Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le bar à poèmes
7 janvier 2024

Kazimierz Brakoniecki (1952 -) : Lettre à Allen Ginsberg – 1986

kazimierz_brakoniecki[1]

 

Lettre à Allen Ginsberg - 1986

 

1.

Je vis dans ce pays où des gens de tous horizons se sont rencontrés

De grands vents soufflent et chassent d’ici la souffrance au loin

lavent du minerai du bien lacs étroits collines et forêts

je suis là et contemple toujours la naissance et la mort

« My chcemy Boga my poddani*mein Gott kadisch kadisch »

Enfant je courais à la cathédrale comme on court voir la main clouée

qui oubliée surgit de terre telle la mort

des visions face au soleil éclaté l’œil rempli de sang

l’écorce céleste dans l’inspiration des courants d’air froids

caquetant à la source de l’aune où le fil du jour s’écoule

le balancier des nuages les bancs d’école qui fleurissent de pubertés

je cours au petit matin et m’enivre des mots de la pluie.

 

Lave sortie du téléviseur montres aplaties écoles limées

mèche noire de taupe hirondelle noire éclair monticule muet monte en l’air

Pile de journaux remplis d’effigies de vide

défilés de forêts tentative d’approche sous le ciel humide

vélo posé contre le pommier béquille de l’espace cassée

vision en colonne dans le bois et dans le corps

mes os poussent je laisse mon empreinte dans le temps

« My chcemy Boga my poddani on naszym panem kadisch kadisch »

la mort prie pour nous

elle est notre maître invisible

 

* hymne populaire chanté dans les églises catholiques polonaises dans les années 69-70, pour

protester contre l’hégémonie communiste : «  Nous voulons appartenir à Dieu, nous lui

sommes soiumis. »

 

2.

Du passé il ne nous reste plus que des images

Il m’étonne que lentement chaque jour je disparaisse peu à peu

que je rapetisse et redevienne imperceptiblement une motte de terre durcie

que je finirai par jeter une fois pour toutes dans le tombeau du soleil

la beauté impitoyable de la jeunesse nous perd dans l’ivresse

j’ai été jeune autrefois ma peau vibrait la nuit

toi Allen Ginsberg né en 1926 comme mon père

je m’étonne d’avoir pu être ton fils

c’est effrayant car une mort intérieure un autre monde nous sépare

une autre expérience du crime de l’innocence de la purification

je ne peux pas comprendre cette apocalypse de l’Histoire

entre toi et mon père existe une haine biologique

c’est la seule façon de séparer le monde en nuit et jour corps et esprit

je ne peux pas accepter de vivre comme si je mourrais à rebours

comme si je disais salut et bienvenue condamné à avoir soif de décadence et

vivre dans ce pays en regardant les continents défiler sous mes yeux emplis de

douleur de vérité et de nostalgie  pour d’autres terres mouvantes libérées des

oppressions et des insurrections

Allen tu ne pouvais pas être mon père

 

3.

La lumière vide va et vient

et ma maison cesse de briller dans mon sang

j’ai laissé là sur le mur l’empreinte de ma main tel un cri

sur le livre un sacrement rouillé

et de nulle part monte le flot d’un souvenir brutal insensé

la lumière vide va et vient

Ma haine familiale

mort muette circonvenue dans l’Histoire

qu’on peu manger et boire jusqu’à la fin annoncée

c’est là que j’étais là que se trouve ma patrie renversée

la lumière va et vient

 

4.

