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Le bar à poèmes
1 septembre 2023

Edouard Glissant (1928 – 2011) : Afrique

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Afrique

 

     J’ai vu la terre lointaine, ma lumière. Mais elle n’est qu’à ceux qui la

fécondent ; en moi, et non pas moi en elle.

     Les tribus guerroyèrent pour la garde du sel. Les nations lèvent pour

apprendre la saveur. Que ceux qui ont houé la nuit boivent aussi à la fontaine

de ce matin. – Une autre terre m’appelle.

     C’est Afrique et ce ne l’est pas. Elle me fut terre silencieuse. Ecoutez.

Chacun danse, dans la justice de son corps et de sa voix, en l’honneur de

l’éternel feu.

 

 

 

Oho voici ô dénouée tu éclabousses

A la fin je connais l’enfant las qui en toi gémit

J’ai reconnu l’homme qui va te pourvoyant en mer

A ses côtés drapée de mer avance l’Africaine

Qui ose la nommer, elle répond, il voit sa reine

 

Oho Servante un si long temps tu fus d’exil

Et désir magnifique mais désir absence et vœu

Comme d’un rêve où fut la reine hormis la royauté

Or l’homme endormi pleure, à ses pieds le soleil du soir

Tisse la mort et l’arbre nu sans fruit ni reposoir

 

Et tu veillais ô lointaine non belle

Mais ta beauté poussait sous l’écorce pire qu’un cri

Tu fis clameur de tant de couvaisons ta beauté

Roula l’informe dans les crues et pure aux nues chassa

Toi l’ombre la furie toi la décrue si lentement

 

Crier l’arôme, vanter le geste, mesurer l’ire

Ni ponctuer l’éclat de tes cimes n’est mon propos

Ni toucher aux senteurs qui de toi font un lourd cortège

Au corps je n’ai cette sentence de tes bois marquée

Ni dans tes yeux ton sel si ce n’est sel que j’ai rêvé

 

Oho Mère innommée des œuvres que nomma

Mon cœur, toi cœur secret de cette voix, entends je crie

Sans voir si le soleil est au soir, sans délibérer

Si maintenant le mot est pur de son supplice, vois

J’ai quitté maintenant la flamme les rites l’éclat

 

Et ils m’ont dit : Ce chant n’est pas de poésie, oyez

C’est parabole et chose d’alentour. – Ont-ils compté

Les strophes que la mort chante au-devant de nous ? Ont-ils

Seigneurs sans glèbe, vu la face de ce feu, qui palpitait ?

Ils m’on dit c’est mensonge, et l’univers triste leur ment

 

Je vais cueillant ce fleuve où tu m’étais limon

Tu es fleuve pour moi depuis que j’assemble les fleuves

Tel un bouquet de flammes qui lancinent, tel un lot

De pleurs désassemblés que l’impatience n’a taris

Et j’ai vu tressaillir la houle énorme de ton cri

 

Loin devant nous j’ai vu l’aube que tu devins. La nuit

Gardait en ses troupeaux glauques le monde, puis le vent

Tissa nos yeux. Pour toi nous avons cru, mère, Faut-il

Lorsque la nuit ainsi   au vent mêle ses nudités

Sculpter des fleurs, polir des nues, gémir l’aboi des chiens

 

Et tout ce bruit de monde qui s’éveille, fauve

Après un long massacre et un plus long sommeil, le feu

Farouche qui s’éprend de tes aubes, le ciel jeté

De crime en crime vers tes cimes irréelles, ciel

Enfant, immense corps et que l’astre va débrider

 

Oho mère ô régente en ton secret embrasement

Un si long temps rêvée un si long temps celée

Tu ouvres maintenant l’arbre où sommeillent les désirs

En toi la reine lève, voici, dans ton cri je pars

Et comme algue j’amarre à ta racine ma criée

 

Tu es le temps obscur et l’éblouie clarté oho

Tu m’assoiffes de toi en qui je n’ai goûté tu fus

Lointaine ainsi et obscurcie de mots cette vigie

En moi, qui signalait, criait misère aux jours sans los

Hélait l’humus et les chiens ivres d’y coucher

 

