Jean-Paul Hameury (1933 – 2009) : L’herbe haute
L’herbe haute
Il y eut tout un temps
ces poignées de fleurs fauves
dans les bras et la bouche
et la démarche sûre
de qui aurait enfin trouvé
l’or rêvé de l’enfance
Oui il y eut l’aube insistante
ce goût d’aube toujours
comme une eau toujours fraîche.
Mais ce désir aux dents
de retenir ce qui s’en va !
Aujourd’hui les aubes
une à une s’abîment
dans les eaux mortes
du siècle nain.
La poussière sur les visages
ne s’efface pas.
On ne saurait l’ôter.
Il faut la faire sienne la boire
comme boivent aux mares
les bêtes assoiffées.
Ni orage ni foudre
seulement l’échine courbe du siècle
le pas plus lent
au long des années successives
les sentiers de plus en plus étroits
les haies de plus en plus profuses
et les jardins les bouches
désormais sans voix.
Il arrive que le peu
qui reste
nous soit encore ôté.
Dans la lumière menacée
il n’y a plus que les eaux
les vents insaisissables.
On cherche un dernier visage
un dernier regard
tissant dans l’air
les tendres mailles des adieux.
Mais cela aussi s’en va
avec les étoiles qui passent
et tombent
hors de la mémoire.
Ce qui demeurait
la parole
bientôt n’est plus
que paille sans usage.
Nous sera-t-il donné quelque jour
de dresser les mots
sur cette terre
comme bannières de paix et de flammes
dans la lumière des matins ?
Parler conduira-t-il enfin
où l’âme depuis toujours
veut boire ?
Après tout ce temps
consacré à l’attente
est-il possible encore
qu’au détour du chemin
sur l’épaule brève d’un talus
soit cueillie aux lèvres des mauves
un peu de lumière ?
Nous allumons les lampes
et tentons de surprendre
les vois étouffées des choses
peu à peu recouvertes par la buée du temps
ces voix qui nous diraient peut-être
comment il est possible
de reposer ainsi dans l’espace
aussi sûrement qu’aile d’oiseau
sur les couches de l’air
comment il est possible
de demeurer serein devant les nuits
comment les cris le sang
peuvent se muer en douce écume
et les plaies devenir
avec le temps
ces lèvres de grès tendre.
Comme si nos terres parfois
pouvaient être les leurs
elles semblent bouger un peu
elles semblent vouloir se rapprocher
mais – pure matière poreuse
traversée par les astres –
elles se contentent d’être là.
Et nos mains n’atteignent jamais en elles
qu’une douteuse fraternité ?
L’herbe est si haute désormais
que tout chemin s’est dissipé.
Ni sentes ni horizon
seulement la toile dure du ciel :
nuages défaits
lumière furtive.
Quant d’autres croient pouvoir
déchiffrer des signes
et nommer des présences
je ne sais qu’emprunter les coulées libres
creusées dans les halliers
par des bêtes san nom.
Les bêtes autrefois
s’arrêtaient dans les clairières
et demeuraient là longtemps
signes lumineux
sur des pavillons d’or.
Mesurées patientes
elles ne sont i dans l’obscur
et leur absence aujourd’hui
brûle mes yeux.
Est-ce là vivre ?
Et nous nous arrêtons
pour contempler les grèves
des années lointaines.
Qui pourrait nous assurer
qu’il y eut bien là
une sorte de bonheur
une vie ni meilleure
ni pire que les autres
mais une vie
et que ce feu vite étouffé
a cependant compté ?
Quant à ces sables
restant à parcourir
devant-nous songer à y tracer
a thing of beauty *
ou devons-nous sans poids
sans ombre
les oublier ?
Rien n‘est loin
et ce qui s’étend invisible
au-delà des regards
est au coeur de notre être
feu ignoré au cœur
de la forêt obscure.
Insensé en quête d’abri
tournant le dos à la patrie première
nous quittons la maison et marchons
vers des lueurs douteuses.
Qu’il nous semble devoir
ajouter à cette clarté
nous fait sur ces bords
laisser traces sombres.
Et d’autres viendront
d’autres indéfiniment
tremblant d’effroi comme nous
sur les chemins illuminés.
Descendons plutôt vers la mer
à travers les prairies heureuses
où toute chose sans éclat
offre sa splendeur nue.
à la mémoire d’Ossip Mandelstam
S’il te fallait demain rejoindre
ceux-là dont on a arraché la langue
si à ton tour tu devenais pantin aveugle
et ombre sans mémoire
peut-être alors trouverais-tu les mots
qui te manquent aujourd’hui pour dire
combien demeurait la lumière
dans ce pauvre monde étranglé.
* John Keats - Endymion
Le chemin du fleuve
Editions Folle Avoine, 35850 Romillé, 1985
Du même auteur :
Ithaque et après (I) (16/09/2014)
Ithaque et après (II) (08/01/2020)
« Nous avons beau fermement tenir... » (08/01/2021)
L’Obscur (08/01/2022)
Passages (08/01/2023)
L’Autre Rive (08/01/2024)