Josée Lapeyrère (1944 – 2007) : Exercices en vol - De là à ici
Exercices en vol - De là à ici
(1971 – 1972)
le tir engendre la cible
Quelque part, ces lieux en nous, où l’on sourit de toutes les formes et les
sortes de dents, de baisers, de sous-entendus.
On y joue avec les intervalles, les diagrammes, les doubles fonds et la mue
des couleurs
(faire des vocalises dans les salles d’eau, des courbes pour le hasard, de
beaux matchs nuls, ça passe en fraude et on se paie des arcs-en-ciel sans y
toucher )
la traverse de la nuit
le glissement bouleversé des vagues
autre part, soi, vraiment sans humour, des impressions d’oracle,
l’insistance du moment qui se hisse hors de lui
(it is serious what, il est sérieux ce qui, ce que )
au plus profond, ces lieux sans gaieté ni tristesse ni ironie
- love – un pont sans grimace, absolument invivable mais qui garantit l’autre
rive, un matin qui ne pourrait être un soir
voici sa vie
l’étalon le retrait du regard
il sait
par-delà l’espoir
qu’il nomme au moment seul
où revient le serment
déjà hume les aubes se donne
au soleil ponctuel au temps
à sa rencontre
(à la pluie ambassadrice
aussi)
et il flambe sans mot
sur l’herbe
qu’il voit verte
l’andante cadent d’un œil sanglant
(l’hémorragie par accident)
sans honte l’incident se déplace
coupe des saccades à l’espace
et peint la route
où est l’or la prime ce que
la seconde nous donne venant de
là – autre et repère – donneur
du temps celui-là même qui
a sa forme l’étalon la mesure
d’ici
(on prend les mesures aussi)
et le désir se transforme en silence
est-elle nécessaire son effraction
pour sortir
accompagné alors de l’inquiétant
le clair-obscur entre chien et
loup on ne met pas les phares
c’est le corps à l’affût
tous les sens en relais
ailleurs
la nuit arrive et le sommeil
ici l’opacité parle éclair
en négatif un gouffre noir
mis au ciel noir
sous ses propres décombres
suicide la mémoire
le monde serait comme si jamais
tout objet perd son nom
dans l’incisive nuit nouvelle
revendique existence
des mots tout seuls sur un radeau
remontent vers les sources
d’où vient le vent ? et la couleur
de l’air ? d’où vient l’argent
le sel ? un bout de l’Amérique
sur le puzzle défait le spectacle
commence on reconstruit les innocents
Qui est-ce qui passe ici si tard ?
la menace d’un pas
un contresens réveille de l’autre l’alerte
un non-sens fait dévier (il ne s’attendait pas
à découvrir l’Amérique)
Qui va là ?
la route se complaît courtisane
des accidents du verbe
(le mercantile a les trottoirs codés
la vitrine sans faille une autre affaire)
l’espace ici se casse
ce don par effraction
le dit le corps du dédit
(un vol un passe-partout un passe-muraille
l’éclair d’une lame un masque qui laisse voir
le noir de l’œil )
l’arrivée toujours compromise
la fuite dans la nuit les glissements du mot
et l’échappée est dite belle
elle laisse la porte ouverte
une nuée cherchant son nom contre un ciel vaste
la fonderie d’un vent plus fort assemble l’alternance des dés,
chaque renversement du sang, les allées et venues sous le réverbère
croise les parallèles et emballe Babel
le désir sur les ponts s’enchaîne, une main bellement criminelle suicide les
murailles, la sentinelle
un voyage absolument nécessaire
itinéraire des rebelles
clandestinement
(caravane aimée des déserts et des vents gradués)
Le regard se détourne comme la branche d’un delta
seul
à repérer la nuit
à passer la mouvante frontière
Là est ici
In, « Cahiers de poésie, 2 »
Editions Gallimard, 1976
De la même autrice :
L’autre – Entre là et ici (11/09/2021)
Moments donnés ou Physiologie des Muses (11/09/2022)
La quinze chevaux (1 et 2)) (11/09/2024)