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Le bar à poèmes
8 janvier 2025

Jean-Paul Hameury (1933 – 2009) : L’herbe haute

 

L’herbe haute

 

Il y eut tout un temps

ces poignées de fleurs fauves

dans les bras et la bouche

et la démarche sûre

de qui aurait enfin trouvé

l’or rêvé de l’enfance

 

Oui il y eut l’aube insistante

ce goût d’aube toujours

comme une eau toujours fraîche.

 

Mais ce désir aux dents

de retenir ce qui s’en va !

 

Aujourd’hui les aubes

une à une s’abîment

dans les eaux mortes

du siècle nain.

 

 

La poussière sur les visages

ne s’efface pas.

On ne saurait l’ôter.

Il faut la faire sienne la boire

comme boivent aux mares

les bêtes assoiffées.

 

 

Ni orage ni foudre

seulement l’échine courbe du siècle

le pas plus lent

au long des années successives

les sentiers de plus en plus étroits

les haies de plus en plus profuses

et les jardins les bouches

désormais sans voix.

 

 

Il arrive que le peu

qui reste

nous soit encore ôté.

Dans la lumière menacée

il n’y a plus que les eaux

les vents insaisissables.

 

On cherche un dernier visage

un dernier regard

tissant dans l’air

les tendres mailles des adieux.

 

Mais cela aussi s’en va

avec les étoiles qui passent

et tombent

hors de la mémoire.

 

Ce qui demeurait

la parole

bientôt n’est plus

que paille sans usage.

 

 

Nous sera-t-il donné quelque jour

de dresser les mots

sur cette terre

comme bannières de paix et de flammes

dans la lumière des matins ?

 

Parler conduira-t-il enfin

où l’âme depuis toujours

veut boire ?

 

 

Après tout ce temps

consacré à l’attente

est-il possible encore

qu’au détour du chemin

sur l’épaule brève d’un talus

soit cueillie aux lèvres des mauves

un peu de lumière ?

 

 

Nous allumons les lampes

et tentons de surprendre

les vois étouffées des choses

peu à peu recouvertes par la buée du temps

ces voix qui nous diraient peut-être

comment il est possible

de reposer ainsi dans l’espace

aussi sûrement qu’aile d’oiseau

sur les couches de l’air

comment il est possible

de demeurer serein devant les nuits

comment les cris le sang

peuvent se muer en douce écume

et les plaies devenir

avec le temps

ces lèvres de grès tendre.

 

Comme si nos terres parfois

pouvaient être les leurs

elles semblent bouger un peu

elles semblent vouloir se rapprocher

mais – pure matière poreuse

traversée par les astres –

elles se contentent d’être là.

Et nos mains n’atteignent jamais en elles

qu’une douteuse fraternité ?

 

 

L’herbe est si haute désormais

que tout chemin s’est dissipé.

Ni sentes ni horizon

seulement la toile dure du ciel :

nuages défaits

lumière furtive.

 

Quant d’autres croient pouvoir

déchiffrer des signes

et nommer des présences

je ne sais qu’emprunter les coulées libres

creusées dans les halliers

par des bêtes san nom.

 

 

Les bêtes autrefois

s’arrêtaient dans les clairières

et demeuraient là longtemps

signes lumineux

sur des pavillons d’or.

 

Mesurées patientes

elles ne sont i dans l’obscur

et leur absence aujourd’hui

brûle mes yeux.

 

 

Est-ce là vivre ?

Et nous nous arrêtons

pour contempler les grèves

des années lointaines.

 

Qui pourrait nous assurer

qu’il y eut bien là

une sorte de bonheur

une vie ni meilleure

ni pire que les autres

mais une vie

et que ce feu vite étouffé

a cependant compté ?

 

Quant à ces sables

restant à parcourir

devant-nous songer à y tracer

a thing of beauty *

ou devons-nous sans poids

sans ombre

les oublier ?

 

 

Rien  n‘est loin

et ce qui s’étend invisible

au-delà des regards

est au coeur de notre être

feu ignoré au cœur

de la forêt obscure.

 

Insensé en quête d’abri

tournant le dos à la patrie première

nous quittons la maison et marchons

vers des lueurs douteuses.

 

 

Qu’il nous semble devoir

ajouter à cette clarté

nous fait sur ces bords

laisser traces sombres.

 

Et d’autres viendront

d’autres indéfiniment

tremblant d’effroi comme nous

sur les chemins illuminés.

 

Descendons plutôt vers la mer

à travers les prairies heureuses

où toute chose sans éclat

offre sa splendeur nue.

 

à la mémoire d’Ossip Mandelstam

 

S’il te fallait demain rejoindre

ceux-là dont on a arraché la langue

si à ton tour tu devenais pantin aveugle

et ombre sans mémoire

peut-être alors trouverais-tu les mots

qui te manquent aujourd’hui pour dire

combien demeurait la lumière

dans ce pauvre monde étranglé.

 

* John Keats - Endymion

 

 

Le chemin du fleuve

Editions Folle Avoine, 35850 Romillé, 1985

Du même auteur :

Ithaque et après (I) (16/09/2014)

Ithaque et après (II) (08/01/2020)

« Nous avons beau fermement tenir... » (08/01/2021)

L’Obscur (08/01/2022)

Passages (08/01/2023)

L’Autre Rive (08/01/2024)

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