Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le bar à poèmes
3 novembre 2024

Debora Vogel (1900 – 1942) : Figures

 

Figures

 

I

Quand les jours ne peuvent plus être autres

que tels quels 

le rectangle est la figure de notre vie.

 

Le rectangle est l’âme de douce monotonie :

quand il y a une seule rue pour tous les jours

commençant dans la  maison où l’on demeure

et prenant fin dans cette même maison

quand le soleil est de l’autre côté.

Le rectangle est l’âme du renoncement :

un train gris de wagons passe le long de gares avec une seule lanterne à pétrole,

des pots gris et bleus surmontent des murs de chaux verts,

un pot gris, un bleu, un gris...

A travers les rues où fleurit le brouillard

coulent des voitures avec bidons de lait

et dans les demeures restent sur place murs et tables

et parmi murs et tables des figures aux yeux vitreux.

 

II

Mais le carré n’erre pas

dans le triste lointain

d’une seule rue.

 

Le carré insère la vie entière

dans les blocs de plomb des jours

déjà perdus depuis le commencement, depuis toujours.

 

On peut rester dans la maison où l‘on demeure

car rien ne peut arriver

dans la maison prochaine.

 

A quoi bon aller dans une autre rue :

une surface carrée de douce monotonie

est la vie, est le monde.

 

III

Tout autour de la ville tourne une rue pâle

dans cette pâle rue circulaire

circulent dames en bleu messieurs en noir

toutes les maisons sont égales dans cette rue

circulaire.

 

A quoi bon aller dans le triste lointain

d’une rue circulaire

quand dans chaque maison se produit tout

ce qui peut être.

 

Et peut venir la rencontre

et une prochaine...

 

La ville est l’âme du cercle.

Le cercle est un corps fatigué

qui a renoncé à attendre

les mille choses multicolores

qui devraient se produire.

 

La maison grise dans la première rue et la prochaine

est la chose la plus colorée

de toutes les destinées inconnues dans les rues lointaines.

 

IV

Parfois un pot de fer rond

est aussi triste q’un homme pétri d’ennui.

 

Dans tant de maisons des servantes briquent de grands carrelages

et des soldats en bleu défilent dans les rues

et sur les soldats de raides uniformes

et sur les bleus uniformes des soldats

quatre luisants boutons ronds.

 

Dans les vitrines de tristes poupées de papier mâché

présentent des robes couleur bleuet

et de souriantes poupées de porcelaine

exposent des cheveux ondulés,

trois centimètres de large chaque onde,

comme de tôle noire et de tôle jaune.

 

Et des tramways rouges et bleus

ramènent des passagers fatigués

dans la plate maison où l’on demeure

chacun sous son numéro.

 

Première station. Deuxième station. Troisième.

Rue Grande... Rue Longue.. Rue du Parc...

Rue du Parc... Rue Longue... Rue Grande...

Première station. Deuxième station. Troisième.

 

Une grande sphère d’entière égalité

est la vie

est le monde.

 

V

Parmi de pathétiques corps de plomb gris

qui ne désirent plus rien

l’ellipse est le seul corps

qui attend encore des rencontres dans les rues de la ville.

 

L’ellipse, la comprennent les planètes errantes

et tous les humains solitaires

qui ont renoncé à attendre.

 

L’ellipse est la nostalgie de l’espace

et le lointain coloré des astres.

 

Et quand tout est déjà perdu

alors on doit peut-être retourner

vers la triste nostalgie des ellipses

qui désirent toujours quelque chose.

 

Il est tant de jours dans le vaste espace.

Tant de gens. Tant de choses inconnues.

Une grande voie va d’un jour à l’autre :

la fantastique voie du renoncement.

 

 

Traduit du Yiddish par Batia Baum

In, : Debora Vogel : « Figures du jour & Mannequins »

Editions La Barque, 35000 Rennes, 2023   

De la même autrice : Chansons à boire (03/11/2023)

 

Commentaires
Le bar à poèmes
Archives
Newsletter
106 abonnés