Kazimierz Brakoniecki (1952 -) : Borussia
Borussia
En souvenir d’un Mage du Nord
Johann Georg Hamann (1730 – 1788)
de Königsberg
Ciel gondolé comme la tôle des heaumes des Chevaliers Teutoniques et
des caques soviétiques le vent rouillé de la mer brûle sur un bûcher d’algues
vertes
fossilisés dans l’ambre les membres et le sépulcre de la Prusse
Könisberg cette lanterne noircie de Germanie
au sommet de laquelle Lénine ne salue pas le monde
Krolewiec ville plaintive conquise par de misérables ivrognes
Kaliningrad ville malheureuse volcanique et lunaire
barque atomique remplie à ras bord de sang d’alcool et de larmes
ciel gondolé comme la tôle des monuments prussiens et soviétiques
cordon littoral de vomissures rouillées de poèmes d’immeubles de fabriques
Kaliningrad archipel plaintif sur l’océan éclaté de l’empire
massue de béton au milieu de la vieille ville assassinée
la cathédrale du Könisberg qui n’est plus dresse maladroite ses vieux os
et décroche à ses visiteurs des sourires qui dévoilent leurs dents en or
une femme du pays de Bosch se prend pour un Allemand fidèle
tramways et trolleybus sont chargés des attraits du socialisme
des femmes élégantes son délicatement assises dans des fauteuils déchirés
des garçons américanisés ruminent l’espace sur les marches des banques
des combattants en blouson matelassé tremblent de colère ou de délirium
des brochures des Témoins de Jéhovah remplissent deux sacs plastiques
les œuvres gelées de Marx gisent sur le trottoir près de Bouddha
un couple en promenade évite soigneusement les flaques
les cratères les orties les bûches de béton menaçant d’explosion dans le quartier
une ravissante jeune fille est dans une cabine téléphonique narquoise et
branlante
sans vitres ni portes et rit à goge déployée dans le combiné
Staline lui répond sans réfléchir
il porte une combinaison envoyée par la Croix-Rouge allemande
Roulent voitures étrangères puent crissent et tremblotent
conduites par une jeunesse que le chaos abasourdit
monument de Schiller de Kant de Lénine marque de la Kalachnikov de la
Mafia
forteresses allemandes bazars soviétiques Parti et putes
exposées sur le trottoir tibias rasés pommes bouteilles malosols
au camion-citerne tu peux boire une bière réchauffée par de la musique rock
roulent gémissent moteurs des Jeeps des camions ferraille masures et tombes
un couple de gens soignés patauge dans la ferraille pour rentrer chez eux
sur la ville impossible chante la lune rouge humide
l’ambre de la Baltique roule sous la terre éreintée du Moloch
le centaure perfide symbole du grotesque alcoolisé tire vers l’Ouest
la bête de trait du néant
Knipawa sans Könisberg n’est plus
un parc chimérique pousse à sa place sur des cadavres
ces bâtiments factices ont de l’allure sur ces dépouilles dispersées
alors avec Oleg écrivain judéo-russe aux yeux noirs
nous rendons visite à Jesienin à Blok à Pouchkine à quelques autres
et nous écoutons la musique allemande s’élever des sphères de l’interprétation
de Kant
sous un ciel étoilé tout couvert de gazon brûlé par les bombes
puis étendus à l’ombre d’un feuillage nous évoquons la beauté et la mémoire
comparons un impératif moral avec d’autres métaphores de l’Europe
Oleg ouvre son cartable sort son atlas tout un roman toutes ses archives
il avait passé des années sur des bateaux dans des ports sur des docks
et c’est enfant qu’il avait vu des officiers polonais faits prisonniers
il se souvient du froid
aujourd’hui il a achevé son roman sur un lointain ancêtre de Nazareth
C’est toujours après la Révolution que Jésus rentre en Russie
Nous sommes à une réunion d’hommes de lettres j’ai devant moi de vieilles
têtes
lettres lasses symboles dilapidés cœurs malades et tables d’écoliers
comme au club de Presse au conseil des agriculteurs à une séance du parti
tous ces gens sont remarquables émouvants exceptionnels
et je les vois comme le masque épuisé de l’épouvante monotone
et j’ignore comment les aider car je me sens moi-même comme leur enfant
Oleg mon Ami juif Prussien en sandales d’apôtre
toi prophète accablé de la Borussia vaste telle la Russie riche telle l’Allemagne
je t’envoie une lettre afin que tu ne tiennes plus compte de ce qui est derrière
toi
si quelque part dans les orbites des immeubles çà pue l’apocalypse
Traduit du polonais par Frédérique Laurent
In, Kazimierz Brakoniecki « Poèmes du Nord »
Editions Folle Avoine, 35137 Bédée, 1999
Du même auteur :
Dithyrambe / Dytyramb (07/01/2014)
Fugacité / Przemijanie (07/01/2015)
Armor, Poèmes de l’Atlantique / Armor, Wiersze atlantyckie (I- IX) (07/01/2016)
Souvenance (07/01/2017)
Vent de la mer (07/01/2018)
Varmie (07/01/2019)
Sur la route de Pont-Aven (07/01/2020)
Armor, Poèmes de l’Atlantique / Armor, Wiersze atlantyckie (X – XVIII) (07/01/2021)
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