J’entends l’an marteler sur tes pistes son cri atone

J’entends le tambour lent des terres qu’on dessouche entends

La terre dans la bouche et le vocable dessillé

Comme un ban de tribus qui vont rouvrir la guerre, et c’est

Le chaud du sel aux mains païennes d’adversaires. Sens

 

L’ardue nécessité en vain tordre ton corps, famine

Où poussent vents sagaies mers et fureurs, forêts surprises

La maille du vent lèche le brasier, des enfants crient

Une case brûle, un guerrier meurt, des herbages fument

Au ciel brûlé famine, et famine dans ta verdeur

 

Et dans le mot scellé monotone j’entends famine

Oho mots de nos sangs que voici marteler le temps

De jours quatorze fois balancés dans le feu terrible

Je vois ce cœur tressé de fer, les jours crépus, le sang

Et au butin ce rien de sel à goût d’herbe brûlée

 

Ceux qui vinrent au sel comme des chiens à la curée

Tu n’avais ciel nuit allumeuse ni épieu

Même la nuit te quitta, la nuit même, tu brûlas

Forêts soleils et vents au bout de ta sagaie

Ils firent cargaisons de la chair nue de tes enfants

 

Un si long temps la nue en sa ramée te prit

Saleuse de ce corps où les ans burent médusés

Fontaine tu piétais dans le ravage tu criais

Vie dessouchée, tu criais, ciel sans astre

Et nous en mer, impurs cadastres, d’île noués

 

Pour ce sel sans tain qu’ils t’allouèrent les Paladins

Les Chevaliers de sang sous leurs écus rongés de vins

Pour ce butin que tu glanas dans le champ d’histoire

Quand ils eurent moisson de leur gloire sans gloire oho

Tant d’incendies de lèpres tant de nuit, et nul pardon

 

Ö tu es Voix, et leur superbe va tarir. Ils sont

Devant l’éclat nu et avec les baies rouges, le vent

Des mers précipitées sur les coraux et les abîmes

Où plus d’un peuple a labouré la beauté et les cimes

Perdus perdus sans voix victimes nuits désirs tremblants

 

Oho cardeuse c’est le temps de dénouer ce temps, d’avoir

Pour balancer la mer et pour mesure le sel noir

Ensemencé du sang des peuples qui périrent, tous

Il n’est même pour toi que sur toi la beauté hâlée

Des mers torrides et des froids bleus du printemps Entends

 

Navire ! Qui nouas les nuits et altière nous nommes

Le temps dans toute chair, la bouture dans chaque épi

Les terres ont croulé de cette voix, c’est poésie

Et de la mer à nous la route fut levée, à toi

Vouée au temps et à la voix qui pour chacun supplie

 

Tu déposes fusils épieux et mers devant la porte

A la place où le sel te fut ravi, tu entonnes

L’espace patient avec la mer et la survie

Pour tous un monde et un sarment où s’ouvre enfin le temps

L’espace en nous est lourd, femme, la mer est forte

 

Afrique Afrique Ô plus joyeuse ô strophe beauté drue

Moi je rêvais, en toi l’homme nouait son lourd exil

Maintenant j’ai quitté l’épaisseur pour le plat visage

Les gypses pour le fer et le corail pour le poisson

Voici, la nasse est nue, voici au sable l’Africaine

 

Et elle prend le sel dans ses cheveux beau geai beau fruit

Et peut-être enfin le cueillerons-nous tous, ô peut-être.

 

 

Le sang rivé (1947 – 1954),

Editions Présence africaine, 1961

Du même auteur :

Laves (01/09/2014)

Le premier jour (01/09/2015)

L’œil dérobé (01/09/2016)

Versets (01/09/2017)

Pays (01/09/2018)

Le grand midi (01/09/2019)

Saison unique (01/09/2020)

Saisons (01/09/2021)

Miroirs / Givres (01/09/2022)

L’eau du volcan (1 et 2) (01/09/2024)

 

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