Hugo von Hofmannsthal (1874 – 1929) : Tercets sur la mortalité / Terzinen über vergänglichkeit
I
Je sens encore son souffle sur mes joues :
Comment peut-il se faire que ces proches journées
Soient enfuies, à jamais, entièrement passées ?
C’est une chose que personne ne médite
Pleinement, bien trop cruelle pour qu’on se plaigne :
Que tout s’écoule et glisse et disparaît.
Et que mon propre Moi ait glissé, sans nul frein,
De moi-même depuis la prime enfance
Comme un chien inconnu et muet, inquiétant,
Et puis : qu’il y a cent ans, j’aie déjà été,
Et que mes aïeux, aujourd’hui dans leur linceul,
Me soient parents comme ma propre chevelure,
Si unis à moi que ma propre chevelure.
II
Les heures ! où nous avons les yeux perdus
Dans le bleu pâle de la mer et comprenons la mort,
D’un cœur si léger, solennel et impavide,
Comme ces petites filles, qui ont l’ait très pâles,
Avec leurs grands yeux et qui ont toujours froid,
Et qui muettes un soir regardent devant elles
Et savent que la vie s’écoule maintenant
De leurs membres ivres de sommeil dans les arbres
Et l’herbe, silencieusement, et prennent avec un sourire
Eteint des airs de sainte qui répand son sang.
III
Nous sommes faits de ce dont on fait tous les rêves,
Et les rêves ouvrent grands soudain les yeux
Comme de petits enfants sous les cerisiers,
Où la pleine lune vient commencer dans le feuillage
Sa course d’or pâli à travers la grande nuit.
… Nos rêves ne surgissent pas autrement,
Ils sont là et ils vivent comme un enfant qui rit,
Guère moins grands dans leur venue et leur départ
Qu’une pleine lune éveillée du haut des arbres.
Le plus intime est grand ouvert à leur tissage :
Comme des mains d’esprits dans un espace enclos
Ils sont en nous et y ont toujours vie.
Et trois font un : un homme, une chose, et un rêve.
IV
Parfois en rêve des femmes jamais aimées
Viennent à notre rencontre comme petites filles,
Et de les voir nous émeut, indiciblement,
Comme si avec nous sur des chemins lointains
Un soir elles s‘étaient longuement promenées,
Tandis que les sommets des grands arbres respirent
Et qu’il en tombe odeurs, et nuit, et peur intime,
Et qu’au long du chemin, du nôtre, de l’obscur
Resplendissent dans le couchant les mares muettes
Et scintillent, miroirs de nostalgie, comme en rêve
Et qu’à toutes les paroles discrètes, à chaque flottement
De l’air du soir et qu’à la première brillance de l’étoile
Les âmes, telles des sœurs, tressaillent au plus profond,
Et sont tristes et emplies de gloire triomphante
Devant l’intuition profonde qui saisit
La grande vie, et sa magnificence, et sa rigueur.
Traduit de l’allemand par Jean-Pierre Lefebvre
In, « Anthologie bilingue de la poésie allemande »
Editions Gallimard (La Pléiade),1995
Sur la fragilité des choses
I
Je sens encore leur souffle sur mes joues :
Comment cela se peut-il, que ces jours proches
Se soient enfuis, et pour toujours enfuis, à jamais évanouis ?
Voilà une chose que nul ne comprend tout à fait,
Bien trop affreuse pour que l’on songe à déplorer
Que tout s’écoule et se précipite au néant.
Et que mon propre Moi, auquel rien n’est obstacle,
Se soit enfui à tout jamais d’un jeune enfant,
Et me soit devenu comme un chien, inquiétant, étranger et muet.
Et puis : que j’aie vécu il y a cent ans aussi
Et que mes ancêtres, qui sont dans leur linceul,
Soient aussi proches de moi que ma propre chevelure
Et soient un avec moi, autant que ma propre chevelure.
II
O ces heures ! où, sur la clarté bleue de la mer,
Nous fixons nos regards et comprenons la mort,
D’un cœur si léger et si solennel, et sans effroi :
Comme de petites filles qui paraissent très pâles,
Avec de grands yeux, et qui toujours ont froid,
Qui par un soir, regardent devant elles en silence
Et savent qu’à présent la vie s’écoule doucement
De leurs membres ivres de sommeil
Parmi l’herbe et les arbres, et qui se parent d’un faible sourire
Comme une sainte qui verse son sang
III
Nous sommes de la même étoffe que les songes (1),
Et les songes ouvrent leurs yeux, pareils
A de petits enfants sous des cerisiers
De la cime desquels la course d’or pâle
De la pleine lune s’élève à travers la vaste nuit.
... Ce n’est pas autrement que surgissent nos songes.
Les voici, ils sont vivants comme un enfant qui rit,
Aussi grands, qu’ils montent ou descendent dans l’air,
Que la pleine lune, éveillée de la cime des arbres.
