Dominique Sorrente (1953 -) : Ballon Rouge en contre-plongée
Ballon Rouge en contre-plongée
évocation d’une première fois,
avec le moyen-métrage Ballon Rouge
d’Albert Lamorisse,
palme d’or du court métrage
au festival de Cannes 1956
Séquence 1
Ballon ne parle pas encore,
ne parlera jamais, mais on ne le sait pas au début,
pas encore.
Ballon en contre-plongée,
frêle, rebondi pourtant, il est tout au-dessus,
il tourne dans un sens, puis dans l’autre,
il n’en fait qu’à sa tête,
joueur, et tant mieux, ballon,
et puis rouge, ballon, ma couleur,
surtout quand les phrases poudroient,
rouge, voulant qu’on le reconnaisse
au milieu des couleurs,
il va sa vie, ballon
qui s’es gonflé tout seul, ou bien
on ne sait par quelle bouche,
va sa vie,
s’élève, à juste hauteur, pas loin d’être repris,
mais hop, souple,
il remonte les marches à Ménilmontant,
il dit oui sans chronomètre,
s’arrête devant l’école, n’ira pas en classe,
salue les gardes suisses qui paradent
à l’entrée de la lourde église,
suit la plateforme arrière de l’autobus, ballon visite
son quartier du monde,
entre par la fenêtre, pouvoir de ballon flottant,
rouge ballon,
mais les méchants se forment en bande,
sortent de derrière la rue,
pas besoin d’un rocher pour vous ouvrir la tête,
juste une épingle, on se dit que
fragile, souple dans l’air, mais fragile,
échappera-t-il, on se dit,
échappera-t-il, voudrait le pousser
dans les vents,
combien de temps le bonheur
sera-t-il sauvé dans les airs,
arraché,
hors de portée des attrapeurs,
échappera-t-il,
mail il y a des yeux dans les murs, dans les arbres,
ça monte et ça descend
dans les ruelles, çà sent le guet-apens,
ça court, ça s’ épuise, pure perte,
et voilà...
Ballon crève, blessé en cloques,
se vide, fripé, échoue,
ne ressemble plus à rien,
meurtri, fripé ; baudruche gaz perdu,
pas juste.
Et voilà, caoutchouc latex informe.
Pas plus que squelette d’os.
Pas même bon à ranger
à l’enterrement du monde
ou dans un fond de placard.
Adieu ballon, adieu rouge.
Sanglote sur un fauteuil,
à moins de sept ans,
apprend qu’on retient ses larmes sur l’accoudoir
l’enfant qui regarde l’enfant..
La tragédie pleurnichante, promis, ça ne sortira pas
de cette salle noire.
Plus tard, il se dira que la fable de l’innocence
fichée en terre
a explosé là, à ce moment précis.
Mais l’histoire n’est pas finie.
Plus haut, ça veut dire
autrement,
on doit tourner les yeux vers au-dessus des toits,
plus haut
contre-plongée,
tous les ballons du monde ont appris la nouvelle,
volent au secours du malheureux, deux, trois,
puis dix, puis cent huit, puis mille trois cent vingt
et quelques,
cette fois, un autre monde se soulève,
les méchants du film peuvent bien ricaner,
planter des clous dans leurs cerveaux,
ils ne l’atteindront pas,
bien fait, tant pis pour eux,
ici le film se termine
à générique ouvert,
sans le mot fin pour le tenir,
dans l’étrange consolation qui appelle,
ballon,
ballon,
des milliers maintenant,
ballons à l’infini,
c’est l'heure de rallumer la salle,
suivre l’ouvreuse lampe de poche qui sourit,
sucer un eskimo, échanger les goûts de praline, chocolat,
noisette, avaler la forme qui fond
jusqu’au bâtonnet pour la langue,
c’est l’heure de remonter au réverbère,
rouge
ballon
ami
insaisissable.
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In, « Poésie et cinéma »
Revue Bacchanales N°56, Octobre 1956
Maison de la poésie Rhônes-Alpes,38400 Saint-Martin d’Hères
Du même auteur :
Lettre du passager (31/08/2019)
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