Kazimierz Brakoniecki (1952 -) : Lettre à Allen Ginsberg – 1986
Lettre à Allen Ginsberg - 1986
1.
Je vis dans ce pays où des gens de tous horizons se sont rencontrés
De grands vents soufflent et chassent d’ici la souffrance au loin
lavent du minerai du bien lacs étroits collines et forêts
je suis là et contemple toujours la naissance et la mort
« My chcemy Boga my poddani*mein Gott kadisch kadisch »
Enfant je courais à la cathédrale comme on court voir la main clouée
qui oubliée surgit de terre telle la mort
des visions face au soleil éclaté l’œil rempli de sang
l’écorce céleste dans l’inspiration des courants d’air froids
caquetant à la source de l’aune où le fil du jour s’écoule
le balancier des nuages les bancs d’école qui fleurissent de pubertés
je cours au petit matin et m’enivre des mots de la pluie.
Lave sortie du téléviseur montres aplaties écoles limées
mèche noire de taupe hirondelle noire éclair monticule muet monte en l’air
Pile de journaux remplis d’effigies de vide
défilés de forêts tentative d’approche sous le ciel humide
vélo posé contre le pommier béquille de l’espace cassée
vision en colonne dans le bois et dans le corps
mes os poussent je laisse mon empreinte dans le temps
« My chcemy Boga my poddani on naszym panem kadisch kadisch »
la mort prie pour nous
elle est notre maître invisible
* hymne populaire chanté dans les églises catholiques polonaises dans les années 69-70, pour
protester contre l’hégémonie communiste : « Nous voulons appartenir à Dieu, nous lui
sommes soiumis. »
2.
Du passé il ne nous reste plus que des images
Il m’étonne que lentement chaque jour je disparaisse peu à peu
que je rapetisse et redevienne imperceptiblement une motte de terre durcie
que je finirai par jeter une fois pour toutes dans le tombeau du soleil
la beauté impitoyable de la jeunesse nous perd dans l’ivresse
j’ai été jeune autrefois ma peau vibrait la nuit
toi Allen Ginsberg né en 1926 comme mon père
je m’étonne d’avoir pu être ton fils
c’est effrayant car une mort intérieure un autre monde nous sépare
une autre expérience du crime de l’innocence de la purification
je ne peux pas comprendre cette apocalypse de l’Histoire
entre toi et mon père existe une haine biologique
c’est la seule façon de séparer le monde en nuit et jour corps et esprit
je ne peux pas accepter de vivre comme si je mourrais à rebours
comme si je disais salut et bienvenue condamné à avoir soif de décadence et
vivre dans ce pays en regardant les continents défiler sous mes yeux emplis de
douleur de vérité et de nostalgie pour d’autres terres mouvantes libérées des
oppressions et des insurrections
Allen tu ne pouvais pas être mon père
3.
La lumière vide va et vient
et ma maison cesse de briller dans mon sang
j’ai laissé là sur le mur l’empreinte de ma main tel un cri
sur le livre un sacrement rouillé
et de nulle part monte le flot d’un souvenir brutal insensé
la lumière vide va et vient
Ma haine familiale
mort muette circonvenue dans l’Histoire
qu’on peu manger et boire jusqu’à la fin annoncée
c’est là que j’étais là que se trouve ma patrie renversée
la lumière va et vient
4.
