Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le bar à poèmes
18 février 2024

Denis Rigal (1938 – 2021) : Nord

63d403a3fee2514fe52368c3[1]

 

Nord

1

le soir est essentiel, annule tout,

ascendants, descendants, ego, désirs,

espoirs, petits regrets, petites hontes ;

est à lui seul la douloureuse histoire

des finitudes,

                       du vague vieux sommeil

qui te lairra  couler dans l’étang blême

des autrefois, marmonnant ton parler

forclos, perdu parmi les innombrables

(qui aurait cru qu’elle en eût tant défait)

 

2

ferai retour à la longue parole

qui ne raconte rien, compte pour rien,

un souffle sur la peau des choses, pas plus,

mais qui en ravive le sang, en suit

la courbe heureuse, mime la vie qui fut

quand le verbe tournait parmi les astres,

dit-on, avant le temps et les destins.

 

3

revienne à la fin l’émoi oublié

avec de la lumière, un peu, des bribes

çà et là, du vrai en vrac, des beautés,

de chétives beautés gratuites, bouvreuil,

chardonneret, cétoine d’or, chacun

appliqué au présent (la vieille tête,

comme jadis le marronnier branchu,

en bruit encore)

                                  aussi les vols des grives,

l’herbe renouvelée, l’arbre courbé

au vent, tordu de gel : tous les vivants

vont sans souci du temps et de l’histoire,

tendus vers la survie : des obstinés,

des malgré tout

 

4

                               dans l’enfance des jours

tous se taisaient, la femme sur le seuil,

vêtue de noir, dodelinait, faisait

non de la tête, mangeait debout, muette,

devant la nuit qui gagne à tous les coups,

ne savait plus sur quel temple secret

elle veillait, gardienne liminaire

entre rien et l’absence, ayant failli

a tout, puisque ce soir, même l’été

du corps, le ventre en feu qui crie, la chair

amie, l’abandonnaient, ne lui laissaient

qu’un balbutiant désir de crépuscule

 

aujourd’hui c’est toi l’héritier du temps

sous le temps et du long silence noir,

pour le venger, pour le trahir, pour elle.

 

5

rien ne vaut, que le temps et l’arrondi

du roc qu’il ronge, car tel fut le vieux monde

               (vois entre les blocs le lichen bouclé

               d’un gris et doux à l’œil, mais dans la main

               se brise et s’émiette, vivant retourné

               en poussière, et qui le touche le détruit.)

et toujours on reprend à table rase,

aux choses nues, comme si cette fois

l’entreprise pouvait aller à terme,

les murailles tomber par la voix seule

et le vouloir, sans cuivres ni clameurs.

 

charriant l’obscur, la parole dirait

la volonté du monde, qui pousse l’homme

à l’aventure, croit-il, et il poursuit

ses migrations jusqu’à la grise mer

fertile, subit la longue nuit, se tasse,

se musse, espère de durer, dessine

sur son tambour l’axe du ciel, les strates,

les doubles fonds, le séjour des puissances,

les règnes inconnus, les au-delàs.

 

               une lente poussée a mis à jour

               le rêve lumineux de la moraine,

               ce noyau de clarté qui dit l’accord

               des puissances d’en bas, sourit à l’homme

               qui ne reconnaît plus l’aventurine,

               ni le hasard, ni la beauté fidèle :

               pour des chemins perdus, pillé pour rien.

 

(or les sept cygnes noirs volaient vers l’est

pour s’affaler à grand bruit et désordre

dans une anse à l’écart et se poser,

voiles ferlées, bas sur l’eau, invisibles,

gardant pour eux leur savoir, leurs présages,

n’offrant que leur beauté contraire : c’est là

le vrai secret, précieux, qu’il faut chérir)

               à l’autre bout du voyage il y a

               toujours ce grand rapace perché debout

               dans le soleil, poitrail blanc, impassible

 

6

la même épreuve ici ou là : survivre

au long travail du gel et de la mort,

tel les ancêtres, expulsés de l’histoire

depuis vingt siècles de silence, matés

comme leur dernier rebelle et parqués

dans la forêt qui murmure et qui geint :

trois fois trois lieues où désoucher un pan

d’adret, chasser, cueillir, prendre femme ;

dans une autre forêt, de l’améthyste,

cristaux, géodes, merveilles et mystères,

mais trop loin pour nous, trop tard pour changer :

on reste ici, consanguins et mutiques,

même l’ancêtre violoneux, son bal

permanent dans la tête, qui rêvait trop ;

à jamais sédentaires, voués au sable,

au micaschiste, au gris ou rien ne pousse.

(pour voisins des lépreux, mis à l’écart,

qu’on nourrissait, entre peur et pitié.)

 

c’est semblable et rude destin : la glace

tenace est la maîtresse : avance, lente,

imperceptible ; son ventre râpe et rabote,

produit quelques poignées de terre maigre,

               des arbres pourtant : dans un roc fendu,

               un saule hasardé là, nourri de rien ;

               peut-être dans cent ans aura grandi ?

consent à des étés de brève liesse,

laisse pousser la canneberge et le mûron,

la camarine noire et la myrtille

               le bouleau à la très blanche lumière

               vierge, c’est la pure passion d’une amante

               fière d’avoir tout éprouvé qui porte

               encor la sève qui nourrit.

