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Le bar à poèmes
20 décembre 2021

Giacomo Leopardi (1798 – 1837) : Le dernier chant de Sappho / Ultimo canto di Saffo

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Le dernier chant de Sappho

 

Paisible nuit, chaste rayon

De la lune couchante, et toi qui pointes

Au-dessus des rochers, par la forêt muette,

Messagère du jour, ô délicieuses,

Quand j'ignorais les Erinyes et le destin,

Et bien-aimées images ! Déjà la légère vision

Ne sourit plus aux passions sans espoir.

Nous, une étrange gaité nous ranime

Quand tourne dans le fluide éther

Et par les champs frémissants le flot

Poudreux des Vents, et quand le char,

Le pesant char de Zeus, au-dessus de nos fronts,

Déchire en tonnant l'air ténébreux.

Nous, par les falaises et les vallées profondes,

Nager nous plaît dans les nuages, et la fuite

Vaste des troupeaux effrayés, ou d'un haut

Fleuve à la rive incertaine

Le bruit et la colère victorieuse des ondes.
 

Qu'il est beau, ton manteau, ciel divin ! Tu es belle,

Humide Terre. Ah, de cette

Infinie beauté, aucune part

A la misérable Sappho le sort impie et les dieux

N'ont donnée. De tes domaines fiers,

O Nature, vile hôtesse importune,

Amante méprisée, vers tes formes

Charmantes, le coeur et les yeux je tends en vain,

Suppliante. Vers moi ne sourit pas

La berge ensoleillée, ni les portes de l'éther

La blancheur du matin ; ni le chant

Des oiseaux colorés, ni les hêtres

Murmurants ne me saluent ; et sous les ombres

Des saules inclinés, là où le ruisseau clair

Entrouvre son sein pur, à mon

Pas incertain les mouvantes vagues

Se retirent, dédaigneuses,

Et pressent dans leur fuite les rives parfumées.
 

Quelle faute, mais quelle folle outrance

Avant le jour natal m'a tachée, pour qu'à ce point

Farouches me soient le ciel et les yeux du destin ?

En quoi ai-je péché, petite enfant, quand la vie

Méconnaît le mal, pour que privé

De jeunesse et fané, au fuseau

De l'indomptable Parque s'enroule

Le fil noir de ma vie ? Voix inutiles

Verse ta lèvre : c'est un secret vouloir

Qui meut les destinées. Tout est secret

Hormis notre douleur. Enfants abandonnés,

Nos yeux s'ouvrent aux pleurs, et la raison repose

Dans le coeur des Célestes. O soucis, ô espoirs

Des plus vertes années ! Aux visages, le Père,

Aux visages aimables, un empire éternel

A donné sur les peuples ; par des oeuvres viriles,

Par la lyre savante ou le chant,

Valeur ne brille pas dans un manteau sans grâce.
 

Nous mourrons. L'indigne voile étendu sur le sol,

L'âme nue s'abritera chez Hadès,

Redressant de l'aveugle ordonnateur des sorts

La faute amère. Et toi, auquel

Amour durable, et constance, et la vaine fureur

D'un désir inapaisable m'attachèrent,

Vis heureux, si sur la terre être mortel

Vécut heureux. De son avare vaisseau,

Zeus ne me versa pas le vin suave,

Quand ont péri les illusions, le rêve

De mon enfance. Les jours heureux

De notre temps s'envolent les premiers.

Viennent les maux, et la vieillesse, et l'ombre

De la mort froide. Voilà, de tant

De palmes espérées, d'erreurs aimées,

Me reste le Tartare ; et ce vaillant génie,

L'emportent la déesse du Ténare,

La berge silencieuse et son opaque nuit.

