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Le bar à poèmes
12 février 2016

Hugo von Hofmannsthal (1874 – 1929) : Tercets sur la mortalité / Terzinen über vergänglichkeit

 

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I

Je sens encore son souffle sur mes joues :

Comment peut-il se faire que ces proches journées

Soient enfuies, à jamais, entièrement passées ?

 

C’est une chose que personne ne médite

Pleinement, bien trop cruelle pour qu’on se plaigne :

Que tout s’écoule et glisse et disparaît.

 

Et que mon propre Moi ait glissé, sans nul frein,

De moi-même depuis la prime enfance

Comme un chien inconnu et muet, inquiétant,

 

Et puis : qu’il y a cent ans, j’aie déjà été,

Et que mes aïeux, aujourd’hui dans leur linceul,

Me soient parents comme ma propre chevelure,

 

Si unis à moi que ma propre chevelure.        

 

II

Les heures ! où nous avons les yeux perdus

Dans le bleu pâle de la mer et comprenons la mort,

D’un cœur si léger, solennel et impavide,

 

Comme ces petites filles, qui ont l’ait très pâles,

Avec leurs grands yeux et qui ont toujours froid,

Et qui muettes un soir regardent devant elles

 

Et savent que la vie s’écoule maintenant

De leurs membres ivres de sommeil dans les arbres

Et l’herbe, silencieusement, et prennent avec un sourire

 

Eteint des airs de sainte qui répand son sang.

 

 

III

Nous sommes faits de ce dont on fait tous les rêves,

Et les rêves ouvrent grands soudain les yeux

Comme de petits enfants sous les cerisiers,

 

Où la pleine lune vient commencer dans le feuillage

Sa course d’or pâli à travers la grande nuit.

… Nos rêves ne surgissent pas autrement,

 

Ils sont là et ils vivent comme un enfant qui rit,

Guère moins grands dans leur venue et leur départ

Qu’une pleine lune éveillée du haut des arbres.

 

Le plus intime est grand ouvert à leur tissage :

Comme des mains d’esprits dans un espace enclos

Ils sont en nous et y ont toujours vie.

 

Et trois font un : un homme, une chose, et un rêve.

 

IV

Parfois en rêve des femmes jamais aimées

Viennent à notre rencontre comme petites filles,

Et de les voir nous émeut, indiciblement, 

 

Comme si avec nous sur des chemins lointains

Un soir elles s‘étaient longuement promenées,

Tandis que les sommets des grands arbres respirent

 

Et qu’il en tombe odeurs, et nuit, et peur intime,

Et qu’au long du chemin, du nôtre, de l’obscur

Resplendissent dans le couchant les mares muettes

 

Et scintillent, miroirs de nostalgie, comme en rêve

Et qu’à toutes les paroles discrètes, à chaque flottement

De l’air du soir et qu’à la première brillance de l’étoile

 

Les âmes, telles des sœurs, tressaillent au plus profond,

Et sont tristes et emplies de gloire triomphante

Devant l’intuition profonde qui saisit

 

La grande vie, et sa magnificence, et sa rigueur.

 

 Traduit de l’allemand par Jean-Pierre Lefebvre

In, « Anthologie bilingue de la poésie allemande »

Editions Gallimard (La Pléiade),1995

 

Sur la fragilité des choses

 

I

Je sens encore leur souffle sur mes joues :

Comment cela se peut-il, que ces jours proches

Se soient enfuis, et pour toujours enfuis, à jamais évanouis ?

 

Voilà une chose que nul ne comprend tout à fait,

Bien trop affreuse pour que l’on songe à déplorer

Que tout s’écoule et se précipite au néant.

 

Et que mon propre Moi, auquel rien n’est obstacle,

Se soit enfui à tout jamais d’un jeune enfant,

Et me soit devenu comme un chien, inquiétant, étranger et muet.

 

Et puis : que j’aie vécu il y a cent ans aussi

Et que mes ancêtres, qui sont dans leur linceul,

Soient aussi proches de moi que ma propre chevelure

 

Et soient un avec moi, autant que ma propre chevelure.

 

II

O ces heures ! où, sur la clarté bleue de la mer,

Nous fixons nos regards et comprenons la mort,

D’un cœur si léger et si solennel, et sans effroi :

 

Comme de petites filles qui paraissent très pâles,

Avec de grands yeux, et qui toujours ont froid,

Qui par un soir, regardent devant elles en silence

 

Et savent qu’à présent la vie s’écoule doucement

De leurs membres ivres de sommeil

Parmi l’herbe et les arbres, et qui se parent d’un faible sourire

 

Comme une sainte qui verse son sang

 

III

Nous sommes de la même étoffe que les songes (1),

Et les songes ouvrent leurs yeux, pareils

A de petits enfants sous des cerisiers

 

De la cime desquels la course d’or pâle

De la pleine lune s’élève à travers la vaste nuit.

... Ce n’est pas autrement que surgissent nos songes.

 

Les voici, ils sont vivants comme un enfant qui rit,

Aussi grands, qu’ils montent ou descendent dans l’air,

Que la pleine lune, éveillée de la cime des arbres.