Banlieues américaines aux bruyantes autoroutes endormies
maisonnettes dans des coquilles vert pourri sous lesquelles la mer
couronne le matin touffu vide blancheur et vide
thermomètre de l’industrie des abattoirs des réacteurs et des laboratoires
foule d’émigrants aux étoiles rouges ou jaunes
le ciel au petit matin est si brûlant et si doux à la fois
qu’on peut décoller de ses lèvres les peaux mortes couvertes de givre et alors
Dieu de plaines de l’abîme grand ouvert du Pacifique Atlantique brille
des gens dans les rues dans les camions les tranchées sur les plates-formes
panaches des fabriques banques bûchers sectes prairies et canyons
des gens marchaient en chantant Allen ils n’appartiennent qu’à eux
et toi et ta mère n’appartenez qu’à vous
ton pays est la clef posée sur un garde-fou de pierre
dans les sursauts d’une lumière changeante aux multiples faisceaux
je t’appelle à des milliers de kilomètres Allen
la lune noire m’éclaire tout frémit en elle
ta schizophrénie poésie discorde ta propre révolte
tes origines religion enfin ton homosexualité
n’appartiennent qu’à toi tu es libre et sirotes le philtre
de la vie qui contient aussi mon sang qui dort
sang vert de ceux que la fin n’a pas su apaiser
Allen ton amour pour le monde ta colère ta folie
tes larmes étrangères à tous dans un café de la Krakowskie Przedmiescie
personne ne les comprenait
tes larmes versés sur les choses les feuilles et le sang
larmes de la nature témoignant en douceur de la force de dévotion au monde
qui sont proches et s’effacent soudain dans le sourd soleil slave
Tournesol sur la voie ferrée tournesol sur la décharge
tournesol dans le petit logement tournesol dans la bouche tournesol du parti
et de l’agence de voyages
tournesol comme l’épouvantail rêve d’un nouveau monde
je suis au tournesol qui colle un arc-en-ciel sur l’écran du téléviseur
sous le regard attentif des adultes en nylon
je suis un tournesol qui mange de l’oseille des betteraves à sucre et du choux
qui pourchasse une ablette dans les déferlantes de la nuit
je suis un tournesol qui raconte à son frère des contes mal tournés
narrant des promenades dans le feu de la glace et les abîmes étincelants
tournesol sous un lac sur une peau bronzée sur des grains à semer
chez le lapin à l’affut dans une taupinière
tournesol sur l’écran dans la fuite vers l’illusion et l’ennui
je suis un tournesol qui regarde les proues des navires et les films de guerre
je suis un tournesol qui brûle chez lui ce qui appartenait aux Allemands
dans les larmes de ma grand’mère dans les sourires fielleux des fonctionnaires
New York Californie Olsztyn Vilnius Poryte Taludz
visions de complicité nitescence et folie mecs et narcotiques
c’est un souhait qu’ils portent en eux de sorte qu’ils y retournent nus
défilés banderoles Pentagone Vietnam France Inde
mystiques de la nature le corps est le mot et la clé
qui reposent sur le garde-fou de la terre
5.
C’était en 1965 et j’avais treize ans
je courais dans la cage d’escalier demandant de l’aide
mon père me maltraitait
et je n’avais nulle part où aller
en face de chez nous vivait la famille Reich
comment aurais-je pu me plaindre à une famille allemande d’un père polonais
En bas il y avait des Varmiens je ne pouvais pas non plus descendre les voir
comment expliquer qu’un enfant polonais était battu
par son père polonais
ça ne se dit pas
ce fut ma première leçon d’Histoire à moi
leçon de libre penser
çà ne se dit pas
ils vivaient bien nous jouions ensemble dans la cour
eux au moins avaient leurs parents
de véritables pères et mères
nous étions jaloux de leurs pères
nous n’avions pas de pères
car ils furent méthodiquement tués après la guerre
par les légendes la carrière l’indifférence et le dépit
ils bredouillaient d’ivresse à la télévision aux réunions
dans le liquide amniotique du néant
écoutant Europe Libre morts à tout jamais
bredouillaient assis dans leurs propres vomissures
l’esprit en cage pourrissaient fiers
enfin libérés d’eux-mêmes
et de l’avenir
6.
Qui serais-je si j’étais le fils d’Allen Ginsberg
homosexuel poète mystique de corps et d’esprit
Qui suis-je moi fils de Jean Brakoniecki
partisan pensionné despote victime de l’Histoire polonaise
qui garde l’espoir sans savoir de quoi
nés le même mois de la même année sur des continents différents
soumis aux mêmes lois de la force et du néant
de la faim et de l’amour du bien et du mal
séparés par la vie et la mort
par le goût de la liberté et de l’espace
ils partent dans la bienveillante obscurité
7.
Ma mère est la mort
elle m’appelle à elle
la nuit touche mon sexe
le jour m’enveloppe comme un nuage
elle voit avec mes yeux
entend avec mes oreilles
parle avec ma langue
ma mère est la mort
je lui enseigne une nouvelle vie
je ne parle pas ne vois pas n’entends pas
8.
Aujourd’hui je suis moi-même et ne demande rien
je suis père moi-même
la mort en moi n’œuvre pas pour moi
Traduit du polonais par Frédérique Laurent
In, Kazimierz Brakoniecki : "Atlantide du nord"
Editions Folle Avoine,35137 Bédée, 2014
Du même auteur :
Dithyrambe / Dytyramb (07/01/2014)
Fugacité / Przemijanie (07/01/2015)
Armor, Poèmes de l’Atlantique / Armor, Wiersze atlantyckie (I- IX) (07/01/2016)
Souvenance (07/01/2017)
Vent de la mer (07/01/2018)
Varmie (07/01/2019)
Sur la route de Pont-Aven (07/01/2020)
Armor, Poèmes de l’Atlantique / Armor, Wiersze atlantyckie (X – XVIII) (07/01/2021)
Intangible (07/01/2022)
Indestructibles (07/01/2023)