 

Traduit de l’italien par Michel Orcel

In, « Anthologie bilingue de la poésie italienne »

Editions Gallimard (La Pléiade), 1994

 

Le dernier chant de Sappho

 

Nuit paisible, et chaste rayon

De la lune couchante, et toi qui te lèves

Par la forêt muette, au-dessus du rocher,

Messagère du jour !  ô bien-aimées, ô chères

Apparences à mes yeux quand je méconnaissais

Les Erinyes et le Destin. Cette tendre vision

Déjà ne sourit plus au cœur désespéré.

Nous, c’est une joie singulière qui nous ranime

Quand tourne dans l’éther léger

Et par les champs frémissants

Le flot poudreux des Notus, et que le char,

Le pesant char de Zeus, en tonnant

Sur nos têtes déchire l'air ténébreux.

Par les rochers et les vallées profondes,

Il nous plaît de nager dans la tempête,

Et nous aimons la fuite vaste des troupeaux

Effrayés, ou d'un haut fleuve à la berge incertaine

Le bruit et le triomphe encoléré des eaux.

 

Qu'il est beau, ton voile, ô Ciel divin, tu es belle,

Terre sous la rosée ! Las, de ta beauté

Sans mesure, les dieux et le Destin cruel

A la misérable Sappho

N'ont rien donné. O Nature, étrangère vile

Importune, attachée à tes royaumes superbes,

Amante méprisée, vers tes formes charmantes

Je tends en vain mes pupilles et mon cœur,

Suppliante. Ne me sourient

Ni la berge ensoleillée, ni des portes du ciel

La blancheur matinale, le chant

Des oiseaux vifs le murmure des hêtres

Ne me saluent pas ; et là où, sous les ombres

Des saules inclinés, le ruisseau clair

Dévoile son sein pur, les ondes mouvantes

Se dérobent dédaigneuses

A mon pied glissant

Et pressent en fuite les rives parfumées.
 

Quelle faute, mais quelle outrance folle m'a tachée

Dès avant la naissance, pour que si malveillants

Me soient le ciel et le visage du Destin ?

En quoi ai-je péché, tout enfant, quand la vie

Méconnaît le mal, pour que, déjà privé

De jeunesse et fané, le sombre fil

De ma vie s'enroule au fuseau de la Parque

Indomptée ? ta lèvre verse

D’inutiles paroles : c'est un secret vouloir

Qui meut les destinées. Tout est secret

Hormis notre douleur. Race abandonnée,

Nous naissons pour les pleurs, et la raison repose

Dans le coeur des Célestes. O soucis, ô espoirs

Des plus vertes années ! Aux visages, aux visages

Aimables, le Père a donné sur les peuples

Une éternelle royauté ; mais si virils

En soient les faits, si savante la lyre ou la voix,

La valeur mal vêtue ne brille pas. 

 

Nous mourrons. Ce voile indigne, tombé sur le sol,

L'âme dénudée s’enfuiera aux Enfers

Et redressera la cruelle faute de l'aveugle

Ordonnateur des sorts. Et toi,

A qui un long et vain amour, et la fidélité,

Et la vaine fureur d'un désir inapaisé

M’enchaînèrent, vis heureux, si jamais un mortel

Fut heureux sur la terre. Pour moi Jupiter

Ne versa pas le vin suave de son avare vaisseau,

Quand périrent les illusions et le songe

De mon enfance. De notre âge

Les jours heureux s'envolent les premiers.

Viennent la maladie, la vieillesse et l'ombre

De la mort glacée. Voici tant de palmes

Espérées, d'erreurs aimées

Me reste le Tartare ; et ce fier génie,

Est pour la déesse du Ténare,

La berge silencieuse et son opaque nuit.

 

Traduit de l’italien par Michel Orcel

In, Revue « Vagabondages, N° 28- 29, Mars/Avril 1981 »

Association « Paris-poète », 1981

 

Le dernier chant de Sappho

Paisible nuit et toi, de la lune au déclin

Pudibonde clarté, toi, messager du jour,

Qu’on voit poindre au milieu des bois silencieux,

Au-dessus des rochers ; ô chères et charmantes

Visions, tout le temps que je n’ai pas connu

Les cruautés du sort. Le plus doux des spectacles

N’a pas un seul sourire aux cœurs désespérés.

