Seamus Heaney (1939 – 2013) : Victime / Casualty
Victime
Il avait l’habitude de boire tout seul
Levant un pouce hâlé
Vers l’étagère du haut,
Pour demander un autre rhum-cassis
Sans avoir à élever la voix,
Ou commandant un stout vite fait
Avec une mimique discrète
Faisant mine de déboucher la bouteille ;
A l’heure de la fermeture
Il sortait dans le noir
En cuissardes et casquette à visière,
Chef de famille au chômage
Et pourtant travailleur-né.
J’aimais bien son allure,
Adroite, trop dissimulée,
Pétrie de tact retors qui ne bronchait jamais ;
Il avait l’œil vif du pêcheur
Et le dos tourné qui guette.
Incompréhensible
Pour lui, mon autre vie.
Parfois, du haut de son tabouret,
Le couteau s’acharnant
Sur une carotte de tabac,
Evitant mon regard,
Dans le calme entre deux verres
Il touchait un mot de la poésie.
On était seul à seul
Et toujours habile,
Fuyant la condescendance,
Je réussissais par une finesse quelconque
A ramener la conversation sur les anguilles,
La science des chevaux de trait
Ou l’IRA provisoire.
Mais, dos tourné, il guette aussi
Les beaux restes flétris de mon art si bien entretenu.
Il a sauté en lambeaux mouillés
Sorti boire après un couvre-feu
Que des citoyens plus prudents
Respectaient toutes portes closes
Juste trois soirs après qu’on avait abattu
Les treize hommes à Derry,
PARAS TREIZE, affichaient les murs,
BOGSIDE ZERO. Ce mercredi -là
Nous retenions notre souffle
en tremblant, tous.
C’était un jour de silence âpre et froid,
De surplis et de soutanes gonflés de vent :
Chargés de pluie et de fleurs
Cercueil sur cercueil
Voguait hors la cathédrale bondée
Comme fleurs au fil de l’eau.
Le rite funèbre
déroula ses langes
pour nous emmaillotter, serrer,
Jusqu’à nous raidir, nous lier ensemble
Tel un cercle de frères.
Mais les gens de chez lui
Ne pouvaient pas le retenir à la maison,
Malgré les menaces téléphonées,
malgré les drapeaux noirs brandis.
Je le vois se retourner
Dans cet endroit bombardé et outrageant,
Le remords fondu dans la terreur
Sur son visage toujours reconnaissable,
Son regard fixe, acculé, se baissant,
Aveuglé par l’éclair.
Il était parti
Car comme un poisson dans l’eau
Il nageait d’instinct
Tous les soirs vers l’appât
Des endroits chauds et clairs,
Les rêts flous des murmures
Qui flottent entre les verres
Dans la conviviale fumée.
A quel point était-il coupable
Ce dernier soir où il enfreignit
La complicité de notre tribu ?
Je l’entends dire : « Vous qui passez
Pour un homme cultivé, trouvez-moi
La réponse à celle-là ».
J’ai raté son enterrement
Ceux qui marchent silencieux
Ceux qui parlent du coin des lèvres
Essaimant hors de chez lui
Dans le ron-ron respectable
Du corbillard...
Ils avancent à pas mesurés
Avec sa lenteur familière
Et consolatrice
D’un moteur au ralenti,
La ligne relevée, une main
Après l’autre, le soleil froid
Sur l’eau, la terre accroupie
Sous le brouillard ; ce matin-là
Où il m’a emmené dans son bateau,
Dans le murmure de l’hélice
Qui blanchissait les profondeurs indolentes,
Avec lui j’ai goûté la liberté.
Sortir de bon matin, remonter
La ligne sans à-coups,
Déprécier la prise, et sourire
En trouvant le rythme
Qui t’amènera,
Peu à peu au long des milles
Vers ton propre repaire
Quelque part, au loin, au-delà...
Revenant qui hume l’aurore,
Qui chemine sous la pluie de minuit,
Questionne-moi encore.
Traduit de l’anglais par Deidre McKeown-Laigle
in, Denis Rigal : « Poésies d’Irlande. Anthologie »
Editions SUD, 13001Marseille, 1987
Accident
I
Il buvait seul
Et levait un pouce calleux
Vers la haute étagère,
Réclamant un autre rhum
Cassis, sans devoir
Hausser la voix,
Ou commandait une Guinness
D’un clin d’œil
Et faisant discrètement le geste
Du bouchon qui saute ;
A la fermeture, il partait
En bottes et casquette
Dans la nuit pluvieuse,
Il vivait du chômage
Mais c’était un travailleur-né.
J’aimais sa façon d’être,
Au pas sûr mais trop rusé,
Son tact impassible et oblique,
Son œil vif de pêcheur
Et son dos tourné toujours attentif.
Elle était incompréhensible pour lui,
Mon autre vie.
Quelquefois, sur son tabouret haut,
Trop occupé avec son couteau
Et son tabac,
Sans croiser mon regard,
Et entre deux lampées,
Il mentionnait la poésie.
Nous étions seuls,
Et moi, toujours prudent,
Craignant de paraître condescendant,
J’arrivais par quelque astuce
A amener la conversation sur les anguilles
Ou sur l’usage des charrettes et des chevaux,
Ou sur l’IRA provisoire.
Mais mon art prudent
Son dos tourné l’observe aussi :
Il a été mis en pièces
Alors qu’il était sorti boire
Ayant négligé seul le couvre-feu, trois nuits
Après qu’ils eurent tués
Les treize hommes à Derry.
PARAS TREIZE, disaient les murs,
BOGSIDE ZERO. Ce mercredi-là
Chacun a retenu
Son souffle et a tremblé.