 

7

ainsi le chamane frappe son tambour,

l’ausculte, exhibe les dessins, en glose

la vulgate : trois mondes, le ciel, la terre

et le royaume d’en dessous ; l’envers

est pour lui seul, montre la voie, la transe,

la peur et le transport vers l’impensé ;

pas de savoir sans la terreur, dont l’homme

revient tremblant, suffocant, rompu, nié,

grandi pourtant, ayant touché au but,

debout parmi les évidences, il est

le vide exquis autour de quoi tout tourne,

le monde et son contraire, le jour gelé,

et la tanière où la nuit souffle rouge,

l’hiver brut revenu, annonciateur

de l’autre temps

 

8

l’homme aura vu la vie

en face, et la chair avérée ; saisi

le sens, pris le risque, enduré l’épreuve ;

l’effacement est son triomphe, la gloire

est dans le retour, la dure éloquence

dans la douleur et la mémoire, régner

n’importe pas : plutôt porter conseil,

soigner, guérir, donner quelque sagesse ;

habiter le toujours présent, les cycles

certains, le vrai des choses vives, un temps

sourcier, bénin, sans état, sans histoire,

comme ce peuple vit depuis l’aurore,

depuis les jours illustres : ceci est vrai

tant qu’il y a un conteur pour le dire *

la femme sage le sait : son œil brillant

en est la preuve.

 

               ceux-là, auprès de la plus vieille église

               les pieds tournés vers le fleuve puissant,

               alignés sous les pins où la lumière

               en paix glisse à pas de servante, ils dorment

               dans l’assurance du salut : ils eurent

               la foi des maîtres, et Luther les approuve,

               sur le vert des tombes

               les fourmis entassent

               des brindilles, des victuailles, bâtissent

               des châteaux, des cités, des labyrinthes

               dans leur ailleurs et leur temps toujours neufs,

               sans ego ni projet, portant sans bruit.

               Le souvenir des saisons et des règnes.

 

* « Tu vois, avant, les gens se changeaient en ours, erraient sous forme d’ours, et ceci est vrai

tant que le dernier narrateur est vivant », Marina Takalo, éleveuse de rennes (et chamane ?), 1960.

 

9

                                                et pourtant on dira

c’est simplement un accès du haut mal,

une folie, un détour pour l’absence

comme si cette ferme, son cheval attelé,

son herbe grasse n’étaient pas incongrus

parmi tous ces quêteurs, guetteurs, nomades,

mais le projet de tout effort humain,

la seule voie des sages certitudes.

 

 

et le passeur restera enfermé

dans la douleur de ce don importun,

sa grandeur ignorée, sa solitude,

et sommé de se taire, mis au supplice,

pendu, jeté au fond d’un lac les pieds

lestés pour y mourir debout, bercé

de courants amniotiques, privé de tout,

n’était que la parole pauvre renaît

ici ou là pousse ses mots, jamais

assez nouveaux, assez nus, assez crus,

que rien ne garantit sinon la voix

qui risque tout sur eux, son propre sens,

sa propre vie.

 

(en 1683, Lassi Niilanpoïka, dit Larss Nilsson,

est condamné à mort à Tornio pour avoir refusé

d’abandonner son tambour de sorcier, un pasteur

est chargé de le préparer ; à la fin Lassi se repent

et reconnaît ses péchés ; de l’avis du tribunal,

il meurt en bienheureux.)

                                             Julia Pentikaïnen, Mythologie des Lapons.

 

10

illimité, l’homme ainsi se recueille

voyageur immobile au ciel des dieux,

rêve l’élan et l’ours qui s’accoupla

avec la Femme à la source des temps,

et l’éternel chasseur qui fut toujours

son totem et son double : jamais la traque

ne finit : si l’animal était pris,

le sang jailli germerait sur la neige,

et porterait ses fruits, nous rendrait l’aube

et le désir pour tout recommencer

ou bien s’abîme et descend chez les morts,

suit la voie du serpent qui sait l’envers

du monde, traverse l’inconnu, retrouve

les lacs sacrés aux poissons fabuleux,

revoit le long défilé des ancêtres,

déjà rêvé jadis et puisqu’ici

le cliquetis de l’étrange lumière

est la seule musique, et indicible,

il se taira, gardera pour lui seul

la vision, la transparence qui vient

après, bientôt.

 

 

La joie peut-être

Editions Le Bruit du temps, 50560 Gouville -sur- mer, 2018

Du même auteur :

« Une fois, / Les écluses s’ouvrirent… » (16/03/2015)

Des fins premières (25/08/2016)

« rouillés sont les vaisseaux friables… » (25/08/2017)

Nord Nord-Ouest par Ouest (25/08/2018)

Pour tenir lieu (25/08/2019)

Problématique (25/08/2020)

Fondus au noir (25/08/2021)

Divers exil (18/02/2022)

Combaneyre (25/08/2022)

La joie peut-être (18/02/2023)

 

Commentaires
Le bar à poèmes
Archives
Newsletter
108 abonnés