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Le bar à poèmes
27 mai 2022

Seamus Heaney (1939 – 2013) : Victime / Casualty

0[1]

 

Victime

 

Il avait l’habitude de boire tout seul

Levant un pouce hâlé

Vers l’étagère du haut,

Pour demander un autre rhum-cassis

Sans avoir à élever la voix,

Ou commandant un stout vite fait

Avec une mimique discrète

Faisant mine de déboucher la bouteille ;

A l’heure de la fermeture

Il sortait dans le noir

En cuissardes et casquette à visière,

Chef de famille au chômage

Et pourtant travailleur-né.

J’aimais bien son allure,

Adroite, trop dissimulée,

Pétrie de tact retors qui ne bronchait jamais ;

Il avait l’œil vif du pêcheur

Et le dos tourné qui guette.

 

Incompréhensible

Pour lui, mon autre vie.

Parfois, du haut de son tabouret,

Le couteau s’acharnant

Sur une carotte de tabac,

Evitant mon regard,

Dans le calme entre deux verres

Il touchait un mot de la poésie.

On était seul à seul

Et toujours habile,

Fuyant la condescendance,

Je réussissais par une finesse quelconque

A ramener la conversation sur les anguilles,

La science des chevaux de trait

Ou l’IRA provisoire.

 

Mais, dos tourné, il guette aussi

Les beaux restes flétris de mon art si bien entretenu.

Il a sauté en lambeaux mouillés

Sorti boire après un couvre-feu

Que des citoyens plus prudents

Respectaient toutes portes closes

Juste trois soirs après qu’on avait abattu

Les treize hommes à Derry,

PARAS TREIZE, affichaient les murs,

BOGSIDE ZERO. Ce mercredi -là

Nous retenions notre souffle

en tremblant, tous.

 

C’était un jour de silence âpre et froid,

De surplis et de soutanes gonflés de vent :

Chargés de pluie et de fleurs

Cercueil sur cercueil

Voguait hors la cathédrale bondée

Comme fleurs au fil de l’eau.

Le rite funèbre

déroula ses langes

pour nous emmaillotter, serrer,

Jusqu’à nous raidir, nous lier ensemble

Tel un cercle de frères.

 

Mais les gens de chez lui

Ne pouvaient pas le retenir à la maison,

Malgré les menaces téléphonées,

malgré les drapeaux noirs brandis.

Je le vois se retourner

Dans cet endroit bombardé et outrageant,

Le remords fondu dans la terreur

Sur son visage toujours reconnaissable,

Son regard fixe, acculé, se baissant,

Aveuglé par l’éclair.

 

Il était parti

Car comme un poisson dans l’eau

Il nageait d’instinct

Tous les soirs vers l’appât

Des endroits chauds et clairs,

Les rêts flous des murmures

Qui flottent entre les verres

Dans la conviviale fumée.

A quel point était-il coupable

Ce dernier soir où il enfreignit

La complicité de notre tribu ?

Je l’entends dire : « Vous qui passez

Pour un homme cultivé, trouvez-moi

La réponse à celle-là ».

 

J’ai raté son enterrement

Ceux qui marchent silencieux

Ceux qui parlent du coin des lèvres

Essaimant hors de chez lui

Dans le ron-ron respectable

Du corbillard...

Ils avancent à pas mesurés

Avec sa lenteur familière

Et consolatrice

D’un moteur au ralenti,

La ligne relevée, une main

Après l’autre, le soleil froid

Sur l’eau, la terre accroupie

Sous le brouillard ; ce matin-là

Où il m’a emmené dans son bateau,

Dans le murmure de l’hélice

Qui blanchissait les profondeurs indolentes,

Avec lui j’ai goûté la liberté.

Sortir de bon matin, remonter

La ligne sans à-coups,

Déprécier la prise, et sourire

En trouvant le rythme

Qui t’amènera,

Peu à peu au long des milles

Vers ton propre repaire

Quelque part, au loin, au-delà...

 

Revenant qui hume l’aurore,

Qui chemine sous la pluie de minuit,

Questionne-moi encore.

