Rabindranath Tagore / রবীন্দ্রনাথ ঠাকুর (1861 – 1941) : Cygne (XIII – XXVI)
Cygne
(XIII – XXVI)
XIII
Dans le cœur ascétique de la forêt d’hiver aux feuilles tombées
Pourquoi se précipite
Le vent enivré du Printemps ?
Sans pudeur ni crainte
Il fait trembler de colère les heures d’hiver qu’alourdit la rosée
Lorsqu’il éparpille au ciel son éclat de rire !
Et toi ma jeunesse longtemps oubliée
Pourquoi m’envoies-tu cette lettre
Par la main du joyeux Printemps,
Quand il fait le geste et donne le signal de la musique soudaine ?
Dans cette lettre ma jeunesse m’écrivait :
« Je suis ici – dans la région d’Eternité,
Moi ta Jeunesse
Très éternelle !
La guirlande du Mandâra divin est sur mon cou
Mon manteau jaune est chargé du parfum des forêts au loin !
Et le tourment de la séparation d’avec toi
Me tient toujours éveillée !
Et dans les vents du Sud, dans chaque sourire du printemps
Je suis toujours éveillée !
Je suis toujours éveillée en regards regards, sourires sourires,
Et dans les innombrables mélodies-de-midi sur le pipeau printanier ! »
Ma jeunesse écrivait encore :
« Viens mon Bien-Aimé, viens mon Bien-Aimé,
Franchis le chemin fatigant des âges, puis la grande porte de la mort !
Et laisse les fleurs fatiguées !
La floraison largement ouverte tombera morte,
Les feuilles sèches couvriront la terre,
Les rêves comme un corde excessivement tendue se rompront,
Les espoirs en débris se confondront à la poussière,
Moi seulement, moi ta Jeunesse
Je suis toujours,
Et les rencontres répétées de toi et moi
Sur une rive et une autre rive de la vie. »
XIV
Combien de millions d’années
De pénitence, de préparation,
Terre-Mère, as-tu demandées
Pour faire éclore le bouton du fragile Mâdhavi !
Cette incarnation de la joie
Etait couchée et cachée
A travers les éternités, dans le cœur du Non-Vu.
Ainsi fragile, ainsi caché
Vers le profond de mon cœur
Est l’espoir
Qu’un jour, en quelque fin très lointaine des cycles,
Un léger sourire de joie,
Viendrait surprendre la frange
Des forêts au printemps, dans l’univers de mes songes !
XV
Mes chants
Ce sont les mousses flottantes :
Elles ne sont pas fixées
Sur leur lieu de naissance ;
Elles n’ont point de racines – seulement des feuilles – seulement des fleurs.
Elles boivent la lumière joyeuse
Et dansent, dansent sur les vagues.
Elles ne connaissent pas de port, n’ont point de moisson,
Hôtes inconnues étranges ! incertaines en tous leurs mouvements.
Et quand soudain les pluies tumultueuses de Çrâvana
Descendent en nuages sans fin,
Noyant les rivages de leur flottant déluge,
Mes mousses-chansons
Soudainement sans repos, inspirées d’une vie sauvage,
Recouvrent tous les chemins de l’inondation,
Plongent dans la poursuite qui n’a plus de chemins,
Flottent de terre en terre,
De régions en régions,
Mes chansons !
XVI
L’énorme masse des choses de l’univers
S’unit dans un sauvage chœur de rire !
Poussière et sable
Frappant des mains
Dansent et dansent
Groupes divers, directions
Diverses, comme des rêves naissants
Flottant dans l’espace en une immense confusion !
Innombrables rêves invisibles
Et vagues désirs de l’homme
Sont éveillés par l’appel des choses folles du besoin de forme
Qui se bousculent comme des joueurs surexcités.
Les rêves sans voix sans repos
Cherchent passionnément la plage de leur création.
Hors des courants d’abîme du Sans-Forme
Ils s’efforcent de saisir quelque aspect de la terre :
Pierre ou tronc d’arbre ou autre figure,
Afin de poser un peu sur la terre !
Le dur combat de l’esprit prend aussi forme dans les choses,
Masse sur masse il construit la cité
Qui n’est pas seulement maisons, pas seulement briques et pierres,
Mais limite de la marée de l’informe vers les formes !
O choses !
