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Le bar à poèmes
10 septembre 2023

Emmanuelle Favier (1980 -) : Là-bas

Emmanuelle_Favier_Astrid_di_Crollalanza-vignette[1]

Crédit photo : © Astrid di Crollalanza

 

Là-bas

Pour Anne,

qui de son regard

cloute le cuir des montagnes

 

Qu’est-ce que tu allais chercher là-bas ?

 

(La traversée d’un bras d’eau défiant les peurs gigantesques.)

 

A Vlora tu n‘as trouvé que la boue des parpaings et des inachèvements, les

traces sales des tristesses de l’exil, des espoirs déçus et du sable qui couvre

les chevilles blessées

Et brûle

Misère et hébétude d’un monde

Où l’on ne fait que se rattraper aux branches.

 

(Le fourgon haletant, langues bizarres, regards détournés.)

 

A Gjirokäster tu as marché dans les pas des géants de là-bas et tu as senti

l’étroitesse des empreintes. Fils emmêlés, maisons en ruine, déchets, misère

et hébétude encore, de pierres cette fois et de gadgets pour touristes.

 

(Vertige d’une brusque prise de hauteur : le cuir des montagnes clouté

d’oliviers, vu d’en haut. Que vend ce garçon sur la route ? L’autre tient

un lapin par les oreilles, le brandit.)

 

A Berat tu as trouvé des pierres blanches et l’eau de prunelle qui soûle en

douceur.

Les hommes étaient maussades,

les femmes étaient vénales,

le vin sur.

Des poivrons moelleux s’alourdissaient au milieu des grillons dont le chant

venait du ciel saturé d’étoiles. Des amis se dressaient sur les pavés, aux tables

des tavernes, de ces amis qui restent le temps d’un voyage,

d’un soir,

d’un an

davantage.

 

(Sur les routes défoncées rouler très lentement vers un but qui s’éloigne.)

 

A Elbasan tout était décevant

Au fond des restaurants déserts

Les coupures électriques faisaient fondre les sorbets dans leurs bacs

Tu n’as rien entendu

Aucune de ces paroles émouvantes que tu venais chercher

Tout n’était que blessure indifférente,

cicatrisation désabusée,

regards tournés vers les branches de là-bas, celles où l’on croit que l’on se

rattrapera mieux

 

(On grimpe vers le nord et la lumière s’épaissit.)

 

A Tirana les lumières dans le soir arrondissaient les angles, adoucissaient les

arêtes du passé. Dans le quartier autrefois réservé tu t’es mêlée à la jeunesse

Celle qui rêve de ce qui chez toi est acquis.

Pour un soir tu as fait semblant

d’être jeune

d’être de là

et de rêver toi aussi à ce qui, chez toi, est acquis

mais c’est acquis et il n’y a rien à rêver.

 

(Le Nord est là, il a le visage d’une citadelle, le corps d’un lac profond, l’œil

d’une hirondelle qui effleure la surface et remonte d’un trait vers la pierre

morte.)

 

A Shkodra, t’approchant de ce que tu croyais chercher, tu as croisé la folie et

tu l’as refusée. Tu as décidé de partir, et partir te faisait mal mais la folie te

chassait, il fallait retourner vers le Sud où les montagnes sont moins hautes,

où la folie n’a pas le visage d’une tempête de neige au mois d’août.

 

(Dégringoler dans le Sud après une longue ascension.)

 

A Orikum remontant vers le ferry tu as compris

Qu’aucune réponse ici non plus

Que même les questions devenaient dérisoires

Puisque tous ils s’en vont

Toi qui viens de là où ils vont

Toi que fais-tu là ?

Qu’es-tu venue chercher ma fille ?

Un nouveau chapitre une phrase de plus le mot qui manque

Comme si chez soi ils n’existaient pas

Rentre chez toi ma fille

Rentre chez toi.

 

 

MISE EN CONTEXTE : J’ai écrit ce poème au retour d’un voyage en Albanie où

j’étais allée sur les traces des « vierges jurées », ces femmes qui acquièrent le statut

d’homme au sacrifice de leur vie sexuelle et maternelle, pour mon roman Le Courage

qu’il faut aux rivières. Il s’agissait au-delà du « poème de voyage » de dire l’aporie

que peut représenter parfois la quête de l’altérité, que l’on ne trouve jamais aussi

profondément, aussi précisément qu’en soi-même....

 

In, revue « Babel heureuse, N°3 printemps 2018 »

Gwen Catalá Éditeur, 31000 Toulouse

De la même autrice : A chaque pas, une odeur (10/09/2024)

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