Edouard Glissant (1928 – 2011) : Afrique
Afrique
J’ai vu la terre lointaine, ma lumière. Mais elle n’est qu’à ceux qui la
fécondent ; en moi, et non pas moi en elle.
Les tribus guerroyèrent pour la garde du sel. Les nations lèvent pour
apprendre la saveur. Que ceux qui ont houé la nuit boivent aussi à la fontaine
de ce matin. – Une autre terre m’appelle.
C’est Afrique et ce ne l’est pas. Elle me fut terre silencieuse. Ecoutez.
Chacun danse, dans la justice de son corps et de sa voix, en l’honneur de
l’éternel feu.
Oho voici ô dénouée tu éclabousses
A la fin je connais l’enfant las qui en toi gémit
J’ai reconnu l’homme qui va te pourvoyant en mer
A ses côtés drapée de mer avance l’Africaine
Qui ose la nommer, elle répond, il voit sa reine
Oho Servante un si long temps tu fus d’exil
Et désir magnifique mais désir absence et vœu
Comme d’un rêve où fut la reine hormis la royauté
Or l’homme endormi pleure, à ses pieds le soleil du soir
Tisse la mort et l’arbre nu sans fruit ni reposoir
Et tu veillais ô lointaine non belle
Mais ta beauté poussait sous l’écorce pire qu’un cri
Tu fis clameur de tant de couvaisons ta beauté
Roula l’informe dans les crues et pure aux nues chassa
Toi l’ombre la furie toi la décrue si lentement
Crier l’arôme, vanter le geste, mesurer l’ire
Ni ponctuer l’éclat de tes cimes n’est mon propos
Ni toucher aux senteurs qui de toi font un lourd cortège
Au corps je n’ai cette sentence de tes bois marquée
Ni dans tes yeux ton sel si ce n’est sel que j’ai rêvé
Oho Mère innommée des œuvres que nomma
Mon cœur, toi cœur secret de cette voix, entends je crie
Sans voir si le soleil est au soir, sans délibérer
Si maintenant le mot est pur de son supplice, vois
J’ai quitté maintenant la flamme les rites l’éclat
Et ils m’ont dit : Ce chant n’est pas de poésie, oyez
C’est parabole et chose d’alentour. – Ont-ils compté
Les strophes que la mort chante au-devant de nous ? Ont-ils
Seigneurs sans glèbe, vu la face de ce feu, qui palpitait ?
Ils m’on dit c’est mensonge, et l’univers triste leur ment
Je vais cueillant ce fleuve où tu m’étais limon
Tu es fleuve pour moi depuis que j’assemble les fleuves
Tel un bouquet de flammes qui lancinent, tel un lot
De pleurs désassemblés que l’impatience n’a taris
Et j’ai vu tressaillir la houle énorme de ton cri
Loin devant nous j’ai vu l’aube que tu devins. La nuit
Gardait en ses troupeaux glauques le monde, puis le vent
Tissa nos yeux. Pour toi nous avons cru, mère, Faut-il
Lorsque la nuit ainsi au vent mêle ses nudités
Sculpter des fleurs, polir des nues, gémir l’aboi des chiens
Et tout ce bruit de monde qui s’éveille, fauve
Après un long massacre et un plus long sommeil, le feu
Farouche qui s’éprend de tes aubes, le ciel jeté
De crime en crime vers tes cimes irréelles, ciel
Enfant, immense corps et que l’astre va débrider
Oho mère ô régente en ton secret embrasement
Un si long temps rêvée un si long temps celée
Tu ouvres maintenant l’arbre où sommeillent les désirs
En toi la reine lève, voici, dans ton cri je pars
Et comme algue j’amarre à ta racine ma criée
Tu es le temps obscur et l’éblouie clarté oho
Tu m’assoiffes de toi en qui je n’ai goûté tu fus
Lointaine ainsi et obscurcie de mots cette vigie
En moi, qui signalait, criait misère aux jours sans los
Hélait l’humus et les chiens ivres d’y coucher
J’entends l’an marteler sur tes pistes son cri atone
J’entends le tambour lent des terres qu’on dessouche entends
La terre dans la bouche et le vocable dessillé
Comme un ban de tribus qui vont rouvrir la guerre, et c’est
Le chaud du sel aux mains païennes d’adversaires. Sens
L’ardue nécessité en vain tordre ton corps, famine
Où poussent vents sagaies mers et fureurs, forêts surprises
La maille du vent lèche le brasier, des enfants crient
Une case brûle, un guerrier meurt, des herbages fument
Au ciel brûlé famine, et famine dans ta verdeur
Et dans le mot scellé monotone j’entends famine
Oho mots de nos sangs que voici marteler le temps
De jours quatorze fois balancés dans le feu terrible
Je vois ce cœur tressé de fer, les jours crépus, le sang
Et au butin ce rien de sel à goût d’herbe brûlée
Ceux qui vinrent au sel comme des chiens à la curée
Tu n’avais ciel nuit allumeuse ni épieu
Même la nuit te quitta, la nuit même, tu brûlas
Forêts soleils et vents au bout de ta sagaie
Ils firent cargaisons de la chair nue de tes enfants
Un si long temps la nue en sa ramée te prit
Saleuse de ce corps où les ans burent médusés
Fontaine tu piétais dans le ravage tu criais
Vie dessouchée, tu criais, ciel sans astre
Et nous en mer, impurs cadastres, d’île noués
Pour ce sel sans tain qu’ils t’allouèrent les Paladins
Les Chevaliers de sang sous leurs écus rongés de vins
Pour ce butin que tu glanas dans le champ d’histoire
Quand ils eurent moisson de leur gloire sans gloire oho
Tant d’incendies de lèpres tant de nuit, et nul pardon
Ö tu es Voix, et leur superbe va tarir. Ils sont
Devant l’éclat nu et avec les baies rouges, le vent
Des mers précipitées sur les coraux et les abîmes
Où plus d’un peuple a labouré la beauté et les cimes
Perdus perdus sans voix victimes nuits désirs tremblants
Oho cardeuse c’est le temps de dénouer ce temps, d’avoir
Pour balancer la mer et pour mesure le sel noir
Ensemencé du sang des peuples qui périrent, tous
Il n’est même pour toi que sur toi la beauté hâlée
Des mers torrides et des froids bleus du printemps Entends
Navire ! Qui nouas les nuits et altière nous nommes
Le temps dans toute chair, la bouture dans chaque épi
Les terres ont croulé de cette voix, c’est poésie
Et de la mer à nous la route fut levée, à toi
Vouée au temps et à la voix qui pour chacun supplie
Tu déposes fusils épieux et mers devant la porte
A la place où le sel te fut ravi, tu entonnes
L’espace patient avec la mer et la survie
Pour tous un monde et un sarment où s’ouvre enfin le temps
L’espace en nous est lourd, femme, la mer est forte
Afrique Afrique Ô plus joyeuse ô strophe beauté drue
Moi je rêvais, en toi l’homme nouait son lourd exil
Maintenant j’ai quitté l’épaisseur pour le plat visage
Les gypses pour le fer et le corail pour le poisson
Voici, la nasse est nue, voici au sable l’Africaine
Et elle prend le sel dans ses cheveux beau geai beau fruit
Et peut-être enfin le cueillerons-nous tous, ô peut-être.
Le sang rivé (1947 – 1954),
Editions Présence africaine, 1961
Du même auteur :
Laves (01/09/2014)
Le premier jour (01/09/2015)
L’œil dérobé (01/09/2016)
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