

 

cresce e viene assorbito dall’indaco che stilla

 

su anfratti, tagli, spicchi di tremule muraglie.

 

 

 

                « Grotte sove scalfito

 

               luccica il Pesce, chi sa


      
               quale altro segno si perde,

 

               perché non tutta la vita

 

               è in questo sepolcro verde ».

 

 

 

Oh la pigra illusione ! Perché m’attardo qui

 

ad un amore di donne barbute, a un vano farnetico

 

che l’alacre ferraio quando batte l’incudine

 

 


curvo sul calor bianco da sé respinge? Ben altro

 

è l’Amore ; è passato anche ora tra i bossi spartiti,

 

con la tua frangia d’ali, messaggera imperiosa.

 

Specchialo nelle pile d’acquasanta, mantieni

 

dolce il piumaggio sulla tua fronte senza errore

 

non distrarti alle fole, veglia sul moi trapasso,

 

 


               (« collane di nocciuole,

 

               zucchero filato a mano

 

               sullo spacco del masso

 

               miracolato che porta

 

               le preci in basso, parole

 

               di cera che stilla, parole

 

               che il seme del girasole

 

               se brilla disperde »)

 

 

veglia sul tuo, dall’alto vinci gli uomini-capre !

 

Dal gelo dell’androne  che un giorno era teatro

 

di fanciulli, dal tedio della soffita cupa

 

di astrolabi distrutti, dopo un’attesa che già

 

fu troppo lunga il tuo grande palpito ci conduce

 

a una magra selva dove qualcuno per gli ospiti

 

tenta una festa di spari. E qui, diventa inubile

 

anche il tuo volo ; ma in aria sale il piattello e prilla

 

ai nostri colpi. Al giorno basta una piccola chiave.

 

È mite l’ora. Il lampo delle tue vesti è sciolto

 

nell’umore dell’occhio che rifrange nel suo

 

cristallo altri colori. Dietro di noi, calmo, ignaro

 

del mutamento, da lemure ora rifatto celeste,

 

il fanciulletto Anacleto ricarica i fucili.

 

                                                                   1° Maggio 1939

 

 


L’opera in versi.

 

Einaudi editore,Turino,1980

 

Poème précédent en italien;


Dino Campana : Voyage à Montevideo / Viaggio a Montevideo (01/02/2025)

 

6 février 2025

Aimé Césaire (1913 – 2008) : Dyali

 

 

Dyali

 

pour L.S. Senghor

 


le pont de lianes s’il s’écroule


c’est sur cent mille oursins d’étoiles


à croire qu’il n’en fallait pas une seule de moins


pour harceler nos pas de bœuf-porteur


et éclairer nos nuits


il m’en souvient


et dans l’écho déjà lointain


ce feulement en nous de félins très anciens

 

 

Alors la solitude aura beau se lever


d’entre les vieilles malédictions


et prendre pied aux plages de la mémoire


parmi les bancs de sable qui surnagent


et la divagation déchiquetée des îles


je n’aurai garde d’oublier la parole


du dyali

 

 

dyali


par la dune et l’élime


convoyeur de la sève et de la tendresse verte


inventeur du peuple et de son bourgeon


son guetteur d’alizés


maître de sa parole


tu dis dyali


et dyali je redis


le diseur d’essentiel


le toujours à redire


et voilà comme aux jours de jadis


l’honneur infatigable

 

 

Voilà la face au Temps


un nouveau passage à découvrir


une nouvelle brèche à ouvrir


dans l’opaque dans le noir dans le dur


et voilà une nouvelle gerbe de constellations à repérer


pour la faim pour la soif des oiseaux oubliés


de nouvelles haltes de nouvelles sources

 

et voilà


                                   Voilà


                                                                                     Dyali

 

la patience paysanne des semences à forcer


et l’entêtement d’une conjuration des racines

 

 

à fond de terre


à fond de cœur


                           à l’arraché du soleil


                                                                                    blason

 

 

 

Aimé Césaire : La Poésie


Editions du Seuil, 2006

 


Du même auteur :


 « Je retrouverais le secret des grandes communications… » (25/01/2014)


En guise de manifeste littéraire (25/01/2015)


Et les chiens se taisaient (26/01/2016)


Fragments d’un poème (26/01/2017)


Soleil serpent… » (26/01/2018)


A l’Afrique (26/01/2019)


Configurations (26/01/2020)


Batouque (26/01/2021)


Idylle (26/01/2022)


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