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Le bar à poèmes
7 janvier 2023

Kazimierz Brakoniecki (1952 -) : Indestructibles

brakoniecki-gwad-152875[1]

Autor zdjęcia: Archiwum GO (gazeta olsztynska.pl)

 

Indestructibles

 

1.

Elle s’efforçait de ne pas porter de bas d’avril en octobre

le matin se tenait près du kiosque ou des baraquements se frottait un mollet

     contre l’autre

somnolait debout comme une cigogne blanchie de givre près d’une clôture ou

     d’un arbuste

dégageait une chaleur une fraîcheur vive en levant sa jambe engourdie sous sa

     jupe

et continuait jusqu’à l’école maternelle près de la morgue de l’hôpital Lyna

Il la regardait il était si bienveillant si discret

il sautillait comme une bergeronnette et aimait toucher les grappes de gelée      

     blanche

La ville était encore petite ils traversaient le cimetière par les plus courts chemins

où gisaient Varmiens assassinés et Vilniouk oubliés

ils marchaient vite et des souvenirs déchirés la hantaient

Elle s’ôtait le pain de la bouche mais mangeait des mots d’amour

elle restera à jamais gravée dans son esprit et dans ses rêves

elle mère femme amante aube et crépuscule neige extase

 

2.

Nous sommes tous vivants et morts à la fois par notre corps et sa conscience

les vieux matérialistes Lucrèce Hobbes Marx

et même un professeur fébrile en biologie me l’ont appris

et tu dis que je suis Jésus que chacun de nous est Jésus

c’est peut-être vrai mais qu’entends- tu par là

Jésus aussi avait un corps et il mourut par ce corps

et qu’y eut-il ensuite c’est une question de foi et d’inclination du cœur

mais je sais qu’une telle comparaison t’est utile

car la vie est cruelle et il faut donner un nom à sa souffrance

mais réfléchis qu’est-ce que j’ai à voir avec ce Jésus

je vis seul j’écoute de la musique à la radio je pique du nez devant la télévision

je ne lis pas de livres et je ne me souviens pas de ceux que j’ai lus

tu dis que moi aussi je suis Jésus peut-être

dans cette misère il faut apporter une preuve à tout

buvons donc à la santé de sa mère

 

3.

Il s’efforçait de prendre le moins de place possible même dans son ventre

se cachait derrière un pli timide là où les voix du monde du sang des pères

     des hêtres

de la pierre ne parvenaient pas où il n’ y avait qu’un nuage un silence même

     quand

il pleurait

car il était fini il était né et quelque part au loin les ténèbres avaient tremblé

 

Il s’efforçait de prendre le moins de place possible même dans son corps

ainsi il se consumait arrachait tendons entrailles et artères

et s’enveloppait de paroles ressuscitées croyait déjà au néant

il était de nouveau un foetus ensanglanté

 

4.

Elle s’efforçait de ne plaire qu’à ces hommes qui disparaissaient

ou qui restaient en mémoire dans l’extase du non-accomplissement

quelque part là-bas entre l’Amour-Daria de pierre et l’Oural glacé

pendant ses rapports avec un homme elle pensait toujours à l’église

elle en avait un peu honte car elle était vraimnt croyante et pure

mais le corps la dégoûtait la faisait disparaître

et si elle l’avait pu elle l’aurait abandonné comme une robe étripée

dans une armoire délaissée par les Allemands dans une pièce non chauffée

     à Olsztyn

Elle ne pouvait pas regarder ses doigts gelés car elle sentait qu’ils mouraient

sans avoir été apprivoisés sauvages et oubliés

elle prenait dans ses doigts glacés des morceaux de charbon brûlant jarretières

     préservatif

et toujours avec dégoût comme si elle touchait la vulve d’un animal

elle était bien dans l’église regardait le mouvement de l’autel

et posait la main sur son corsage à l’endroit où battait l’éternité

 

4.

Elle s’efforçait de ne pas porter le bas d’avril en octobre

le matin se tenait près du kiosque ou des baraquements se frottait un mollet

     contre l’autre

dégageait une chaleur une fraîcheur vive en levant sa jambe engourdie sous sa

     jupe

 

Il s’efforçait de prendre le moins de place possible même dans son ventre

il se cachait derrière un pli timide où les mondes ne parvenaient pas

il regardait l’aube à travers elle il y avait du brouillard

ils traversaient la vie par les plus courts chemins

avançant délicatement à la lisière de leur cœur dédoublé

 

 

Traduit du polonais par Frédérique Laurent

In, Kazimierz Brakoniecki : "Atlantide du nord"

Editions Folle Avoine,35137 Bédée, 2014

Du même auteur :

Dithyrambe / Dytyramb (07/01/2014)

 Fugacité / Przemijanie (07/01/2015)

Armor, Poèmes de l’Atlantique / Armor, Wiersze atlantyckie (I- IX) (07/01/2016) 

Souvenance (07/01/2017)

Vent de la mer (07/01/2018)

Varmie (07/01/2019)

Sur la route de Pont-Aven (07/01/2020)

Armor, Poèmes de l’Atlantique / Armor, Wiersze atlantyckie (X – XVIII) (07/01/2021)

Intangible (07/01/2022)

Lettre à Allen Ginsberg – 1986 (07/01/2024)

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