Seamus Heaney (1939 – 2013) : L’homme de Tollund / The Tollund man
L’homme de Tollund
I
Un jour j'irai à Aarhus
Pour voir sa tête brune comme tourbe,
Les douces cosses de ses paupières,
Sa casquette de peau en pointe.
Je resterai debout un long moment
Dans le plat pays des alentours
Où on l’a déterré,
Son dernier potage de graines d’hiver
Tout durci dans le ventre,
Nu à part la casquette,
La corde et la ceinture.
Un fiancé de la déesse,
Elle serra son torque sur lui
Et lui ouvrit son marais
Où oeuvrent ces sucs noirs
Qui préservèrent son corps comme celui d’un saint,
Trésor à découvrir dans les alvéoles
De la tourbe coupée.
Maintenant sa face tachée
Repose à Aarhus.
II
Je pourrais risquer le blasphème,
Déclarer sacré ce chaudron
Qu’est la tourbière et le prier
De faire germer
La chair surprise dispersée
De travailleurs,
Les cadavres déchaussés
Etendus dans les cours de ferme
La peau et les dents révélatrices
Mouchetant les traverses,
De quatre jeunes frères traînés
Des miles le long des voies.
III
Un peu de sa triste liberté
Quand on l’emportait sur la charrette
Devrait me parvenir comme je roule
Répétant les noms
De Tollund, Grauballe, Negelgard,
En regardant sans les comprendre
Les paysans pointant du doigt,
Moi qui ne connaîs pas leur langue.
Là-bas dans le Jutland,
Dans les vielles paroisses meurtrières
Je me sentirai perdu,
Malheureux et chez moi.
Traduit de l’anglais par Anne Bernard Kearney
in, Seamus Heaney : « Poèmes 1966 – 1984 »
Editions Gallimard, 1988
L’homme de Tollund
I
Un jour j’irai à Aarhus
Pour voir sa tête couleur de tourbe,
Les douces cosses de ses paupières,
Son bonnet pointu en peau..
Dans le plat pays tout près
Où on l’a déterré,
Son dernier gruau de céréales d’hiver
Caillé dans le ventre,
Tout nu sauf le bonnet,
La corde et la ceinture,
Je resterai longtemps debout.
Quand il épousa la déesse,
Elle l’enserra dans son torque
Et lui ouvrit son marais,
Et ses sucs noirs le façonnèrent
En une relique de saint.
Trésor des dédales
Creusés par les chercheurs de tourbe.
Son visage souillé
Repose maintenant à Aarhus.
II
Je pourrais oser le blasphème,
Bénir le creuset des marécages,
En faire notre terre saine
Et prier Dieu qu’il fasse germer
La chair éparpillée
Des paysans pris en embuscade,
Des cadavres déchaussés
Gisant dans les cours de ferme
Les traverses de chemin de fer
Mouchetées de peau et de dents
Dénoncent la mort de quatre jeunes frères
Traînés sur des miles le long des voies.
Traduit de l’anglais par Deidre McKeown-Laigle
in, Denis Rigal : « Poésies d’Irlande. Anthologie »
Editions SUD, 13001Marseille, 1987
Du même auteur :
Bonne nuit / Good night (26/02/2019)
Mère (26/05/2020)
Rites funèbres / Funeral Rites (27/05/2021)
Victime / Casualty (27/05/2022)
Bêcher / Digging (27/05/2023)
The Tollund man
I
Some day I will go to Aarhus
To see his peat-brown head,
The mild pods of his eye-lids,
His pointed skin cap.
In the flat country nearby
Where they dug him out,
His last gruel of winter seeds
Caked in his stomach,
Naked except for
The cap, noose and girdle,
I will stand a long time.
Bridegroom to the goddess,
She tightened her torc on him
And opened her fen,
Those dark juices working
Him to a saint's kept body,
Trove of the turfcutters’
Honeycombed workings.
Now his stained face
Reposes at Aarhus.
II
I could risk blasphemy,
Consecrate the cauldron bog
Our holy ground and pray
Him to make germinate
The scattered, ambushed
Flesh of labourers,
Stockinged corpses
Laid out in the farmyards,
Tell-tale skin and teeth
Flecking the sleepers
Of four young brothers, trailed
For miles along the lines.
III
Something of his sad freedom
As he rode the tumbril
Should come to me, driving,
Saying the names
Tollund, Grauballe, Nebelgard,
Watching the pointing hands
Of country people,
Not knowing their tongue.
Out here in Jutland
In the old man-killing parishes
I will feel lost,
Unhappy and at home.
Wintering out
Publisher: Faber & Faber, London,1972
Poème précédent en anglais :
Percy Bysshe Shelley : Cimetière un soir d’été / A summer evening churchyard (12/04/2024)
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