Giacomo Leopardi (1798 – 1837) : A Sylvia (2)
A Sylvia
Silvia, te souviens-tu
De ton temps sur la terre ? La beauté
Illuminait tes yeux qui n’auront eu,
Rieurs, qu’une journée,
Et toi, tu gravissais, joyeuse, pensive,
Le seuil, ô jeune fille, de ta vie.
Et résonnaient paisibles
Les salles, les rues proches,
De ton chant perpétuel
Quand tes travaux de femme te gardaient
Assise à ta croisée, attentive, contente
De ce vague avenir auquel tu rêvais.
C’était le mois de mai, tout en odeurs.
Et c’est ainsi
Que se passaient tes heures et tes jours.
Moi, mes chères études
Je les laissais quelquefois, ces feuillets
Jaunis, où ma jeunesse
Et le meilleur de ma vie se perdaient,
Et des balcons du logis paternel
Je tendais mon oreille vers ta voix
Et le bruit que faisaient, diligentes, tes mains
S’évertuant sur la toile grossière.
Je contemplais le ciel, tout à sa paix,
Les rues ensoleillées et les jardins.
Par là, c’était la mer, là-bas les collines,
Quelle langue mortelle aurait su dire
Ce que je ressentais au fond de mon cœur ?
Que de douces pensées, que d’espérances,
Que d’élans de ce cœur, ô ma Silvia !
Et qu’elles nous semblaient
Belles, nos existences, nos destinées !
Au souvenir de tant d’espoir je sens
Une émotion m’étreindre,
J’ai mal, je me désole, c’est à nouveau
La détresse qui reste des grands malheurs.
Ô nature, nature,
Pourquoi ne tiens-tu pas
Tes promesses, pourquoi
Abuses-tu ainsi tes filles, tes fils ?
Toi, l’hiver n’avait pas flétri l’herbe encore
Que te frappait un mal mystérieux
Et tu étais vaincue, tu es morte. Ô ma douce,
Tu n’as pas vu ta jeunesse fleurir,
Ni senti ton cœur battre
À quelque éloge ou de tes mèches brunes
Ou de tes yeux ardents bien que timides.
Au soir des jours de fête tes compagnes
N’auront pas avec toi devisé d’amour.
Et bientôt était morte
Aussi mon espérance. Le destin
À moi aussi refusa la jeunesse.
Ah, comme tu es loin
De moi, si tendre amie
De mes jeunes années, toi, mon attente
Maintenant tout en pleurs ! Est-ce cela,
Le monde ? Est-ce cela,
L’amour, les joies, les travaux, l’existence
Dont si souvent nous parlions entre nous ?
Est-ce cela, la condition humaine ?
La vérité, d’un coup ; et toi, l’infortunée,
Qui es tombée et qui de loin me montres
D’un geste de ta main
La mort, ce froid, et la tombe déserte.
Traduit de l’italien par Yves Bonnefoy
In, Revue « Po&sie, N°121, 2007 »
Editions Belin, 2007
Du même auteur :
A Sylvia (1) / A Silvia (30/12/2014)
Le coucher de la lune / Il tramonto della luna (20/12/2015)
Le soir du jour de fête /La sera del dì di festa (20/12/2016)
L’Infini / L’Infinito (20/12/2017)
A se stesso (20/12/2018)
Les souvenirs / Le ricordanze (20/12/2019)
A la lune / Alla luna (20/12/2020)
Le dernier chant de Sappho / Ultimo canto di Saffo (20/12/2021)
Le passereau solitaire / Il passero solitario (20/12/2022)
Le calme après l’orage / La quiete dopo la tempesta (20/12/2023)