Seamus Heaney (1939 – 2013) : Bêcher / Digging
Bêcher
Entre mes doigts et mon pouce,
Calée comme un pistolet, la plume épaisse repose.
Sous ma fenêtre, le crissement clair
D’une bêche qui s’enfonce entre gravier et terre :
Mon père, bêchant. Sous mon regard.
Ses reins tendus entre les parterres
Se baissent, se redressent à vingt ans de là
Au rythme des sillons de pommes de terre
Où il bêchait.
Le godillot blotti sur le fer, le manche
Bien calé en levier à côté du genou
Il arrachait les hautes fanes, plantait profondément la tranche brillante
Eparpillant les pommes de terre nouvelles qu’on ramassait,
Savourant leur dure fraîcheur dans nos paumes.
Mon Dieu, que le vieux savait tenir une bêche,
Tout comme son vieux à lui.
Mon grand-père coupait plus de tourbe en un jour
Que tous les autres hommes sur la tourbière de Toner.
Une fois, je lui ai porté une bouteille de lait
bouchée avec un bout de papier. Il se redressa
Pour le boire, attaqua à nouveau le travail
Fendant et tranchant net, lançant les mottes
Par-dessus son épaule,
Creusant toujours plus profond,
cherchant la bonne tourbe. Bêchant.
Les froides senteurs de la terre meuble, la tourbe
Qui gicle et claque, les coups tranchants
Dans les racines vives s’éveillent dans ma tête.
Mais je n’ai pas de bêche pour faire comme ces hommes-là.
Entre mes doigts et mon pouce
Repose la plume épaisse,
C’est elle qui sera ma bêche.
Traduit de l’anglais par Deidre McKeown-Laigle
in, Denis Rigal : « Poésies d’Irlande. Anthologie »
Editions SUD, 13001Marseille, 1987
Creuser
Entre mon doigt et mon pouce
Le stylo trapu repose ; comme un pistolet.
Sous ma fenêtre, le crissement net
De la bêche qui plonge dans le sol caillouteux :
Mon père qui creuse. Je le regarde
Jusqu’à ce que ses reins tendus parmi les plates-bandes
Se courbent à terre, remontent vingt temps après
Se voutent en rythme dans les sillons de pommes de terre
Où il creusait.
La grosse botte blottie contre le fer, le manche
Contre l’intérieur du genou était facile à manier.
Il déterrait les hautes tiges, enfonçait loin la lame brillante
Eparpillait les pommes de terre nouvelles que nous ramassions.
Comme nous aimions leur fermeté fraîche dans nos mains !
Pardi, le vieux savait manier la bêche
Juste comme son vieux avant lui.
Mon grand-père coupait plus de tourbe en un jour
Qu’aucun autre homme de la tourbière de Toner.
Une fois, je lui ai porté du lait dans une bouteille
Mal bouchée avec du papier. Il se redressa
Pour boire, puis s’y remit aussitôt,
Il taillait et tranchait nettement, balançant les mottes
Par-dessus l’épaule, il descendait de plus en plus bas
Vers la bonne tourbe. Il creusait.
L’odeur froide de la terre remuée, le gargouillis
De la tourbe détrempée, les courtes entailles d’une lame
Au travers de racines vivantes s’éveillent dans ma tête.
Mais je n’ai pas de pelle pour suivre de tels hommes.
Entre mon doigt et mon pouce
Le stylo trapu repose.
Je creuserai avec.
Traduit de l’anglais par Anne Bernard Kearney
in, Seamus Heaney : « Poèmes 1966 – 1984 »
Editions Gallimard, 1988
Du même auteur :
Bonne nuit / Good night (26/02/2019)
Mère (26/05/2020)
Rites funèbres / Funeral Rites (27/05/2021)
Victime / Casualty (27/05/2022)
L’homme de Tollund / The Tollund man (27/05/2024)
Digging
Between my finger and my thumb
The squat pen rests; snug as a gun.
Under my window, a clean rasping sound
When the spade sinks into gravelly ground:
My father, digging. I look down
Till his straining rump among the flowerbeds
Bends low, comes up twenty years away
Stooping in rhythm through potato drills
Where he was digging.
The coarse boot nestled on the lug, the shaft
Against the inside knee was levered firmly.
He rooted out tall tops, buried the bright edge deep
To scatter new potatoes that we picked,
Loving their cool hardness in our hands.
By God, the old man could handle a spade.
Just like his old man.
My grandfather cut more turf in a day
Than any other man on Toner’s bog.
Once I carried him milk in a bottle
Corked sloppily with paper. He straightened up
To drink it, then fell to right away
Nicking and slicing neatly, heaving sods
Over his shoulder, going down and down
For the good turf. Digging.
The cold smell of potato mould, the squelch and slap
Of soggy peat, the curt cuts of an edge
Through living roots awaken in my head.
But I’ve no spade to follow men like them.
Between my finger and my thumb
The squat pen rests.
I’ll dig with it.
Death of a Naturalist
Faber and Faber publishers, London,1966
Poème précédent en anglais :
Jack Kerouac : Mexico city blues (73 – 84ème Chorus) / 73– 84th Chorus) (27/03/2023)
Poème suivant en anglais :
Ronald Stuart Thomas : Quatre-vingt dixième anniversaire / Ninetieth Birthday (14/06/2023)