Jean-Paul Hameury (1933 – 2009) : L’Autre Rive
L’Autre rive
« ... nous voyageons jusqu’à la terre promise,
l’autre rive, et, lorsque nous sommes arrivés,
nous réalisons que nous y avons toujours été. »
Chögyam Trungpa
Hommes de tangence
hommes de gués
dures flèches frappant les cibles
qu’ils n’ont jamais briguées
hommes de souffle versés
là où gît le touffu
ils vont ouvrant quelques trouées
bornant les sentes secourables.
Et à l’orée des neiges
ils abandonnent ces lourds trépieds
qui nous invitent
tels des porches
et nous mettent en demeure.
Tout est là – offert –
qui pourtant se dérobe.
Or il arrive qu’une parcelle
morcelée se glisse dans la main
et pèse alors contre la paume
aussi fortement qu’une épaule de femme
autant qu’un nouvel astre
levé aux limites du monde.
Et le cercle se défait
et tout s’y vient placer
s’en échappe ou y demeure sereinement.
L’innombrable
infime
mesurable
se tient tout près du cœur.
Sans qu’on le veuille
ni le sache
les mains - prodigues –
ne tiennent plus à rien.
Insectes rongeurs du silence
tels nous sommes
laissant à la lisière
un peu de sang
une tache d’encre
pour donner sens à la forêt
- prétendant à plus de clarté
mais soufflant les lampes ferventes.
Malgré tout il arrive
que la rougeur d’une lucarne la nuit
alors que nous errons
que cette fleur sans nom
sur une épaule de campagne
ramènent l’horizon au bord du cœur
et que la plus peureuse bête
la plus oubliée
vienne se coucher familière
au pied de nos cheminées.
Soleil et pluie dès lors
ont même poids.
Dans nos paumes notre poitrine
ce visage coupant cette façade
dont la fenêtre s’est trop tôt fermée
tel moment de notre néant
tous ces instants si mal usés par le temps
lentement commencent à doucir.
Et les plus hautes herbes
rebelles à la faux humaine
se laissent coucher par les vents.
Etroit est le passage
entre la terre et le plus haut.
Et nous le perdons toujours.
Sous la foudre
les bêtes se terrent – patientes –
mais nous ôtés à la mesure
jetés dans des halliers brouillés
nous exigeons du ciel
un signe d’alliance !
Et le chemin
un peu plus se dissipe.
Oublierons-nous que l’âme
se tient dans le poing parfois
aussi fortement qu’une pierre ?
Que la fumée d’un feu
un souffle d’été
ces voix qu’emporte le vent
ces sourires bus par l’espace
ont été tout un temps comme la proue
lumineuse d’une barque
dans les eaux de la nuit ?
Plutôt que de vouloir
ces fragments pour demeure
cherchons leur double dans l’opaque.
Et tenons-nous dans le courant
de ces eaux mouvantes
où une main le regard d’un chien
la feuille humide d’un tremble
toutes choses gorgées d’offrandes
déchirent l’obscur soudainement
et nous livrent au-delà
des lieux que l’éclat consume.
Nomade ! nous n’en aurons pas moins tenu
ces anses aujourd’hui disjointes !
Nous aurons bu à ces sources
dont le nom s’est perdu !
Et toutes ces étincelles fugitives
éparses et qu’on voulait durables
elles étaient sur le vrai chemin
peintes sur l’air.
Nous n’aurons jamais d’autre terre
que celle-ci où les fumées des bêtes
pour que plus pur soit l’avenir
s’effacent à la première pluie.
D’autres vies passeront.
Maints fleuves iront encore
se perdre dans les mers
mais nous saurons demeurer
- paisibles oiseaux –
à la fourche du devenir.
Et si des eaux nous devons
quelque jour remonter une perle
nous rapporterons aussi
une poignée de terre ensanglantée
et nous l’offrirons au soleil
comme la part d’humaine chair
qui lui faisait défaut.
Le simple le terrestre
ne l’ont-ils pas perdu ceux-là
qui sont allés trop loin ?
Où sont-ils parvenus à garder une main
dans notre pénombre
à toucher tout comme nous
mais sans effroi et consentant au périssable
la fêlure le tesson
la tempe qui se ride ?
Peut-être l’ont-ils pu
mais revenir à nos atterrages
mais retourner à ce qui fut
dans la nuit désiré
cela ne leur est plus permis.
Désormais ils migrent avec les vents.
Trop fortes sont les vagues
qui les roulent dans un monde incurvé
sans île jamais
où le dos un instant
aimerait à se reposer.
Il faut que tout soit dérobé.
Que sur l’absence la main se poigne.
