Debora Vogel (1900 – 1942) : Figures
Figures
I
Quand les jours ne peuvent plus être autres
que tels quels
le rectangle est la figure de notre vie.
Le rectangle est l’âme de douce monotonie :
quand il y a une seule rue pour tous les jours
commençant dans la maison où l’on demeure
et prenant fin dans cette même maison
quand le soleil est de l’autre côté.
Le rectangle est l’âme du renoncement :
un train gris de wagons passe le long de gares avec une seule lanterne à pétrole,
des pots gris et bleus surmontent des murs de chaux verts,
un pot gris, un bleu, un gris...
A travers les rues où fleurit le brouillard
coulent des voitures avec bidons de lait
et dans les demeures restent sur place murs et tables
et parmi murs et tables des figures aux yeux vitreux.
II
Mais le carré n’erre pas
dans le triste lointain
d’une seule rue.
Le carré insère la vie entière
dans les blocs de plomb des jours
déjà perdus depuis le commencement, depuis toujours.
On peut rester dans la maison où l‘on demeure
car rien ne peut arriver
dans la maison prochaine.
A quoi bon aller dans une autre rue :
une surface carrée de douce monotonie
est la vie, est le monde.
III
Tout autour de la ville tourne une rue pâle
dans cette pâle rue circulaire
circulent dames en bleu messieurs en noir
toutes les maisons sont égales dans cette rue
circulaire.
A quoi bon aller dans le triste lointain
d’une rue circulaire
quand dans chaque maison se produit tout
ce qui peut être.
Et peut venir la rencontre
et une prochaine...
La ville est l’âme du cercle.
Le cercle est un corps fatigué
qui a renoncé à attendre
les mille choses multicolores
qui devraient se produire.
La maison grise dans la première rue et la prochaine
est la chose la plus colorée
de toutes les destinées inconnues dans les rues lointaines.
IV
Parfois un pot de fer rond
est aussi triste q’un homme pétri d’ennui.
Dans tant de maisons des servantes briquent de grands carrelages
et des soldats en bleu défilent dans les rues
et sur les soldats de raides uniformes
et sur les bleus uniformes des soldats
quatre luisants boutons ronds.
Dans les vitrines de tristes poupées de papier mâché
présentent des robes couleur bleuet
et de souriantes poupées de porcelaine
exposent des cheveux ondulés,
trois centimètres de large chaque onde,
comme de tôle noire et de tôle jaune.
Et des tramways rouges et bleus
ramènent des passagers fatigués
dans la plate maison où l’on demeure
chacun sous son numéro.
Première station. Deuxième station. Troisième.
Rue Grande... Rue Longue.. Rue du Parc...
Rue du Parc... Rue Longue... Rue Grande...
Première station. Deuxième station. Troisième.
Une grande sphère d’entière égalité
est la vie
est le monde.
V
Parmi de pathétiques corps de plomb gris
qui ne désirent plus rien
l’ellipse est le seul corps
qui attend encore des rencontres dans les rues de la ville.
L’ellipse, la comprennent les planètes errantes
et tous les humains solitaires
qui ont renoncé à attendre.
L’ellipse est la nostalgie de l’espace
et le lointain coloré des astres.
Et quand tout est déjà perdu
alors on doit peut-être retourner
vers la triste nostalgie des ellipses
qui désirent toujours quelque chose.
Il est tant de jours dans le vaste espace.
Tant de gens. Tant de choses inconnues.
Une grande voie va d’un jour à l’autre :
la fantastique voie du renoncement.
Traduit du Yiddish par Batia Baum
In, : Debora Vogel : « Figures du jour & Mannequins »
Editions La Barque, 35000 Rennes, 2023
De la même autrice : Chansons à boire (03/11/2023)