Kazimierz Brakoniecki (1952-) : Vent de la mer
Vent de la mer
1.
« C’est la Bretagne qui a construit ces églises
au temps de son indépendance » -
s’écria le prêtre à Kergrist-Moëlou
qui franchissant le porche entrait en titubant sur la place
inondée de rires d’enfants
Le ventre humide et dur de l’église de granit
était vide et consumait la lumière de ses vitraux
la corde pendait muette de la voûte
de petits cristaux de clarté et de prières
roulaient sur la pierre au pied des fonds baptismaux
qui imploraient comme les poings serrés des défunts
dans la niche qu’un sarcophage cicatrise malhabile
où un air humide et fétide tremble
Des têtes d’adolescents émergeaient de la tour moussue massive
des ballons de football roulaient du toit
dans le vacarme s’agitaient créneaux et statues
des oiseaux ancestraux déployaient leurs ailes s’étiraient sur les gouttières
et un calvaire battu par les vents dressait sa croix au ciel
pétrifié près de l’église dans la pluie glacé et l’air pourri
Des bonnes femmes se querellaient en breton
le curé vêtu d’un pull-over les taquinait
des enfants s’excitaient sur la balançoire
sur un immense tapis gonflable
tout contre la croix de pierre près des tombeaux
Il y avait une fête bretonne dans un café sur la place du marché
beaucoup de gens jeunes et vieux
buvaient de la bière fumaient somnolaient
des agriculteurs travailleurs en veste noire
aux pieds baskets bottes en caoutchouc édentés hébétés desséchés
solides généreux aigris chômeurs
fatigués par l’ennui la musique la bière et l’avenir
Dans un club deux vieillards chantaient
la cataracte voilait leurs yeux mi-ouverts
on dansait en piaffant et en levant les pieds
en menant une ronde monotone
Dans la salle régnait la joie et le bien-être
qu’une musique forte et aigre transperçait
jeunes et vieux rivalisaient dans la danse et les chansons
Je pensais à ce qui est autrement à l’enracinement
au déclin des cultures à leur force nouvelle
à la nation et au peuple à l’Europe unie
qui anima qui créa qui comprit
toutes ces leçons des peuples familles religions
qui divisa ces mêmes gens
qui distingua leur enfance de l’amour et la mort
sous les mêmes nuages les mêmes vents et montagnes
qui fut le premier et le dernier à faire des hommes des ennemis
vivant tous ainsi dans des huttes tels des grêlons
dans des villes pluvieuses et encrassées de suie
2.
Sur un banc public à Sovietsk – autrefois Tilsit
une femme vieillissante en robe et manteau slave
répétait ces mots : « Vous n’êtes pas des Polonais
vous les Allemands avez brûlé ma famille dans l’église orthodoxe
mais il est temps de revivre pour vivre mieux »
A Marino autrefois Arnau une vieille femme contre une haie
dans un manteau sale appuyé sur une badine
comme s’il s’agissait du bâton de Moïse criait :
« Les Allemands ont été bons pour moi ! »
L’église du quatorzième siècle rongée par le gel
criblée de balles trouée de pores poilus bombardée de fumier
de restes de pneus de barbelés de ciment des poubelles du communisme
grenier à blé abandonné au toit de fibrociment
avec ses machines rouillées sous les yeux caves des cloches
Il y avait autrefois ici des fresques aux murs
chevaliers heaumes insolites vierges
mais à présent la tour est branlante et prête à respirer la chute
prête comme autrefois à respirer l’air pour voir au loin
Platitude des champs d’herbes folles et de cratères
de mots dans le cloaque quotidien du tracteur couvert de sueur oubliée
et un nid propre de cigognes
sur un mât rachitique de pierres
et des enfants assis sur les marches des monuments aux morts
ou sur les cryptes tombales des commandants
et des pasteurs sur les marches en béton du seuil des boutiques
Seule la Baltique est infinie et sage
et cache en elle des tonnes de ferraille d’uranium et de cadavres
des mains d’armures des Prussiens et des Lituaniens
ambre superstitions livres engloutis de Herder et de Kant
la mer brillante au soleil se heurte au polygone
à la croix d’Adalbert et au maigre cordon littoral
et inonde l’histoire de l’humanité
Des villages dévastés des villes appauvries
recouvertes de la poussière des monuments de Lénine et des Soldats Inconnus
« Cette terre n’est pas la nôtre et c’est pourtant là que je suis né »
- dit une femme blonde du musée de Kaliningrad
en regardant les maquettes des batailles et de la cathédrale en ruine
et l’abri de béton en pleine ville
qui devait remplacer le château de l’ordre Teutonique
A qui est cette terre cet air de malheur
qui anima qui créa qui divisa
tous ces peuples ce malheur ces espaces
Qui décida du souvenir de l’oubli du mensonge
qui fut le premier ici à faire du mal à l’homme
qui commua qui rejeta une langue une terre
3.
Tours des églises cachées dans les feuillages
Tuiles rouges et grises des petites maisons
Bretagne de granit presqu’île glissant vers l’océan
Kaliningrad aride glissant vers le sable de la Baltique
Sainte Varmie glissant sur les collines vers la mer
anciens peuples enracinés peuples déportés épaves
qui fut le premier et qui sera le dernier homme
qui commua qui rejeta une langue une terre
qui divisa tous ces gens identiques
vivant tous ainsi dans les huttes tels des grêlons
dans des villes pluvieuses et encrassées de suie.
Traduit du polonais par Frédérique Laurent
In, Kazimierz Brakoniecki « Poèmes du Nord »
Editions Folle Avoine, 35137 Bédée, 1999
Du même auteur :
Dithyrambe / Dytyramb (07/01/2014)
Fugacité / Przemijanie (07/01/2015)
Armor, Poèmes de l’Atlantique / Armor, Wiersze atlantyckie (I- IX) (07/01/2016)
Souvenance (07/01/2017)
Varmie (07/01/2019)
Sur la route de Pont-Aven / Na drozde do Pont-Aven (07/01/2020)
Armor, Poèmes de l’Atlantique / Armor, Wiersze atlantyckie (X – XVIII) (07/01/2021)
Intangible (07/01/2022)
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