 

Le plus intime de nous-mêmes est livré au va-et-vient

De leurs mains de spectres qui tissent dans l’espace encombré.

Ils sont en nous et ils ont vie à tout jamais.

 

Et trois font un : un homme, une chose, un songe.

 

(1)    Shakespeare, The Tempest, IV, 1, v. 156-157 : « We are such stuff / As dreams are made on » (Prospero)

 

IV

Parfois viennent à nous des femmes que nul n’a jamais aimées

En rêve, à notre rencontre, pareilles à de petites filles,

Et elles sont indiciblement émouvantes à voir,

 

Comme si avec nous sur de lointaines routes

Elles avaient par un soir de jadis longuement cheminé.

Cependant les cimes s’agitent en respirant,

 

De la vapeur tombe sur elles, et la nuit, et l’angoisse

Et, le long du chemin, de notre chemin, l’obscur,

Dans la clarté du soir les étangs silencieux resplendissent,

 

Miroirs de notre nostalgie, ils scintillent comme en rêve

Et à toutes les paroles murmurées, à tout le flottement

De l’air du soir et au premier éclat des étoiles

 

Les âmes, ces sœurs, profondément tressaillent

Et s’affligent, et s’emplissent d’une gloire triomphante,

Émue par le profond pressentiment qui comprend la grandeur de la vie,

 

Et sa splendeur, et son austérité.

 

 

Traduit de l’allemand par Jean-Yves Masson

In, revue « Po&sie, N°44 »

Belin éditeur, 1988

Du même auteur : Une aventure / Erlebnis (12/02/2015)

 

 

Terzinen über vergänglichkeit
                            

 I

Noch spür ich ihren Atem auf den Wangen:

Wie kann das sein, daß diese nahen Tage

Fort sind, für immer fort, und ganz vergangen?

 

Dies ist ein Ding, das keiner voll aussinnt, 

Und viel zu grauenvoll, als daß man klage: 

Daß alles gleitet und vorüberrinnt.

 

Und daß mein eignes Ich, durch nichts gehemmt,

Herüberglitt aus einem kleinen Kind

Mir wie ein Hund unheimlich stumm und fremd.

 

 

Dann: daß ich auch vor hundert Jahren war 

Und meine Ahnen, die im Totenhemd,

Mit mir verwandt sind wie mein eignes Haar,

 

So eins mit mir als wie mein eignes Haar.



                         II


Die Stunden! wo wir auf das helle Blauen 

Des Meeres starren und den Tod verstehn,

So leicht und feierlich und ohne Grauen,

 

Wie kleine Mädchen, die sehr blaß aussehn,

Mit großen Augen, und die immer frieren,

An einem Abend stumm vor sich hinsehn

 

 

Und wissen, daß das Leben jetzt aus ihren

Schlaftrunknen Gliedern still hinüberfließt

In Bäum' und Gras, und sich matt lächelnd zieren

 

Wie eine Heilige, die ihr Blut vergießt.
  

                         III

 

Wir sind aus solchem Zeug, wie das zu Träumen, 

Und Träume schlagen so die Augen auf 

Wie kleine Kinder unter Kirschenbäumen,

 

Aus deren Krone den blaßgoldnen Lauf

Der Vollmond anhebt durch die große Nacht.

... Nicht anders tauchen unsre Träume auf,

 

 

Sind da und leben wie ein Kind, das lacht,

Nicht minder groß im Auf- und Niederschweben

Als Vollmond, aus Baumkronen aufgewacht.

 

Das Innerste ist offen ihrem Weben;

Wie Geisterhände in versperrtem Raum 

Sind sie in uns und haben immer Leben.

 

Und drei sind Eins: ein Mensch, ein Ding, ein Traum.


 

                         IV


Zuweilen kommen niegeliebte Frauen

Im Traum als kleine Mädchen uns entgegen

Und sind unsäglich rührend anzuschauen,

 

 

Als wären sie mit uns auf fernen Wegen 

Einmal an einem Abend lang gegangen,

Indes die Wipfel atmend sich bewegen

 

Und Duft herunterfällt und Nacht und Bangen,

Und längs des Weges, unsres Wegs, des dunkeln, 

Im Abendschein die stummen Weiher prangen

 

Und, Spiegel unsrer Sehnsucht, traumhaft funkeln,

Und allen leisen Worten, allem Schweben

Der Abendluft und erstem Sternefunkeln

 

Die Seelen schwesterlich und tief erbeben 

Und traurig sind und voll Triumphgepränge

Vor tiefer Ahnung, die das große Leben

 

Begreift und seine Herrlichkeit und Strenge.

 

Poème précédent en allemand :

Novalis : « Quand ce ne seront plus les nombres et les figures » / « Wenn nicht mehr Zahlen und Figuren » (01/02/2016)

 Poème suivant en allemand :

Friedrich Hölderlin (1770 – 1843) :Ainsi Ménon pleurait Diotima /Menons Klagen um Diotima (14/02/2016)

 

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