Une insolite joie me fait revivre, alors

Que roulent dans les airs et les champs effarés

Les souffles des vents chauds, houleux et poudroyants,

Et que le char, le lourd char de Jupiter gronde,

Déchirant la ténèbre au-dessus de ma tête.

Nous, nous aimons rôder par les versants abrupts

Et au fond des vallées et parmi les orages ;

De troupeaux apeurés, nous, c’est la fuite immense

Que nous aimons ou bien le fracas et courroux

 D’un fleuve menaçant aux flots irrésistibles.

 

Divine beauté du ciel ! Et tu es belle aussi

Dans tes matins, ô terre. Hélas ! le sort injuste

Et les divinités n’ont de cette infinie

Beauté fait nul don à l’infortunée Sappho.

Hôte abject, importun, soumis à ta puissance,

Nature souveraine, moi, ton amante honnie,

Tout mon cœur et mes yeux, vainement suppliante,

Ainsi je les consacre aux charmes de tes formes.

Les lieux ensoleillés et les blancheurs de l’aube

N’ont pour moi nul sourire ; et, pour me saluer,

Pas un seul gazouillis d’oiseaux bariolés

Ni des hêtres, non plus, le murmure ; et le ru

Dans toute sa blancheur déployant son sein pur

Sous les saules pleureurs qui l’ombragent sinue

Et fuit avec mépris devant mes pieds glissants.

 

Quel forfait exécrable, quelle faute ont pu

Me souiller, dès avant ma naissance, pour que

La Fortune et le Ciel se montrent si farouches ?

Peut-être ai-je péché, quand j’étais une enfant,

A cet âge où la vie ignore tout méfait,

Pour qu’au fil de mes jours mornes se dévidant

Du fuseau de la Parque indomptée, la jeunesse

Jour à jour se fanant, ensuite me manquât ?

 

Inconsidérément tu parles : le destin

Aux mystères est soumis. Car tout n’est que mystère,

Hormis notre douleur. Nous, race abandonnée,

Nous sommes nés pour les pleurs, seulement les Dieux

En savent la raison. Ô désirs, espérances

De mes vertes années ! dans toute nation,

Par un décret divin règne éternellement

La beauté ; l’héroïsme est vain, la poésie

De même, la vertu dans un corps sans beauté

Est tout à fait éteinte.

 

Nous mourrons. Enfouie mon indigne dépouille

Sous terre, l’âme nue fuira dans les Enfers

Pour ainsi mettre fin à la cruelle erreur

De l’aveugle destin. Et toi à qui je fus liée

D’un amour long et vain, à qui je fus longtemps

Fidèle, toi pour qui d’un désir implacable

Vainement je brûlai,

Vis heureux, si tant qu’un mortel ait vécu

Sur cette terre heureux. Zeus n’a pas sur moi versé

La suave liqueur de son amphore avare,

Dès lors que leurres et rêves de mon enfance

Ont péri. Les beaux jours de notre premier âge

S’envolent les premiers pour être remplacés

par la maladie, le vieil âge et par l’ombre

De la mort glaciale. Et de tous ces charmants

Mensonges, de toutes ces palmes espérées

Il ne reste plus rien

Que les Enfers, et ce qui fut mon beau génie

Est désormais la proie et d’Hécate et des fleuves

Silencieux et de la ténébreuse Nuit.

