Edouard Glissant (1928 – 2011) : L’eau du volcan (1)
Droits d'auteur : ©Mario Dondero/Leemage
L’eau du volcan
PRESENTATION
Le fleuve et la rivière que voici sont en profonds. Ils roulent et fouillent, de
laves enfouies en salines à vif. Depuis l’entraille du volcan, au nord du pays de
Martinique, jusqu’aux sables du sud, par les chemins enterrés des mangles et
des cobées. Descente aux connaissances. Géographie souterraine, qui donne
force à l’étendue du monde. Ne pas craindre les profondeurs. On y voit passer
les personnages d’un mythe sans fond, Ata-Eli, les Enofis, qui gardent secret.
Le driveur suit un nuage, par traces et fonds, soutenu du vent, sans
désemparer. On dit qu’il est fou.... Quand le voyageur se réveille d’un tel
fleuve, la lave vient en sable aux plages sans marée. Emergence de la parole,
tout au sud de l’imaginaire. Elle déroule et oriente.
Faille, surgie d’un roc...
*
Le poète descend, sans guide ni palan, sans rive ni sextant ni clameur
demeurant
Et l’empreinte du volcan l’ouvre d’une eau de sable.
Il descendit, le feu courant gelait en lui, sans aspes ni douleur
C’était douceur que cet envalement de laves parmi lui
Un arbre, un arbre qui se croit, gravissait en cette coulée
Faisait présage au vent d’un gros de roches qui brûlaient
Et les marchés de rimes coloniales, d’arum sans goût, de blanc piment, et
les crachées d’où nous aura grandi néant, l’espoir aussi l’espoir têtu comme
migan,
Tout avec lui couvait tombait dans la Pelée.
Il descendit aux bas de la Rivière Blanche, il vit qu’elle était rouge.
Elle était rouge comme rêve déventé.
La trace prenait fond au cratère du Mont. Pas une roche ne lochait.
Le nuage, le nuage-même, tournant à vœu, dérobait l’entrave
Il y venait des camélias, des fleurements de balata
Il marcha dans l’envers de terre, ses talons passés par devant
Ainsi que dit le conte : Qu’il inventait midi avant matin chantant.
Il tombait dans l’envers de sa vérité, au travers d’un pont, et le pont
Flambant courait l’abîme
De haut sans souci à bas qui divague.
L’envers de vérité lui dit : « Cette rivière a sonné blanche quand elle ajoute
à la Lézarde
« A Jonction, où une bête-longue a fait triangle avec l’eau les bambous. »
Il di : Cela est vrai. J’ai vu son âme triangulaire en proue. Elle a passé au
loin de nous, soigneusement.
« Traçant sa mire dans l’eau ridée. »
Il respira dans l’eau la semblance de la Noire Aimée
Pour ce qu’à simuler nous encontrons réalité
N’allant si c’était terre ou tout-douce mélancolie
Ou si c’était roche désolée sur l’incendie ?
« Je t’ai nommée, de champ nouveau, temps de vezou et batterie
« Enflamme du bateau où nous avons si long mûri, je t’ai nommée
« Passage, où j’ai ravi au vent sa palme, à la mémoire son semblant
« A l’eau son goût d’avant et j’ai scellé ton simulacre et j’ai
« En l’odeur pâle de ton nom, Ata-Eli, désassemblé
« La rive qui ne va, l’eau qui ne porte, où tu m’auras nommé. »
Ou si, dans ce boucan de flammes, feux et rageries,
C’était flammes qui rient d’avoir toujours semblance en lui ?
De même miroir arrima cette prophétie
Des bougres dérivés du plus haut de ce temps passé.
Ceux-là qui rassemblaient marmaille loin de case, ils barricadaient le
silence
D’un feu de feuilles amolies, tout comme à gens meurtris, puis ils dressaient
un réchaud d’eau
En mitan de la case, ils récitaient sur l’eau
Les malédictions enfoulées, un linge enferrait leur tête, les enfants
Songeaient que c’était fièvre, douleur et cataplasme, c’était
De citer vers les fonds l’en-vérité crouie, la douleur sans mémoire...
De même mémoire arrima le cri
Du conte prophète et du vent qui dit.
Il descendit. Un pur bourreau passait au fil de l’eau sa hache son ciseau
Et nouait terre de Mali à l’Ande écartelée,
Il le salue. Brandons de lune, haillons de lave, trouent le soc. Des villes
Surgissent, filaos candélabrés de feu. Des mille
De dieux sans nom quêtent l’emblave du poème.
Tenait le pont une halée de Justes. Lui dirent : « Nous ne saurions, en tant
d’obscurité. Quel est ce vent ? Où, ce balan ? Quoi, cette opacité ? »
Il les quitta. Il descendit.
Une Ombre là en grand temps s’effarait.
- « Quoi mon Colomb », dit-il, « encore une fois rameuter ta folie, encore
une fois ?
« Nous le savons que tu reviens chaque fois cinq-cent cinquante-cinq ans
« Par marée des profonds qui s’émet de volcan à la plage,
« Plus épais que cendre de roche qui tourne à sel
« Tu es éternel plus que souffrance démarrée nous le savons. »
- « Ô Stupéfait. Mes yeux tourmentés m’ont jeté
« Vers où l’infinité ne souffre plus mesure ni cadran,
« Ni plus ni loin, ni pour l’Indien roui ni pour l’Infant
« Dont on soutient la main quand il scelle les Ordonnances.
« J’ai souvenance n’avoir jamais armé les lourds poissons rampants
« Ni désolé leur antre d’un lourd d’Africains blets
« A peine eus-je tanné un tant de mille d’Arawaks
« Quand il fut nécessité. Ô stupéfaits, voyez
« Les morts d’antan, que pèsent-ils aux morts d’hier ?
« Que font boussole et carte aux machines qui voient de nuit,
« La main huant daguaie à doigt qui presse le bouton ?
« Et si tremblé-je d’un feu louvant
« Est-ce de même vérité ? »
Or, négligeant réponse et reprenant veillée
Il retint à long temps un driveur pénitent,
De ceux qui prennent en nuage boussole carte lourds sextants.
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Pays rêvé, pays réel
Editions du Seuil, 1985
Du même auteur :
Laves (01/09/2014)
Le premier jour (01/09/2015)
L’œil dérobé (01/09/2016)
Versets (01/09/2017)
Pays (01/09/2018)
Le grand midi (01/09/2019)
Saison unique (01/09/2020)
Saisons (01/09/2021)
Miroirs / Givres (01/09/2022)
Afrique (01/09/2023)