Le plus intime de nous-mêmes est livré au va-et-vient
De leurs mains de spectres qui tissent dans l’espace encombré.
Ils sont en nous et ils ont vie à tout jamais.
Et trois font un : un homme, une chose, un songe.
(1) Shakespeare, The Tempest, IV, 1, v. 156-157 : « We are such stuff / As dreams are made on » (Prospero)
IV
Parfois viennent à nous des femmes que nul n’a jamais aimées
En rêve, à notre rencontre, pareilles à de petites filles,
Et elles sont indiciblement émouvantes à voir,
Comme si avec nous sur de lointaines routes
Elles avaient par un soir de jadis longuement cheminé.
Cependant les cimes s’agitent en respirant,
De la vapeur tombe sur elles, et la nuit, et l’angoisse
Et, le long du chemin, de notre chemin, l’obscur,
Dans la clarté du soir les étangs silencieux resplendissent,
Miroirs de notre nostalgie, ils scintillent comme en rêve
Et à toutes les paroles murmurées, à tout le flottement
De l’air du soir et au premier éclat des étoiles
Les âmes, ces sœurs, profondément tressaillent
Et s’affligent, et s’emplissent d’une gloire triomphante,
Émue par le profond pressentiment qui comprend la grandeur de la vie,
Et sa splendeur, et son austérité.
Traduit de l’allemand par Jean-Yves Masson
In, revue « Po&sie, N°44 »
Belin éditeur, 1988
Du même auteur : Une aventure / Erlebnis (12/02/2015)
Terzinen über vergänglichkeit
I
Noch spür ich ihren Atem auf den Wangen:
Wie kann das sein, daß diese nahen Tage
Fort sind, für immer fort, und ganz vergangen?
Dies ist ein Ding, das keiner voll aussinnt,
Und viel zu grauenvoll, als daß man klage:
Daß alles gleitet und vorüberrinnt.
Und daß mein eignes Ich, durch nichts gehemmt,
Herüberglitt aus einem kleinen Kind
Mir wie ein Hund unheimlich stumm und fremd.
Dann: daß ich auch vor hundert Jahren war
Und meine Ahnen, die im Totenhemd,
Mit mir verwandt sind wie mein eignes Haar,
So eins mit mir als wie mein eignes Haar.
II
Die Stunden! wo wir auf das helle Blauen
Des Meeres starren und den Tod verstehn,
So leicht und feierlich und ohne Grauen,
Wie kleine Mädchen, die sehr blaß aussehn,
Mit großen Augen, und die immer frieren,
An einem Abend stumm vor sich hinsehn
Und wissen, daß das Leben jetzt aus ihren
Schlaftrunknen Gliedern still hinüberfließt
In Bäum' und Gras, und sich matt lächelnd zieren
Wie eine Heilige, die ihr Blut vergießt.
III
Wir sind aus solchem Zeug, wie das zu Träumen,
Und Träume schlagen so die Augen auf
Wie kleine Kinder unter Kirschenbäumen,
Aus deren Krone den blaßgoldnen Lauf
Der Vollmond anhebt durch die große Nacht.
... Nicht anders tauchen unsre Träume auf,
Sind da und leben wie ein Kind, das lacht,
Nicht minder groß im Auf- und Niederschweben
Als Vollmond, aus Baumkronen aufgewacht.
Das Innerste ist offen ihrem Weben;
Wie Geisterhände in versperrtem Raum
Sind sie in uns und haben immer Leben.
Und drei sind Eins: ein Mensch, ein Ding, ein Traum.
IV
Zuweilen kommen niegeliebte Frauen
Im Traum als kleine Mädchen uns entgegen
Und sind unsäglich rührend anzuschauen,
Als wären sie mit uns auf fernen Wegen
Einmal an einem Abend lang gegangen,
Indes die Wipfel atmend sich bewegen
Und Duft herunterfällt und Nacht und Bangen,
Und längs des Weges, unsres Wegs, des dunkeln,
Im Abendschein die stummen Weiher prangen
Und, Spiegel unsrer Sehnsucht, traumhaft funkeln,
Und allen leisen Worten, allem Schweben
Der Abendluft und erstem Sternefunkeln
Die Seelen schwesterlich und tief erbeben
Und traurig sind und voll Triumphgepränge
Vor tiefer Ahnung, die das große Leben
Begreift und seine Herrlichkeit und Strenge.
Poème précédent en allemand :
Novalis : « Quand ce ne seront plus les nombres et les figures » / « Wenn nicht mehr Zahlen und Figuren » (01/02/2016)
Poème suivant en allemand :
Friedrich Hölderlin (1770 – 1843) :Ainsi Ménon pleurait Diotima /Menons Klagen um Diotima (14/02/2016)