 

Traduit de l’italien par Sicca Vernier

in, « Poètes d’Italie. Anthologie, des origines à nos jours »

Editions de la Table Ronde, 1999

Du même auteur :

A Sylvia / A Silvia (30/12/2014)

Le coucher de la lune / Il tramonto della luna (20/12/2015)

Le soir du jour de fête /La sera del dì di festa (20/12/2016)

L’Infini / L’Infinito (20/12/2017)

A se stesso (20/12/2018)

Les souvenirs / Le ricordanze (20/12/2019)

A la lune / Alla luna (20/12/2020)

Le passereau solitaire / Il passero solitario (20/12/2022)

Le calme après l’orage / La quiete dopo la tempesta (20/12/2023)

A Sylvia (2) (20/12/2024)

 

Ultimo canto di Saffo

 

   Placida notte, e verecondo raggio

Della cadente luna; e tu, che spunti

Fra la tacita selva in su la rupe,

Nunzio del giorno; oh dilettose e care,

Mentre ignote mi fûr l’Erinni e il fato,

Sembianze agli occhi miei; giá non arride

Spettacol molle ai disperati affetti.

Noi l’insueto allor gaudio ravviva,

Quando per l’etra liquido si volve

E per li campi trepidanti il flutto

Polveroso de’ Noti, e quando il carro,

Grave carro di Giove, a noi sul capo

Tonando, il tenebroso aere divide.

Noi per le balze e le profonde valli

Natar giova tra’ nembi, e noi la vasta

Fuga de’ greggi sbigottiti, o d’alto

Fiume alla dubbia sponda

Il suono e la vittrice ira dell’onda.

 



Bello il tuo manto, o divo cielo, e bella

Sei tu, rorida terra. Ahi! di codesta

Infinita beltá parte nessuna

Alla misera Saffo i numi e l’empia

Sorte non fenno. A’ tuoi superbi regni

Vile, o Natura, e grave ospite addetta,

E dispregiata amante, alle vezzose

Tue forme il core e le pupille invano

Supplichevole intendo. A me non ride

L’aprico margo, e dall’eterea porta

Il mattutino albor; me non il canto

De’ colorati augelli, e non de’ faggi

Il murmure saluta; e dove all’ombra

Degl’inchinati salici dispiega

Candido rivo il puro seno, al moi

Lubrico piè le flessuose linfe

Disdegnando sottragge,

E preme in fuga l’odorate spiagge.



Qual fallo mai, qual sí nefando eccesso

Macchiommi anzi il natale, onde sí torvo

Il ciel mi fosse e di fortuna il volto?

In che peccai bambina, allor che ignara

Di misfatto è la vita, onde poi scemo

Di giovanezza, e disfiorato, al fuso

Dell’indomita Parca si volvesse

Il ferrigno mio stame? Incaute voci

Spande il tuo labbro: i destinati eventi

Move arcano consiglio. Arcano è tutto,

Fuor che il nostro dolor. Negletta prole

Nascemmo al pianto, e la ragione in grembo

De’ celesti si posa. Oh cure, oh speme

De’ piú verd’anni! Alle sembianze il Padre

Alle amene sembianze, eterno regno

Die’ nelle genti; e per virili imprese,

Per dotta lira o canto,

Virtú non luce in disadorno ammanto.



Morremo. Il velo indegno a terra sparto,

Rifuggirá l’ignudo animo a Dite,

E il crudo fallo emenderá del cieco

Dispensator de’ casi. E tu, cui lungo

Amore indarno, e lunga fede, e vano

D’implacato desio furor mi strinse,

Vivi felice, se felice in terra

Visse nato mortal. Me non asperse

Del soave licor del doglio avaro

Giove, poi che perîr gl’inganni e il sogno

Della mia fanciullezza. Ogni piú lieto

Giorno di nostra etá primo s’invola.

Sottentra il morbo, e la vecchiezza, e l’ombra

Della gelida morte. Ecco di tante

Sperate palme e dilettosi errori,

Il Tartaro m’avanza; e il prode ingegno

Han la tenaria diva,

E l’atra notte, e la silente riva.

 

Canti

Felice Le Monnier editore, Firenze, 1845

Poème précédent en italien :

Giovambattista Marino (1569 - 1625) : « Silence, ô Faunes... » / « Silenzio, o fauni... » (22/11/2021)

Poème suivant en italien :

Dino Campana :Le chant de la ténèbre / Il canto della tenebra (01/02/2022)

 

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