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Le bar à poèmes
20 décembre 2022

Giacomo Leopardi (1798 – 1837) : Le passereau solitaire / Il passero solitario

giacomo-leopardi_15877[1]

 

Le passereau solitaire

 

     Du sommet de l’ancienne tour

Vers la campagne, passereau solitaire,

Tu vas chantant jusqu’à la mort du jour,

Et dans ce val errent tes mélodies.

A l’entour, le printemps

Rayonne dans les airs, exulte dans les champs,

Si bien qu’à le voir le cœur se fait plus tendre.

On entend bêler les troupeaux, mugir le bétail.

Joyeux, les autres oiseaux, comme à l’envi,

Tournoient dans le ciel libre,

Célébrant ainsi le plus beau de leur temps.

Toi, songeur, à l’écart tu les contemples,

Sans ébats, sans compagnie,

Peu t’importe la joie, tu t’échappes des jeux,

Tu chantes, et c’est ainsi que passe

La plus belle fleur de l’an et de ta vie.

 

     Hélas, combien ma vie ressemble

A la tienne ! Des plaisirs et des jeux,

Doux compagnons du jeune âge, et de toi,

Frère de la jeunesse, amour,

Soupir amer des jours tardifs, je n’ai souci.

Comment, je ne le sais,

Mais je fuis presque d’eux :

Solitaire, étranger même

Au lieu de ma naissance,

Je passe le printemps de l’existence,

Ce jour qui déjà cède au soir,

C’est coutume de le fêter au village.

On entend une cloche sonner dans le ciel,

Et souvent des coups de feu tonner

Qui rebondissent au loin de ferme en ferme.

La jeunesse d’ici,

Toute parée pour la fête,

Laisse les maisons, se répand par les rues :

Elle admire et on l’admire, elle se réjouit.

Et moi, solitaire,

Je me retire en ces champs éloignés,

Je remets à d’autres temps

Les plaisirs et les jeux, et comme mon regard

Monte dans l’air lumineux,

Me blesse le soleil qui décline au loin

Dans les montagnes, après le jour serein.

Et se perd et semble dire

Que l’heureuse jeunesse disparaît aussi.

 

     Passereau solitaire, au soir venu

De la vie que t’ont fixée les étoiles,

Tu ne pleureras pas

Ton existence, car tous vos désirs

Sont les fruits de la Nature.

Mais moi, si je ne peux échapper

Au seuil détesté

De la vieillesse,

Quand aux autres cœurs ces yeux seront muets,

Que le monde leur sera désert, le jour prochain

Plus sombre et plus lourd que celui d’aujourd’hui,

Que penserai-je de mes désirs,

Et de mes jours, et de moi-même ?

Hélas, je me repentirai, vers le passé

Je me retournerai souvent, mais désolé.

 

Traduit de l’italien par Michel Orcel

In, Revue « Vagabondages, N° 28- 29, Mars/Avril 1981 »

Association « Paris-poète », 1981

 

Le passereau solitaire

 

D’en haut du faîte de l’antique tour,

Passereau solitaire, vers la plaine

Tu vas chantant jusqu’à la mort du jour,

Et l’harmonie se perd dans la vallée.

Alentour, le printemps

Brille dans les airs, au sein des champs rayonne,

Tant que le cœur à sa vue s’attendrit.

Des troupeaux bêlent, des bœufs mugissent ;

Heureux, tous les autres oiseaux jouent ensemble,

Et tournent dans le ciel libre,

Fêtant ainsi le meilleur de leur temps.

Toi, pensif, à l’écart, tu contemples :

Point de vols, point d’amis,

Peu t’importe la joie, tu fuis les jeux ;

Tu chantes, et passe ainsi

De l’an et de tes jours la fleur la plus belle.

 

Ah ! comme à tes usages

Les miens ressemblent ! Rire, plaisirs,

Doux familiers du temps nouveau,

Et toi, frère de la jeunesse, amour,

Soupir amer du déclin,

Il ne m’importe, je n’en sais la raison ; et même d’eux

Je fuis comme au loin ;

Comme ermite, au lieu

Natal étranger,

Je passe le printemps de l’existence.