De même les voix du passé, inentendues et sans foyer,
Flottent dans un chuchotement mystérieux de vide en vide,
Gagnant rive après rive d’humanité
Elles cherchent leur voix en ma voix.
Ces pèlerins-sans-lumière vers le sanctuaire du Jour
Marchent sans fin ; leurs chocs silencieux l’un contre l’autre
Attirent des armées de pensées jamais dites
Hors des grottes de mon âme ;
Et mes pensées en toute hâte plongent
A travers le grand désert de l’indistinct
Poussées par la soif insatiable d’un Forme.
Je ne sais guère ce qu’elles sont,
Ni le moment ni le lieu où elles traverseront ce désert,
Dans quelle création hors de vue à venir
Peut-être trouveront-elles leur juste forme sous la lumière !
Ni si l’on se souviendra en ce temps-là
Qu’elles sont parties aujourd’hui de mon cœur.
Mais un poète en fera ses pensées, un peintre les posera sur la toile, un architecte
les construira,
Ce sera la tour d’un édifice impérial que nulle terre n’a jamais vu.
Pour nous, que faisons-nous sinon marquer l’emplacement
Par notre autel de sacrifice, toujours imparfait ?
Dans la fumée du canon, l’appel des trompes guerrières,
Quelle grande convulsion future est annoncée ?
XVII
Ma Terre,
Ma propre Bien-Aimée !
Ta lumière n’aurait pu révéler tous tes trésors
Aussi longtemps que je n’étais pas dans l’amour de toi !
Ainsi, tout ce long temps,
Ton large firmament,
Attendait et cherchait avec ses lampes sans nombre
A travers abîmes et abîmes !
Alors soudain mon amour apparut avec sa musique
Chuchotant – on ne sait quel aveu :
Son cœur,
Lien parfumé de fleurs,
Il le déposa sur ton cœur, ô ma Terre !
Souriant, les yeux enchantés,
Toi mon amour,
Il t’a fait un don secret
Qui dans la chambre secrète de ton âme
Va briller éternellement – sous l’éternelle guirlande des étoiles.
XVIII
Tant que je repose inerte immobile,
Je ne fais qu’entasser la masse des choses,
Je ne fais que dévorer ce monde
Par petits morceaux, ainsi que fait l’insecte,
Chaque fardeau de douleur devient plus pesant ; la vie
Vieille, blanchie parmi l’hiver des doutes,
Est courbée sous le poids d’une préoccupation.
Mais si je vais et cours
Dans le torrent du mouvement
Avec la masse serrée de ce monde,
Tous vêtements déchirés, lacérés,
Alors les fardeaux variés de la souffrance se dissipent.
Je deviens pur, baignant dans le courant de marche
Et je bois la liqueur immortelle de marche.
Ma jeunesse est éveillée à la vie neuve,
Elle rajeunit à chaque instant !
Ainsi je suis le voyageur dont les regards vont en avant,
A quoi vous servirait de m’appeler derrière ?
Je ne demeure pas assis dans ma maison, envoûté par l’attirance de la mort !
Mais j’ai mis ma guirlande au cou de l’Être Jeune,
Je porte à la main ses présents d’union,
Je rejette l’ancien fardeau, l’amas précieux de ma vieillesse !
Le grand ciel est empli du joyeux chant de marche,
O toi mon âme,
Dieu Poète du Monde chante en ton chariot,
Et le soleil, la lune, les étoiles chantent à l’entour !
XIX
J’ai chéri ce monde
Et l’ai entouré comme une vrille végétale avec chaque fibre de mon être !
La lumière et la ténèbre de la lune mêlée au soir
Ont flotté parmi ma conscience, en elle se sont fondues,
Tant qu’à la fin ma vie et l’univers
Sont un !
J’aime la lumière du monde, j’aime la vie en elle-même.
Pourtant ce n’est pas une moindre vérité que je dois mourir.
Mes mots, ils cesseront un jour de fleurir parmi l’espace ;
Mes yeux, jamais ils ne pourront plus se livrer à la lumière ;
Mes oreilles n’entendront plus les messages mystérieux de la nuit,
Et mon cœur
Il ne viendra plus en hâte au fougueux appel du soleil levant !
Il faudra que je prenne fin
Avec mon dernier regard,
Avec ma dernière parole !
Ainsi le désir de vivre est une grande vérité,
Et l’adieu absolu, une autre grande vérité.