 

Traduit de l’anglais par Deidre McKeown-Laigle

in, Denis Rigal : « Poésies d’Irlande. Anthologie »

Editions SUD, 13001Marseille, 1987

 

Accident

 

I

Il buvait seul

Et levait un pouce calleux

Vers la haute étagère,

Réclamant un autre rhum

Cassis, sans devoir

Hausser la voix,

Ou commandait une Guinness

D’un clin d’œil

Et faisant discrètement le geste

Du bouchon qui saute ;

A la fermeture, il partait

En bottes et casquette

Dans la nuit pluvieuse,

Il vivait du chômage

Mais c’était un travailleur-né.

J’aimais sa façon d’être,

Au pas sûr mais trop rusé,

Son tact impassible et oblique,

Son œil vif de pêcheur

Et son dos tourné toujours attentif.

 

Elle était incompréhensible pour lui,

Mon autre vie.

Quelquefois, sur son tabouret haut,

Trop occupé avec son couteau

Et son tabac,

Sans croiser mon regard,

Et entre deux lampées,

Il mentionnait la poésie.

Nous étions seuls,

Et moi, toujours prudent,

Craignant de paraître condescendant,

J’arrivais par quelque astuce

A amener la conversation sur les anguilles

Ou sur l’usage des charrettes et des chevaux,

Ou sur l’IRA provisoire.

 

Mais mon art prudent

Son dos tourné l’observe aussi :

Il a été mis en pièces

Alors qu’il était sorti boire

Ayant négligé seul le couvre-feu, trois nuits

Après qu’ils eurent tués

Les treize hommes à Derry.

PARAS TREIZE, disaient les murs,

BOGSIDE ZERO. Ce mercredi-là

Chacun a retenu

Son souffle et a tremblé.

 

II

C’était un jour de froid

Silence à vif, où le vent

Gonflait surplis et soutanes :

Chargés de fleurs, ruisselant de pluie,

Les cercueil un par un semblaient

Sortir en flottant de la porte

De la cathédrale bondée,

Comme des pétales sur une eau lente.

Les funérailles communes

Déroulèrent leurs langes

Qui nous ont emmaillotés et resserrés

Jusqu’à nous accoler et nous lier

Comme des frères dans un cercle.

 

Mais il ne voulait pas que les siens

Le retiennent chez lui, peu importait

Les menaces dites au téléphone,

Les drapeaux noirs flottant au vent.

Je le vois qui entre

Dans cet endroit meurtrissant de l’explosion,

Le remords fondu avec la terreur

Dans son visage encore reconnaissable,

Son regard dévisagé et traqué,

Aveuglant dans l’éclair.

 

Il s’était bien éloigné

Car il buvait comme une éponge

Tous les soirs, nageant

Naturellement vers l’appât

Des endroits chauds et éclairés,

Des mailles floues et des murmures

A la dérive parmi les verres

Dans la fumée grégaire.

Etait-il coupable

Cette nuit-là d’avoir enfreint

La complicité de notre tribu ?

« Voyons, tu es supposé

Etre un homme éduqué »,

Je l’entends dire. « Devine

La bonne réponse ! »

 

III

J’ai manqué son enterrement,

Ceux qui marchaient en silence

Et ceux qui parlaient de côté

Sortant en foule de chez lui

Au rythme ronronnant

Et respectable du corbillard...

Ils avancent d’un même pas

Avec la consolation lente

Et habituelle d’un moteur au ralenti,

La ligne se souleva, main

Sur poing, froide lumière

Du soleil sur l’eau, la côte

Tapie sous le brouillard : ce matin-là

Son bateau m’emmenait,

L’hélice susurrante tournait les profondeurs

Indolentes en une mousse blanche,

J’ai goûté la liberté avec lui.

Sortir tôt, remonter

Fermement les filets du fond,

Dénigrer la prise, et sourire

Au moment de sentir le rythme

Vous mener, lentement mile après mile,

Jusqu’à votre propre repaire

Quelque part, bien loin, au-delà...

