Denis Rigal (1938 - 2021) : La joie peut-être
La joie peut-être
Cioran. - « Pourquoi écrivez-vous ? »
Beckett. – « Je ne sais pas ; la joie peut-être »
(rapporté par Clément Rosset dans Faits divers)
Conseils à Margot
Regarde, écoute, tâte. Eprouve la matière heureuse,
l’infini des corps, les voix, les pierres, la lumière lourde
et sourde des pierres, la cornaline sang-figé, l’eau volubile,
la grâce des choses vives.
Puis songe en silence, longtemps, jusqu’à heurter l’os
muet du monde. Parle, alors ; essaie ; place un mot, comme
on dit ; espère qu’il résiste au vent.
Rivières
parce qu’il faut quand même à l’homme
un peu de banale beauté
parmi l’herbe du temps,
la parole infaillible de l’eau,
l’éclat de l’eau
qui coule nue,
qui scintille et n’en finit pas.
*
on ne survit pas très longtemps
loin des rivières :
sont lieux mouvants de la naissance
et de l’oubli de la naissance,
te portent dans le temps inassouvi.
*
on y prend source,
on y boit,
on y regarde fuir son vrai visage
qu’une main fraîche efface.
*
des ondes tremblées
(et avec elles ton visage)
au bord de l’être
qui incessamment renouvellent
leur serment de fluidité,
qui te font grâce.
*
sera la mort légère,
tintera en doubles croches
impaires,
loin dans le haut ;
ou bien quelques pas sur les pointes
et puis un bref jeté battu
qui fut la vie,
la belle vie.
*
la courbe lisse de l’eau
avant la chute.
juste avant.
la même courbe,
la même eau,
suspendue.
*
le temps jailli
tout droit,
limpide sève source.
le temps instant.
après vient la longue phrase,
le flot vers l’horizon,
les plaines, les plages ;
à se perdre.
*
une eau frémit
entre les longs cheveux des renoncules ;
on se souvient d’une lumière
qui vibrait fraîche,
tout au début.
*
ainsi va le temps qui coule,
chute et cascade,
parle à vau l’eau
et pour finir
apporte sa mourante voix
à qui jamais ne rêva,
mais juge.
*
parfois oublie son cours,
se perd en noues et reculées,
détours où l’eau s’endort
entre les arbres pourrissants,
se couvre d’un voile grisâtre,
décante lentement sa vase,
se tait.
*
tu ruisselleras
dans le récit indéterminé
de l’eau,
semblable aux autres gouttes,
dans le vent,
semblable aux autres souffles,
dans la murmurante amitié du monde.
essaie de le croire.
La joie peut-être
Editions Le Bruit du temps, 50560 Gouville -sur- mer, 2018
Du même auteur :
« Une fois, / Les écluses s’ouvrirent… » (16/03/2015)
Des fins premières (25/08/2016)
« rouillés sont les vaisseaux friables… » (25/08/2017)
Nord Nord-Ouest par Ouest (25/08/2018)
Pour tenir lieu (25/08/2019)
Problématique (25/08/2020)
Fondus au noir (25/08/2021)
Divers exil (18/02/2022)
Combaneyre (25/08/2022)
Denis Rigal : Nord (18/02/2024)