Pourtant doit se produire entre eux une harmonie !
Sinon la création
N’aurait pus supporter si longtemps souriante
L’énormité de la fraude !
Sinon la lumière aurait déjà noirci, comme la fleur dévorée par le ver !
XX
Que mon air joyeux résonne
Sur le bançi d’agonie ;
Que le bateau du voyage
S’en aille sur l’eau des larmes !
Là souffle le vent, le vent,
Qui inspire les départs !
Déjà le sommeil a fui
De mes yeux toute la nuit.
Mon cœur danse et mon cœur se berce
Sur l’abîme, riant follement !
Qui êtes-vous mon Inconnu ?
Jouez mon bançi d’agonie.
D’autres, d’autres mélodies !
Jouez mon bançi d’agonie.
Sous les vents contraires abrupts
Délivrez l’esquif du voyage !
Celui que je n’ai jamais vu
A ensorcelé mon cœur.
Et ce désir m’appelle si passionnément !
Comment resterais-je dans ma maison ?
J’ai fini de rêver au port,
Je plonge au large infini,
Mon amant fou ! jouez vos mélodies
Brisant les lois de toute création
Sur mon bançi d’agonie !
XXI
Si impatientes, mes petites ! l’hiver n’est pas à sa fin.
Mais vous êtes décidées à chanter, toutes en chœur.
Quelle approche guettez-vous sur la bordure du chemin ?
O mon fou Champâ, mon sauvage Bokul !
Pour qui vous précipitez-vous en avant dans l’attente ?
Vous êtes la première troupe à mourir et disparaître.
Vous n’avez pas songé : l’heure est-elle propice ?
Vous avez éveillé de branche en branche un carnaval,
Et dispersé couleurs et parfums sur toute la forêt.
Ouvrant votre route avant les plus hardies, vous avez fleuri
Et ri follement, et puis en masses vous tombez mortes.
Le printemps ne viendra qu’en avril, sur la marée haute des vents du Sud,
Vous n’en avez pas tenu compte,
Votre joie étant de jouer le pipeau d’annonciation, puis de mourir.
Vous êtes-vous demandé s’il y aurait un doux repos
Au bout de la route et avant la nuit ?
Mais vous avez donné, vous avez dispersé votre vie
Riant et pleurant sur la route !
O mes pleines de folie ! O mes inconsidérées !
Vous avez écouté venir le visiteur inconnu.
Vous avez perdu votre cœur, étendu votre mort amoureuse
Pour couvrir la poussière du chemin de ses pas !
Vos attaches sont tombées avant que vous ayez vu
Que vous ayez entendu votre Amant lui-même !
Car vous n’êtes point demeurés assises
Jusqu’à ce que vos yeux aient témoigné, ô mes petites !
XXII
Quand Tu m’as pris par la main, et pressé à tes côtés,
J’étais sans cesse dans la crainte de perdre un peu de ton amour
Par indiscrétion, de marcher sur les épines de ton déplaisir
Si j’essayais de suivre un peu le gré de mon plaisir.
Libération ! ma libération vient aujourd’hui
Par les cruels coups de dédain,
Par les insultes dont résonne mon petit monde.
Oui mes Amis, j’ai reçu mon congé,
Je suis gai !
Là s’écroule un pilier d’orgueil,
Là se brise une chaîne aux pieds et aux mains,
Heha ! là commence
La large route du libre « prends et donne » à droite et à gauche !
C’est après un long temps que j’ai ainsi reçu
La violente invitation de premier chaos !
Qui pourrait arrêter l’offensé, l’insulté ?
Car le vent anarchique
Le rend ivre de liberté !
Ainsi je plonge dans l’abyssal, poussé par la soif de la mort,
Je suis une étoile filante au sein des nuits.
Je suis le sauvage ouragan de Baiçakh
Et porté par l’orage
J’ai précipité dans l’océan d’ouest
La gloire d’or du soleil du soir,
Gardant à mon collier un seul diamant.
Seul dans ma force
Je me jette sur la route de liberté-par-le-dédain,
La route tachée par Tes pieds sanglants, mon dernier honneur.
C’est seulement quand l’enfant
Tombe à terre du sein de la mère
Qu’il voit sa mère.
Quand j’étais entouré par ton soin protecteur et tes caresses,
Ah, je ne te connaissais pas !
