Itzhac / Isaac Katzenelson (1886 – 1944) / יצחק קאַצ(ע)נעלסאָן : « Ô douleurs... »
Ô douleurs, ô vous, mes douleurs, il fait bon pour vous, juifs, ah comme il fait
bon !
Il fait bon pour vous, délaissés, pour vous déjetés comme limon sur l’autre rive
de la mer,
et vous ne savez même pas, ah ! que si mes douleurs ouvraient la bouche
elles pourraient empoisonner votre vie et la plonger dans les ténèbres.
Douleurs, vous grandissez en moi, vous poussez haut, vous croissez, vous
vous installez,
mais pourquoi sans cesse creuser ? Cherchez-vous à vous enraciner en moi ou
au contraire à vous délivrer de ma chair ?
Ne vous arrachez pas de moi, douleurs ! Croissez, croissez en moi
silencieusement,
Restez muettes, vous qui me faites mal, ô mes douleurs, vous qui êtes
immenses,
Car vous fouillez en moi et vous rongez sans vous lasser, taupes aveugles,
mâchoires dévorantes, vous ressemblez aux vers perforant les tombeaux, ô
douleurs, ô lancinement,
Alors restez en moi muettes désormais, au milieu de mes massacrés, gisez,
gisez dans l’éternel repos,
gisez douleurs en moi, pareilles aux vers dans la racine, dans le cœur déjà
dévoré.
Ensanglanté, je suis l’homme qui fut témoin, celui qui a tout regardé,
celui qui a vu comment, comment mes enfants, mes femmes, ma jeunesse et
mes vieilles gens,
furent jetés sur les chemins comme des pierres qu’on entasse, comme des
bûches,
comment ils furent sans pitié battus, comment ils furent insultés.
J’ai regardé par ma fenêtre et j’ai vu les bourreaux – Dieu !
J’ai contemplé le bourreau et j’ai contemplé la victime,
Et j’ai tordu mes mains de honte... Ô honte et dérision !
On a exterminé les juifs avec les mains des juifs – les miens !
Convertis, futurs convertis, leurs bottes luisantes aux pieds et sur leurs têtes le
chapeau marqué de l’étoile de David pareille à une croix gammée,
et dans leur bouche une langue étrangère, un vocabulaire ordurier, ils nous
arrachaient de nos demeures, ils nous chassaient de notre propre seuil.
Ils ont défoncé les portes, ils sont entrés à toute force, à toute force dans les
maisons juives fermées : ils tenaient au poing leur gourdin levé,
ils nous ont cherchés, ils nous ont frappés, chassant sur les chemins jeunes et
vieux
dans la rue ! ils profanaient la lumière du jour, ils crachaient au visage de Dieu.
Ils nous ont tirés de dessous les lits, des placards, nous couvrant d’injures.
« Le wagon attend ! Maudits soyez-vous ! Allons, en route vers le châtiment et
la mort ! »
Ils nous ont tous bannis de nos foyers et pourtant ils cherchaient encore
le dernier vêtement au fond de l’armoire, le dernier grain de kacha, l’ultime
miette de pain.
Et dans les rues – c’est à devenir fou ! – dans les rues, regarde si tu peux
supporter ce degré de l’horreur !
La rue est morte dans un grand tumulte, dans un vaste cri.
La rue, elle paraît vide au loin, vide de bas en haut – et pourtant la voici
peuplée,
Chemins couverts de juifs ! Regarde les chemins : sur les chemins la douleur
n’est plus qu’un grand cri.
Chemins couverts de juifs ! On se tord les mains, on voudrait s’arracher les
cheveux,
et d’aucuns se taisent ! Ô les silencieux, ceux qui ne disent rien, ils crient plus
haut encore, en vérité,
ils regardent alentour ! Ah leur seul regard ! Est-ce un cauchemar, dites-moi,
ou la réalité ?
Et les policiers bottés et casqués, les policiers juifs sur la route – ah, malheur !
L’Allemand reste en marge et l’on dirait qu’il se sourit doucement à lui-même,
l’Allemand regarde de loin, l’Allemand ne s’en mêle pas,
Ô douleur, douleur, l’Allemand ! avec des juifs il a exterminé mes juifs !
Regarde les chemins ! Regarde la honte, regarde et vois la dimension de la
souffrance.
J’ai vu les chemins noirs, de ma fenêtre. J’ai entendu les cris de douleur
jusqu’au ciel et les gémissements silencieux – à peine un chuchotement.
Ô chemins où ruisselait la souffrance, chemins vivants qui menaient à la mort !
les chevaux
marchaient et les roues, les roues tournaient elles aussi...
Ô vous chevaux, ô vous idiots, pourquoi laissez-vous tristement pendre votre
tête ?
Pourquoi tournez-vous, roues de désolation ? Savez-vous seulement
où vous allez, où vous les conduisez ? Où vous emporter
les nobles filles de mon peuple et mes grands fils déjà mûris ?
Ah si vous saviez – vous vous cabreriez sauvagement, vous vous dresseriez
sur vos pattes de derrière et sur vos pattes de devant comme des mains,
comme des mains tordues de désespoir devant le monde entier,
et les roues, les roues rondes, à tout jamais refuseraient de tourner !
(Le chant du peuple juif assassiné)
Traduit du yiddish par Charles Dobzynski
in, "Anthologie de la poésie yiddish, Le miroir d’un peuple"
Éditions Gallimard (Poésie), 2000.
Du même auteur :
« Déshabillez-vous… » (14/04/2017)
Aux cieux (14/04/2018)