 

Revenant qui renifle l’aube,

Marcheur sous la pluie de minuit,

Questionne-moi encore.

 

Traduit de l’anglais par Anne Bernard Kearney

in, Seamus Heaney : « Poèmes 1966 – 1984 »

Editions Gallimard, 1988

Du même auteur :

Bonne nuit / Good night (26/02/2019)

Mère (26/05/2020)

Rites funèbres / Funeral Rites (27/05/2021)

Bêcher / Digging (27/05/2023)

L’homme de Tollund / The Tollund man (27/05/2024)

 

Casualty

 

 

He would drink by himself 

And raise a weathered thumb  

Towards the high shelf,  

Calling another rum   

And blackcurrant, without   

Having to raise his voice,   

Or order a quick stout   

By a lifting of the eyes  

And a discreet dumb-show   

Of pulling off the top;   

At closing time would go   

In waders and peaked cap  

Into the showery dark,   

A dole-kept breadwinner   

But a natural for work.   

I loved his whole manner, 

Sure-footed but too sly,   

His deadpan sidling tact,   

His fisherman’s quick eye   

And turned observant back.   

 

Incomprehensible   

To him, my other life.  

Sometimes, on the high stool,  

Too busy with his knife  

At a tobacco plug   

And not meeting my eye,   

In the pause after a slug   

He mentioned poetry.   

We would be on our own  

And, always politic  

And shy of condescension,   

I would manage by some trick   

To switch the talk to eels   

Or lore of the horse and cart   

Or the Provisionals.   

 

But my tentative art  

His turned back watches too:   

He was blown to bits   

Out drinking in a curfew   

Others obeyed, three nights   

After they shot dead   

The thirteen men in Derry.   

PARAS THIRTEEN, the walls said,  

BOGSIDE NIL. That Wednesday   

Everyone held   

His breath and trembled.   

 

                   II   

It was a day of cold   

Raw silence, wind-blown   

surplice and soutane:  

Rained-on, flower-laden  

Coffin after coffin   

Seemed to float from the door   

Of the packed cathedral  

Like blossoms on slow water.   

The common funeral  

Unrolled its swaddling band,   

Lapping, tightening   

Till we were braced and bound  

Like brothers in a ring.  

 

But he would not be held   

At home by his own crowd   

Whatever threats were phoned,   

Whatever black flags waved.   

I see him as he turned  

In that bombed offending place,   

Remorse fused with terror  

In his still knowable face,  

His cornered outfaced stare   

Blinding in the flash.  

 

He had gone miles away  

For he drank like a fish  

Nightly, naturally  

Swimming towards the lure   

Of warm lit-up places,   

The blurred mesh and murmur   

Drifting among glasses   

In the gregarious smoke.   

How culpable was he   

That last night when he broke   

Our tribe’s complicity?  

‘Now, you’re supposed to be   

An educated man,’   

I hear him say. ‘Puzzle me   

The right answer to that one.’

 

                   III   

I missed his funeral,   

Those quiet walkers   

And sideways talkers  

Shoaling out of his lane  

To the respectable   

Purring of the hearse...  

They move in equal pace   

With the habitual   

Slow consolation   

Of a dawdling engine,  

The line lifted, hand   

Over fist, cold sunshine   

On the water, the land   

Banked under fog: that morning  

I was taken in his boat,  

The Screw purling, turning   

Indolent fathoms white,   

I tasted freedom with him.  

To get out early, haul   

Steadily off the bottom,   

Dispraise the catch, and smile   

As you find a rhythm   

Working you, slow mile by mile,  

Into your proper haunt   

Somewhere, well out, beyond...   

 

Dawn-sniffing revenant,  

Plodder through midnight rain,   

Question me again.

 

Field Work

Faber & Faber, London, 1979

 

Poème précédent en anglais :

Jack Kerouac : Mexico city blues (62 – 72ème Chorus) / 52 – 72nd Chorus) (27/03/2022)

Poème suivant en anglais :

David – Herbert Lawrence : Crépuscule / Twilight 10/05/2022)

 

 

 

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