II
C’était un jour de froid
Silence à vif, où le vent
Gonflait surplis et soutanes :
Chargés de fleurs, ruisselant de pluie,
Les cercueil un par un semblaient
Sortir en flottant de la porte
De la cathédrale bondée,
Comme des pétales sur une eau lente.
Les funérailles communes
Déroulèrent leurs langes
Qui nous ont emmaillotés et resserrés
Jusqu’à nous accoler et nous lier
Comme des frères dans un cercle.
Mais il ne voulait pas que les siens
Le retiennent chez lui, peu importait
Les menaces dites au téléphone,
Les drapeaux noirs flottant au vent.
Je le vois qui entre
Dans cet endroit meurtrissant de l’explosion,
Le remords fondu avec la terreur
Dans son visage encore reconnaissable,
Son regard dévisagé et traqué,
Aveuglant dans l’éclair.
Il s’était bien éloigné
Car il buvait comme une éponge
Tous les soirs, nageant
Naturellement vers l’appât
Des endroits chauds et éclairés,
Des mailles floues et des murmures
A la dérive parmi les verres
Dans la fumée grégaire.
Etait-il coupable
Cette nuit-là d’avoir enfreint
La complicité de notre tribu ?
« Voyons, tu es supposé
Etre un homme éduqué »,
Je l’entends dire. « Devine
La bonne réponse ! »
III
J’ai manqué son enterrement,
Ceux qui marchaient en silence
Et ceux qui parlaient de côté
Sortant en foule de chez lui
Au rythme ronronnant
Et respectable du corbillard...
Ils avancent d’un même pas
Avec la consolation lente
Et habituelle d’un moteur au ralenti,
La ligne se souleva, main
Sur poing, froide lumière
Du soleil sur l’eau, la côte
Tapie sous le brouillard : ce matin-là
Son bateau m’emmenait,
L’hélice susurrante tournait les profondeurs
Indolentes en une mousse blanche,
J’ai goûté la liberté avec lui.
Sortir tôt, remonter
Fermement les filets du fond,
Dénigrer la prise, et sourire
Au moment de sentir le rythme
Vous mener, lentement mile après mile,
Jusqu’à votre propre repaire
Quelque part, bien loin, au-delà...
Revenant qui renifle l’aube,
Marcheur sous la pluie de minuit,
Questionne-moi encore.
Traduit de l’anglais par Anne Bernard Kearney
in, Seamus Heaney : « Poèmes 1966 – 1984 »
Editions Gallimard, 1988
Du même auteur :
Bonne nuit / Good night (26/02/2019)
Mère (26/05/2020)
Rites funèbres / Funeral Rites (27/05/2021)
Bêcher / Digging (27/05/2023)
L’homme de Tollund / The Tollund man (27/05/2024)
Casualty
He would drink by himself
And raise a weathered thumb
Towards the high shelf,
Calling another rum
And blackcurrant, without
Having to raise his voice,
Or order a quick stout
By a lifting of the eyes
And a discreet dumb-show
Of pulling off the top;
At closing time would go
In waders and peaked cap
Into the showery dark,
A dole-kept breadwinner
But a natural for work.
I loved his whole manner,
Sure-footed but too sly,
His deadpan sidling tact,
His fisherman’s quick eye
And turned observant back.
Incomprehensible
To him, my other life.
Sometimes, on the high stool,
Too busy with his knife
At a tobacco plug
And not meeting my eye,
In the pause after a slug
He mentioned poetry.
We would be on our own
And, always politic
And shy of condescension,
I would manage by some trick
To switch the talk to eels
Or lore of the horse and cart
Or the Provisionals.
But my tentative art
His turned back watches too:
He was blown to bits
Out drinking in a curfew
Others obeyed, three nights
After they shot dead
The thirteen men in Derry.
PARAS THIRTEEN, the walls said,
BOGSIDE NIL. That Wednesday
Everyone held
His breath and trembled.
II
It was a day of cold
Raw silence, wind-blown
surplice and soutane:
Rained-on, flower-laden
Coffin after coffin
Seemed to float from the door
Of the packed cathedral
Like blossoms on slow water.
The common funeral
Unrolled its swaddling band,
Lapping, tightening
Till we were braced and bound
Like brothers in a ring.
But he would not be held
At home by his own crowd
Whatever threats were phoned,
Whatever black flags waved.
I see him as he turned
In that bombed offending place,
Remorse fused with terror
In his still knowable face,
His cornered outfaced stare
Blinding in the flash.
He had gone miles away
For he drank like a fish
Nightly, naturally
Swimming towards the lure
Of warm lit-up places,
The blurred mesh and murmur
Drifting among glasses
In the gregarious smoke.
How culpable was he
That last night when he broke
Our tribe’s complicity?
‘Now, you’re supposed to be
An educated man,’
I hear him say. ‘Puzzle me
The right answer to that one.’
III
I missed his funeral,
Those quiet walkers
And sideways talkers
Shoaling out of his lane
To the respectable
Purring of the hearse...
They move in equal pace
With the habitual
Slow consolation
Of a dawdling engine,
The line lifted, hand
Over fist, cold sunshine
On the water, the land
Banked under fog: that morning
I was taken in his boat,
The Screw purling, turning
Indolent fathoms white,
I tasted freedom with him.
To get out early, haul
Steadily off the bottom,
Dispraise the catch, and smile
As you find a rhythm
Working you, slow mile by mile,
Into your proper haunt
Somewhere, well out, beyond...
Dawn-sniffing revenant,
Plodder through midnight rain,
Question me again.
Field Work
Faber & Faber, London, 1979
Poème précédent en anglais :
Jack Kerouac : Mexico city blues (62 – 72ème Chorus) / 52 – 72nd Chorus) (27/03/2022)
Poème suivant en anglais :
David – Herbert Lawrence : Crépuscule / Twilight 10/05/2022)