Banlieues américaines aux bruyantes autoroutes endormies

maisonnettes dans des coquilles vert pourri sous lesquelles la mer

couronne le matin touffu vide blancheur et vide

thermomètre de l’industrie des abattoirs des réacteurs et des laboratoires

foule d’émigrants aux étoiles rouges ou jaunes

le ciel au petit matin est si brûlant et si doux à la fois

qu’on peut décoller de ses lèvres les peaux mortes couvertes de givre et alors

Dieu de plaines de l’abîme grand ouvert du Pacifique Atlantique brille

des gens dans les rues dans les camions les tranchées sur les plates-formes

panaches des fabriques banques bûchers sectes prairies et canyons

des gens marchaient en chantant Allen ils n’appartiennent qu’à eux

et toi et ta mère n’appartenez  qu’à vous

ton pays est la clef posée sur un garde-fou de pierre

dans les sursauts d’une lumière changeante aux multiples faisceaux

je t’appelle à des milliers de kilomètres Allen

la lune noire m’éclaire tout frémit en elle

ta schizophrénie poésie discorde ta propre révolte

tes origines religion enfin ton homosexualité

n’appartiennent qu’à toi tu es libre et sirotes le philtre

de la vie qui contient aussi mon sang qui dort

sang vert de ceux que la fin n’a pas su apaiser

Allen ton amour pour le monde ta colère ta folie

tes larmes étrangères à tous dans un café de la Krakowskie Przedmiescie

personne ne les comprenait

tes larmes versés sur les choses les feuilles et le sang

larmes de la nature témoignant en douceur de la force de dévotion au monde

qui sont proches et s’effacent soudain dans le sourd soleil slave

Tournesol sur la voie ferrée tournesol sur la décharge

tournesol dans le petit logement tournesol dans la bouche tournesol du parti

et de l’agence de voyages

tournesol comme l’épouvantail rêve d’un nouveau monde

je suis au tournesol qui colle un arc-en-ciel sur l’écran du téléviseur

sous le regard attentif des adultes en nylon

je suis un tournesol qui mange de l’oseille des betteraves à sucre et du choux

qui pourchasse une ablette dans les déferlantes de la nuit

je suis un tournesol qui raconte à son frère des contes mal tournés

narrant des promenades dans le feu de la glace et les abîmes étincelants

tournesol sous un lac sur une peau bronzée sur des grains à semer

chez le lapin à l’affut dans une taupinière

tournesol sur l’écran dans la fuite vers l’illusion et l’ennui

je suis un tournesol qui regarde les proues des navires et les films de guerre

je suis un tournesol qui brûle chez lui ce qui appartenait aux Allemands

dans les larmes de ma grand’mère dans les sourires fielleux des fonctionnaires

New York Californie Olsztyn Vilnius Poryte Taludz

visions de complicité  nitescence et folie mecs et narcotiques

c’est un souhait qu’ils portent en eux de sorte qu’ils y retournent nus

défilés banderoles Pentagone Vietnam France Inde

mystiques de la nature le corps est le mot et la clé

qui reposent sur le garde-fou de la terre

 

5.

C’était en 1965 et j’avais treize ans

je courais dans la cage d’escalier demandant de l’aide

mon père me maltraitait

et je n’avais nulle part où aller

en face de chez nous vivait la famille Reich

comment aurais-je pu me plaindre à une famille allemande d’un père polonais

En bas il y avait des Varmiens je ne pouvais pas non plus descendre les voir

comment expliquer qu’un enfant polonais était battu

par son père polonais

ça ne se dit pas

ce fut ma première leçon d’Histoire à moi

leçon de libre penser

çà ne se dit pas

ils vivaient bien nous jouions ensemble dans la cour

eux au moins avaient leurs parents

de véritables pères et mères

nous étions jaloux de leurs pères

nous n’avions pas de pères

car ils furent méthodiquement tués après la guerre

par les légendes la carrière l’indifférence et le dépit

ils bredouillaient d’ivresse à la télévision aux réunions

dans le liquide amniotique du néant

écoutant Europe Libre morts à tout jamais

bredouillaient assis  dans leurs propres vomissures

l’esprit en cage pourrissaient fiers

enfin libérés d’eux-mêmes

et de l’avenir

 

6.

Qui serais-je si j’étais le fils d’Allen Ginsberg

homosexuel poète mystique de corps et d’esprit

Qui suis-je moi fils de Jean Brakoniecki

partisan pensionné  despote victime de l’Histoire polonaise

qui garde l’espoir sans savoir de quoi

nés le même mois de la même année sur des continents différents

soumis aux mêmes lois de la force et du néant

de la faim et de l’amour du bien et du mal

séparés par la vie et la mort

par le goût de la liberté et de l’espace

ils partent dans la bienveillante obscurité

 

7.

Ma mère est la mort

elle m’appelle à elle

la nuit touche mon sexe

le jour m’enveloppe comme un  nuage

elle voit avec mes yeux

entend avec mes oreilles

parle avec ma langue

ma mère est la mort

je lui enseigne une nouvelle vie

je ne parle pas ne vois pas n’entends pas

 

8.

Aujourd’hui je suis moi-même et ne demande rien

je suis père moi-même

la mort en moi  n’œuvre pas pour moi

 

Traduit du polonais par Frédérique Laurent

In, Kazimierz Brakoniecki : "Atlantide du nord"

Editions Folle Avoine,35137 Bédée, 2014

Du même auteur :

Dithyrambe / Dytyramb (07/01/2014)

 Fugacité / Przemijanie (07/01/2015)

Armor, Poèmes de l’Atlantique / Armor, Wiersze atlantyckie (I- IX) (07/01/2016) 

Souvenance (07/01/2017)

Vent de la mer (07/01/2018)

Varmie (07/01/2019)

Sur la route de Pont-Aven (07/01/2020)

Armor, Poèmes de l’Atlantique / Armor, Wiersze atlantyckie (X – XVIII) (07/01/2021)

Intangible (07/01/2022)

Indestructibles (07/01/2023)

Commentaires
Le bar à poèmes
Archives
Newsletter
104 abonnés