C’est seulement quand tu m’as rejeté loin de toi – frappant fort
Et déchirant les enveloppes délicates,
Que la douleur de la déchirure et de la séparation
M’ont éveillé,
Et que j’ai vu Ta face !
XXIII
Autrefois,
C’était à l’aube de la création,
Dans la baratte du premier chaos, sont apparues
Deux femmes,
Elles sortaient du lit sans fond.
L’une, la belle Urvaçî,
La Nymphe des airs,
Etait reine sur l’univers des rêves de l’homme ;
L’autre, la bonne Lakmî,
Mère qui conserve l’homme, était maîtresse du Ciel.
L’une brise les vœux de l’homme,
Pille son cœur et son âme,
L’enivre avec la boisson de printemps, de joie et de rire !
Ses dons elle les a jetés
Dans le bavardage des fleurs,
La passion de Kimsuk, la rougeur de Golâp,
Et les chants de l’adolescence qui ne connaît point de sommeil !
L’autre ramène les hommes
A l’apaisement du désir sous le bain de rosée des larmes,
A la paisible plénitude de l’automne ;
Par le nectar de son sourire et sa grâce toujours semblable,
Elle donne la grâce et la bénédiction d’humanité ;
Elle nous conduit tendrement en un grand pèlerinage
Là où se croisent les routes de la mort et de la vie,
Au Temple de l’Infini.
XXIV
Sais-tu, Frère, où est le ciel ?
Nul n’a connu sa destination !
Pas de commencement, aucune fin,
Point de lieu ni de direction
Et ni nuit, ni jour.
J’ai traversé les vides de ce ciel,
Un pauvre homme absent !
Enfin comme un effet des mérites d’anciens âges.
Je sui né aujourd’hui, un homme de la terre
Commun, de la poussière ;
Et c’est alors que j’ai racheté tout le ciel
Avec mon corps, et mon amour, et mes affections,
Et mon coeur anxieux,
Et ma honte, ma grâce, mes joies et mes peines.
Sur le flot mouvant de ma vie et de ma mort
Le ciel sans couleurs joue avec de toujours fraîches couleurs ;
Dans mon chant le ciel muet chante,
Et dans mon cœur il a trouvé sa destination,
C’est pourquoi je suis poursuivi parmi l’azur – ô pleine joie !
C’est pourquoi les nymphes aériennes font sonner la conque du bon accueil,
C’est pourquoi les sept océans célèbrent la victoire humaine,
C’est pourquoi les fleurs peuvent s’ouvrir et pourquoi de si tendres mouvements
Se font dans les forêts et dans les chutes d’eau.
Mon ciel a pris naissance au coeur de la Terre –
Mère, et cette nouvelle joyeuse d’espace en espace se répand !
XXV
Une fois, le Printemps menait un carnaval
Avec sa bande joyeuse, bruyante, fleurie,
Dâdim et Palâs, Kânchan et Pârul,
Submergeant la cour intime de ma vie
Par le flot de la cadence de ses rires !
L’une après l’autre les forêts affolaient le ciel bleu
Avec les baisers rouges passionnés du jeune feuillage !
Ce printemps vient aujourd’hui paisiblement
Dans ma retraite, et son oeil distrait
Suit sans parler, loin de ma chambre solitaire,
Les horizons lointains
Où la verdure s’affaiblissant avec la terre
Meurt doucement sous l’ineffable bleu.
XXVI
Ce printemps, les lianes solitaires de ma vie
Dans un berceau caché près de la mer
Ont fait s’ouvrir leurs feuilles neuves et tremblantes
Rouges comme le cœur saignant qui agonise.
Le vent du Sud berce les lianes amoureusement
Mes n’éveille qu’un triste mélodieux murmure :
Ainsi cette fois, musique murmurée,
Me dit adieu mon Printemps.
Mais un jour si me revenait mon Printemps
Avec sa beauté-feu,
Elevant ses ailes de couleur au vent du Sud,
Les lianes solitaires de ma vie, dans un berceau caché près de la mer
S’épanouiraient en fleur d’or d’amour !
Les rayons jeunes du soleil
Seraient fous de joie baisant la frange du berceau,
Mon amour nouveau-né
Danserait, chanterait, au ton des harmonies de l’univers !
Traduit du bengali par Kalidas Nag et Pierre Jean Jouve
Librairie Delamain, Boutelleau et Cie, 1923
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