Ce jour qui déjà cède au soir,

C’est coutume de le fêter au village.

On entend dans la lumière un son de cloche,

Et souvent des coups de feu tonner

Qui rebondissent au loin de ferme en ferme.

Pour la fête parée,

La jeunesse du lieu,

Laisse les seuils, par les rues  se répand :

Elle admire, on l’admire, elle est gaie dans son cœur.

Moi, solitaire, en ce coin

De campagne déserte m’éloignant,

Je remets à plus tard

Plaisirs et jeux ; et cependant, les yeux

Perdus dans l’air brillant,

Me blesse le Soleil qui, dans les monts lointains

Après le jour serein

En baissant se dissipe et semble dire

Que disparaît aussi la béate jeunesse.

 

Oiselet solitaire, au soir venu

Du jour que les étoiles t’ont donné

Toi, de la vie, c’est sûr,

Tu ne te plaindras pas : car de nature est fruit

Chacun de vos désirs.

Mais moi, si le pas détesté

De la vieillesse

Je ne puis éviter,

Lorsque muets ces yeux seront aux autres cœurs

Que le monde leur sera vide, et le jour à venir

Plus lourd que le présent, plus sombre,

Que penserai-je d’un seul désir ?

Et de ces années-là ? et de moi-même ?

Hélas, j’aurai du repentir : souvent

Mais désolé, je me retournerai vers le passé.

 

 

Traduit de l’italien par Michel Orcel

In, « Anthologie bilingue de la poésie italienne »

Editions Gallimard (La Pléiade), 1994

 

Le moineau solitaire

 

Du haut du vieux beffroi

Tu chantes sans arrêt jusqu’à la mort du jour,

Tourné vers la campagne, ô moineau solitaire ;

Ton chant harmonieux se répand dans la combe.

Le printemps alentour

Resplendit dans le ciel, jubile dans les champs :

Aussi bien s’émeut-il tout cœur qui le contemple.

Bêlement des brebis, mugissement de bœufs !

Les oiseaux à l’envi

Virevoltent ensemble à travers le ciel libre

Et fêtent de leur vie

Le moment le plus beau ;

Tandis que toi, songeur, tu regardes le tout,

A l’écart, sans amis, sans se mêler aux vols ;

Peu t’importe la joie ! Et tu fuis les ébats.

Tu chantes :  voilà tout.

Et la fleur de la vie et de l’année ainsi

Sans retour elle passe.

 

Comme ma vie, hélas,

Ressemble à la tienne !

Moi non plus, je n’ai cure

(Oh, je ne sais pourquoi)

Des rires, des ébats

- Ces compagnons charmants de la fleur de notre âge ;

Amour, je te néglige,

Toi, frère de jeunesse,

Amour qui nous fais tant gémir dans la vieillesse.

Bien plus, amour et joie,

Je les fuis quasiment

Et je vis solitaire

En étrange pays dans mon pays lui-même,

Et je vois de ma vie s’envoler le printemps.

 

En ce jour qui finit par un beau soir qui tombe,

C’est la fête au village.

Un tintement de cloche

Sous un ciel sans nuages

Et des coups de fusils

Retentissent, au loin, de hameau en hameau

 

La jeunesse du lieu

Sort tout endimanchée,

Se répand dans les rues :

Complaisante et complue,

Admirée, elle admire

Tour à tour et chacun en son cœur est ravi.

 

Je rôde solitaire,

Gagnant à travers champs le coin le plus caché ;

Je remets à plus tard

Les jeux et les plaisirs ;

Je laisse cependant promener mes regards,

Tout gorgé de lumière,

Dans cet air qui brasille,

Tandis que le soleil

Parmi les monts au loin,

Après ce jour serein,

Se couche et disparaît et il semble nous dire

Que l’heureuse jeunesse à son tour va finir.

