Edouard Glissant (1928 – 2011) : Miroirs / Givres
Miroirs
VILLES
Sur la laine du bruit quelque objet de silence, mais si vaste.
Il y va de l’amour, de son mouvement vers les vitrines attentives.
Qui s’arrête et contemple ? Ici la pensée organise l’exposition des oripeaux,
et le charme s’éternise.
Là, des chats géants grattent la terre, l’acier du silence et la croyance sans
objet.
L’AVEU
Chaque village est un appel miroir brisé
Soupesant dans leurs mains le désespoir
D’en face, tremblants ils se taisent.
C’est leur manière de fleurir, l’aveu.
*
Espace pour ces mains
N’y laissant trace d’amitié,
Secrète si secrète.
Qui ose dire si son visage
Tient à son corps ou si sa face
Est transparente ?
Miroir, nul n’y passe ô falaise.
Elle est oiseau mouvement pur
Que vent consume.
*
Ont-ils entassé leurs amours
Âme sur âme comme on voit
Vos marnes vos tourbes vos craies
Ô terrassiers que le vent guette
D’épouvante l’apothicaire
Dans son champ d’obus allumait
L’étincelle, bague des mortes
Pour un mort qu’on a oublié
Voyez, le pauvre vanneur
Il tressait l’osier des caresses
Gisants vous n’aurez de cesse
Que le miroir n’en soit terni.
*
Ô celui qui torture la route l’éparpille
Il injurie, contamine
Offense et se dresse par-dessus lui-même
Pour attaquer dans un absolu de silence.
*
La solitude l’émeut se meurt
Il approche la mer il gronde
Vaincu demeure, aveu brisé.
VERTIGE DES TEMPS FROIDS
Cendres taillis ô vos jours
Sont d’infini abandonné
Vos mensonges tels des atours
Sont pleurs, au miroir animés
Maigre miroir et haute tour
Eau de la mort emprisonnée
Dans nul océan hors labours
Fièvre et argile sillonnées
Pleurez que mon espace lie
Espace sur vous accompli
Plus qu’océan sur un banni
Mes fièvres labour taillis morts
A tels mensonges cendre encore
Et argile plus qu’infini.
Givres
ABRUPT
Non pas le chant, étal sur ton désert
Mais l’innocence tombée rouge
Limon des morts dans ta mort entablés
Un rire pour qu’un mort ensable sa blessure
Un cri un nœud un lourd aplomb de têtes chues
Non pas le chant
Mais cette pierre dans ta main où crie le vent
Et rêvent des oiseaux blessés des fruits des mots
Pendant que vive tu surprends
Le sang rivé vivant dans la nuit sans autan
ETAI
Sampan il y avait dans l’horizon trop de chemins et une jungle il y avait
sous le miroir mille craies noires une plaie il y avait combien de larmes une
baie
Sampan le soir par tes chemins nous revenaient les larmes et les craies il y
avait dans l’horizon un seul miroir pour cette plaie et sous la jungle notre haie.
Sampan rêvant (mourant naissait) nous te hélions notre forêt il y avait la
croix d’orfraie et pour nos rêves ton empan et sur nos lèvres ton serment
Et c’était l’étai qui maintenant de nous venant à nous passant nous donne
l’an où tout paraît (comme un sourire qui nous guette et qui déjà parmi nos
naissances nous prend).
L’ARBRE MORT ET VIVANT
Toute une nuit au bord de l’horizon
Il te cherchait, n’osant clamer par-dessus l’or
Si tu criais parmi les oiseaux morts
Si tu donnais la voix pour les peuples
Ou si muette tu venais dans l’épaisseur des vitres.
*
Il se tenait près de la nuit parmi les arbres
Il se levait dans son aurore et mort
Il chérissait tant d’ombre il déhalait ce bruit
Et te seyait, toi pure aux mains de qui poussaient
Les laves de minuit en l’arbre contemplées.
*
Il se tenait devant la nuit
Entretenu d’un vent de glace
Et se levaient les aigles sans cité
Mendiants dévolus qui lavaient l’horizon.
Le sang rivé (1947 – 1954),
Editions Présence africaine, 1961
Du même auteur :
Laves (01/09/2014)
Le premier jour (01/09/2015)
L’œil dérobé (01/09/2016)
Versets (01/09/2017)
Pays (01/09/2018)
Le grand midi (01/09/2019)
Saison unique (01/09/2020)
Saisons (01/09/2021)
Afrique (01/09/2023)
L’eau du volcan (1 et 2) (01/09/2024)