Rabindranath Tagore / রবীন্দ্রনাথ ঠাকুর (1861 – 1941) : Prântik (I, V, IX)
Photographie de Rabindranath Tagore, prise aux alentours de 1905 par Sukumar Ray
Prântik
I
Voilé des ténèbres où toute lumière du monde
fut perdue, vînt l’envoyé de la mort
à pas feutrés ; d’une averse de souffrance acerbe
il baigna le ciel de mes jours jusqu’à l’horizon,
jusqu’au dernier repli où nichait la poussière ;
il balaya le tréfonds de mes visions délirantes
de main ferme sans bruit continûment.
Je ne sais à quel moment le rideau se leva
au théâtre inédit du régisseur des jeux.
La lumière surgie du vide effleura de son index
un bord de la masse sombre pétrifiée,
et le jour tressaillit en frisons d’éclairs,
traversa la torpeur amoncelée, la brisant
en mille éclats. Telle une mousson soudaine
qui descend dansante en cataracte tumultueuse
déborder le lit asséché des rivières
en méandres innombrables, l’éveil jaillit
au creux des entrailles de la nuit
comme une fulgurante onde souterraine.
Le clair mêlé à l’obscure dessina des formes
mi-écloses chimériques au ciel de mon âme ;
ce duel enfin aboli, l’épais mur
d’enceinte de prison, illusion de jadis,
s’effaça comme un mirage en un clin d’œil.
La conscience de cristal se leva claire,
première sur une nouvelle vie en éclosion.
Mon corps, ce legs du passé qui fût
depuis l’immédiat tourné vers l’avenir,
un mur incontournable comme le mont Vindhya,
je le vois aujourd’hui, frêle nuage du matin
échoué à l’horizon.
Je reçus le don du moi délivré
au lumineux pèlerinage d’un monde autre,
par delà les nébuleuses de mon ciel intérieur
au rivage de la plus subtile vision.
Santiniketan, 25 septembre 1937
V
Fidèle suiveur de jadis, ô passé inexaucé,
spectre des soifs inassouvies depuis leur rencontrée mortuaire
tu me suis,
sur ton sitâr faisant éclore les notes
d’un air langoureux qui inlassablement m’appelle en arrière,
pareille au bourdonnement de l’abeille errante
dans le silence du bois défleuri.
En retrait, tu étales sur mon chemin,
l’ombre du pic où décline le jour,
ombre qui s’étire. Tu peins en gris
le couchant d’adieu qui n’en finit pas de pâlir.
Compagnon d’hier, brise le rêve qui m’enchaîne,
rends à la mort les joyaux de ma souffrance,
les couleurs de mes vains désirs, que tu lui ravis.
Dans le ciel d’automne sans nuages
au regard lointain aujourd’hui frémit
le chant de la flute de l’éternel voyageur
sans fardeau, c’est lui que je m’en vais suivre.
Santiniketan, 4 octobre 1937
IX
Je vis à l’heure crépusculaire de la conscience exténuée,
mon corps descendre le cours de la sombre Kâlindi
entraînant ses sens, ses multiples tourments,
ses souvenirs enluminés de toute la vie recueillis, son flûteau.
En dérive au lointain ses traits s’en allaient blêmissants,
sur les coteaux familiers aux habitations qu’entoure
l’ombrage des arbres, déclinait
le tintement des clochettes vespérales,
les portes se fermaient de maison en maison,
les lampes s’éteignirent, les barques amarrées au rivage.
Le passage s’arrêta aux deux rives, la nuit s’épaissit,
le chant d’oiseau figé dans les futaies
s’offrit en sacrifice au pied de l’immense silence.
Une lustrale obscurité descendit
sur l’infinie bigarrure du monde, sur les terres et les eaux.
Mon corps devenu ombre ne fut plus qu’un point
pour se mêler aux pénombres sans fin.
Au pied de l’autel des étoiles rendu seul
en silencieuse station, le regard au ciel,
les mains jointes, je dis -
O Pûshan (*), tu as retenu l’éclat de tes rayons,
manifeste à présent ton plus clément visage
que je voie celui, le Purusha,
qui en toi et en moi est l’unique.
Santiniketan, 8 décembre 1937
* Pûshan, divinité védique, représentée comme le conducteur du chariot de Sûrya, le soleil.
Il représente le soleil, mais aussi Vishnu. Veillant sur les routes, il représente le progrès.
Traduit du bengali par Saraju Gita Banerjee.
In, Revue « Polyphonies, N°15,1999
Du même auteur :
« Le même fleuve de vie… » (24/11/2014)
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