 

Oisillon esseulé,

Au soir de cette vie

Fixée par le destin,

Tu n’auras, à coup sûr, nullement à te plaindre

D’avoir ainsi vécu,

Dès lors que vos désirs

Nature les engendre.

 

Si je peux éviter la vieillesse abhorrée,

Quand mes yeux ne pourront parler au cœur d’autrui,

Quand le monde pour eux perdra tous ses attraits,

Que l’avenir sera plus que le jour présent

Sombre et chargé d’ennui,

Comment regarderai-je

Cette façon de vivre ?

Comment juger moi-même et ces années perdues ?

Un cruel regret sera mon seul tourment ;

Sans espoir et sans cesse

Hélas ! j’évoquerai le temps de ma jeunesse.

 

Traduit de l’italien par Sicca Vernier

in, « Poètes d’Italie. Anthologie, des origines à nos jours »

Editions de la Table Ronde, 1999

Du même auteur :

A Sylvia / A Silvia (30/12/2014)

Le coucher de la lune / Il tramonto della luna (20/12/2015)

Le soir du jour de fête /La sera del dì di festa (20/12/2016)

L’Infini / L’Infinito (20/12/2017)

A se stesso (20/12/2018)

Les souvenirs / Le ricordanze (20/12/2019)

A la lune / Alla luna (20/12/2020)

Le dernier chant de Sappho / Ultimo canto di Saffo (20/12/2021)

Le calme après l’orage / La quiete dopo la tempesta (20/12/2023)

 

Il passero solitario

 

D’in su la vetta della torre antica,

Passero solitario, alla campagna

Cantando vai finchè non more il giorno;

Ed erra l’armonia per questa valle.

Primavera dintorno

Brilla nell’aria, e per li campi esulta,

Sì ch’a mirarla intenerisce il core.

Odi greggi belar, muggire armenti;

Gli altri augelli contenti, a gara insieme

Per lo libero ciel fan mille giri,

Pur festeggiando il lor tempo migliore:

Tu pensoso in disparte il tutto miri;

Non compagni, non voli,

Non ti cal d’allegria, schivi gli spassi;

Canti, e così trapassi

Dell’anno e di tua vita il più bel fiore.

 

Oimè, quanto somiglia

Al tuo costume il mio! Sollazzo e riso,

Della novella età dolce famiglia,

E te german di giovinezza, amore,

Sospiro acerbo de’ provetti giorni

Non curo, io non so come; anzi da loro

Quasi fuggo lontano;

Quasi romito, e strano

Al mio loco natio,

Passo del viver mio la primavera.

Questo giorno ch’omai cede alla sera,

Festeggiar si costuma al nostro borgo.

Odi per lo sereno un suon di squilla,

Odi spesso un tonar di ferree canne,

Che rimbomba lontan di villa in villa.

Tutta vestita a festa

La gioventù del loco

Lascia le case, e per le vie si spande;

E mira ed è mirata, e in cor s’allegra.

Io solitario in questa

Rimota parte alla campagna uscendo,

Ogni diletto e gioco

Indugio in altro tempo: e intanto il guardo

Steso nell’aria aprica

Mi fere il Sol che tra lontani monti,

Dopo il giorno sereno,

Cadendo si dilegua, e par che dica

Che la beata gioventù vien meno.

 

Tu, solingo augellin, venuto a sera

Del viver che daranno a te le stelle,

Certo del tuo costume

Non ti dorrai; che di natura è frutto

Ogni vostra vaghezza.

A me, se di vecchiezza

La detestata soglia

Evitar non impetro,

Quando muti questi occhi all’altrui core,

E lor fia voto il mondo, e il dì futuro

Del dì presente più noioso e tetro,

Che parrà di tal voglia?

Che di quest’anni miei? che di me stesso?

Ahi pentirommi, e spesso,

Ma sconsolato, volgerommi indietro.

 

Canti

Felice Le Monnier editore, Firenze, 1845

Poème précédent en italien :

Giovambattista Marino : Au Sommeil / Al Sonno (22/11/2022)

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