Il faut que l’eau s’en aille
au long des doigts
que chaque aube murmure la mort
du plus grand des oiseaux
que les yeux de l’unique maintes fois
vous traversent ainsi qu’on traverse
une pièce déserte
pour que de l’ombre enfin
monte le chant vainqueur du rossignol.
Salut donc à ce chant !
Salut aussi à la ténèbre qui la boit
plus stridente que le cri
du couteau sur l’os
et nécessaire autant que la vague
érodant les falaises
et les ruinant bientôt.
N’est-ce pas lorsque nous sommes
au pied de la dernière colline
- à tout jamais trop haute –
et ne voulant plus boire à d’autre fontaine
qu’à celle très pauvre du village
où s’abreuvent les sans-visage
les sans-nom
et ne disant ni oui ni non
mais répondant avec le corps
n’est-ce pas à ce moment
dans l’épars de la nuit
qu’une brèche se fraie
et que sur toute terre
une paix se déplie
ourlée de pluies
et de vents fécondants ?
Minuit soudain n’a plus de cris.
Et si chance est donnée
de goûter l’aube nouvelle
et puis cette autre
et puis cette autre encore
ce n’est pas pour voler la mort
- qui songerait à se voler soi-même ? –
mais pour passer debout dans le présent.
Le matin n’est plus ce furtif moment
où frissonnent les herbes jeunes
mais une sente où nous allons
sans crainte et s’estompant
comme s’en vont les vagues véritables
- parfaites- à l’heure du jusant.
Elle joue au loin.
Cours-tu bras ouverts
qu’elle s’envole
sans laisser d’adresse.
Et tant s’est joué le jeu
qu’à la fin tu fermes les yeux.
Demain viendra s’éveiller l’écho
mais tu baisseras les paupières.
Et cependant elle sera encore là
à même la place ronde
à même le soleil
mouette lustrée par l’eau des matins.
Ah, ne cède plus à la vision
des plumes emperlées ou de l’œil.
Reste sur l’aire stérile.
Continue le fléau en main
de tourner en rond.
Frappe au vent !
Frappe à l’ombre !
Attends.
N’espère plus.
Acquiesce au plus grand tourment
et vois alors :
le si sauvage oiseau approche
et consent.
L’oiseau chantait si profondément
dans ma gorge
que je devins l’espace
où son chant résonnait.
En lui si loin je pénétrais
que je devins la gorge
puis son chant.
Je ne sus plus alors
si là où je vivais était
une chambre ou un arbre
les deux peut-être
ni l’un ni l’autre assurément
mais le vaste bien plus.
Et tout se dénoua si fortement
que tout entier devenu chant
et fil vivace
j’allai à une trame sans liséré
librement me fondre.
Ce sont là maintenant
les eaux où nous baignions jadis
avec leur moite parfum de sel
avec leurs algues
avec des clapotis mesurés du cœur.
Derrière nous tant de sombre
alors qu’ici soudain
cette nuit éclairante !
Quelque gardien des portes au passage
nous aurait-il d’un doigt crevé les yeux
ou nous a-t-il suffi de maîtriser la peur
alors qu’on maîtrise les chiens
patiemment obstinément
pour qu’une lueur aux regards
livre ce monde sans cloisons ?
Là-haut
dans les limites des jardins
tout ne saurait se dire.
Nous ne pourrons jamais décrire
le juste accord qu’au-delà de toute lisière
savent si bien parfaire
tant de lumière et tant de nuit.
Maintes pluies très douces
seront perdues
mais qu’un filet d’eau vive
éperon dans le vaste lancé
demeure
et ce sera assez.
Que reste-t-il de tous ces feux ?
Une braise indécise.
Un éclat que l’ombre dissipe.
Bien peu.
C’est le vent qui désormais
a tout pouvoir.
Et ces marges où l’on se terrait
dans l’espoir de voir le brasier durer
sont nulles désormais.
Le silence
bientôt
est comme les eaux mortes
où dorment d’étranges murmurants
qui disent à notre approche
la vraie parole.
Que l’on aille ensuite
par les chemins de l’autrefois
c’est tout autre
et vers d’autres terres.
Avec la bouche d’un dieu – presque –
et la démarche du parfait
dont la robe n’a plus de poches.
Cette autre rive
Editions Folle Avoine, 35850 Romillé, 1988
Du même auteur :
Ithaque et après (I) (16/09/2014)
Ithaque et après (II) (08/01/2020)
« Nous avons beau fermement tenir... » (08/01/2021)
L’Obscur (08/01/2022)
Passages (08/01/2023)
L’herbe haute (08/01/2025)