Debora Vogel (1900 – 1942) : Chansons à boire
Chansons à boire
(1930 – 1932)
CHANSON A BOIRE I
Maintenant le temps est venu
venu le temps des chansons à boire
car nous sommes tristes à mourir.
Que peut-on faire
quand nous enlace la tristesse
tel un corail aux mille bras
de ce côté et de l’autre côté
que peut-on faire...
quand on ne peut vivre sans les gens
er ne peux vivre avec eux !
On doit s’asseoir autour de tables,
les femmes s’habiller de souple velours
les hommes tendre des lèvres ardentes
et des mains caressant de tristes mains.
Et poser sur la table des verres de cristal :
des verres d’ambre frais, de rouges perles de corail –
et se plonger dans ce sirupeux breuvage,
breuvage de raisins et de baisers.
Et rien de plus
ne plus rien faire
car que peut-on faire de plus...
CHANSON A BOIRE II
Attendre.
Attendre que dans la première rue et la deuxième rue
fleurissent jaune et rouge les fenêtres des maisons.
Attendre.
Attendre que de tristes fenêtres
disparaissent derrière de lourds rideaux.
Combien de destinées se jouent à présent
derrière de jaunes carreaux de fenêtres.
Combien impuissantes et tristes
et à jamais perdues.
Dans toutes les demeures
derrière tous les carreaux de fenêtres éclairés
sont assis des gens devant tables et murs
et il n’arrive rien dans les demeures
et c’est tout ce qui peut se passer.
De lointaines rues du monde entier
sont maintenant revenues d’humaines destinées
dans la demeure où l’on habite.
Maintenant est venu le temps des chansons à boire
car rien ne peut plus venir des rues.
CHANSON A BOIRE III
Notre chanson à boire est triste.
Comme la vie. Comme la mort.
Que alors
quand rien n’arrive du grand nombre de rues
et que tout devient égal
de ce qui arrive.
Quand rien n’arrive
un an et deux ans et trois ans
doit-on répéter tous les jours et cent fois
une impuissante chanson à la vie :
que peut-il arriver de plus,
quoi de plus
que le châtaignier cuivré tous les automnes
que des hommes ordinaires dans des rues banales
dans des demeures banales avec murs et tables
que peut-il arriver de plus,
Quand tout est délicat et très précieux
comme transparente et odorante porcelaine :
car attend la froide terre espace de deux mètres
car attend le rien, attend la mort.
Les rues vides sont plus pleines de couleur que le rien
et tout ce qui arrive est plus
que le rien, que la mort.
Chantons une chanson de vin à la vie
qui est triste comme la mort.
CHANSON A BOIRE IV
Et le jour doit être passé en cent rues,
être arpentées les rues de toutes les villes
par des centaines de pieds fatigués.
Alors seulement on peut chanter une saison à boire :
seulement maintenant.
Quand on ne doit plus rien vouloir.
Allons allumer de jaunes lampes,
les lampes on peut les éteindre quand on veut,
et nous préparer par une mousseuse chanson à boire
au jour prochain qui va venir
qui n’est pas encore dissipé ni perdu
en lequel quelque chose peut encore advenir...
Demain la ronde lanterne du soleil
va de nouveau nous compter
encore un jour déjà perdu. Et une vie
en laquelle il n’arrive jamais rien...
CHANSON A BOIRE V
A présent préparons une chanson
pour l’heure la plus triste de la nuit :
quand de froids astres-soleils pâlissent
quand le vin doux tarit dans les verres rouges
et l’on s’éteint lentement. Comme une lune. Comme un soleil rouge.
De pure fatigue.
Que nous reste-t-il de plus dans la vie
que ce qui est pareil à la mort :
comme le jour et la nuit et le jour.
Fermons les yeux et allons.
Allons deux fois par jour et cent fois
dans les maisons aux quelques mesures de gris
dans les maisons où il n’arrive rien...
Et serrons ferme les bras au corps.
N’envoyons pas des mains inutiles
dans les rues où l’on ne pourra jamais,
chaque fois – rien trouver...
Buvons la dernière heure jusqu’au bout :
bientôt va venir l’espace jaune et les rues
où l’on doit toujours vouloir quelque chose
toujours...
CHANSON A BOIRE VI
Maintenant soupire une dernière fois la nuit
du doux bruissement du sommeil de pavot.
Préparons-nous à la tristesse
de tout ce qui peut arriver en un jour
par une danse.
La sixième chanson à boire bue
au bleu bocal de la nuit
s’appelle danse de rectangles.
Une fois un pas. Une fois un pas. Encore une fois...
Et en droite ligne, couple par couple...
Et à nouveau deux pas en diagonale –
et retour : une fois un pas. Une fois un pas. Encore une fois.
Doux sont les raides rectangles
et ne se ferment jamais d’un rideau de tôle
par le tesson d’une plainte : pas de çà...
Par le grincement d’un mot : à quoi bon...
De rouges verres-soleils à la main,
l’éclat métallique de vêtements guindés
et le tintement de verre se propagent longtemps
d’une salle de bal à l’autre salle...
Une fois un pas... Une fois un pas...
Et maintenant se disperser en silence dans la salle
comme de rouges feuilles d’automne fanées –
qui se souvient des années perdues...
Une fois un pas... Une fois un pas... Encore une fois...
Première rue, deuxième rue, troisième rue...
Première demeure avec tables et murs...
Deuxième demeure avec quatre murs plats...
Soleil rouge d’un côté des maisons, de l’autre côté...
Que peut-il encore arriver de plus, quoi de plus...
Doux sont les raides rectangles.
MOTIF D’AUTOMNE I
Une fois de plus s’ouvrent les rues
sur des perspectives de fantastiques destinées
et promettent tout. Une fois de plus.
Et l’on se lance dans les rues
toutes les voies sont comme un seule voie
et l’on ne peut sortir de cette rue
ni de cette lase compagnie :
Réverbères qui cachent le dernier flamboiement d’attente
sous le sourire d’indifférentes lèvres de verre
et vont un à un, qu’importe vers où...
Et arbres orgueilleux à l’incompréhensible
coloris de grande lassitude...
Et tramways retournant au dépôt...
Et l’on finit par s’imprégner de l’humeur
de cette mélancolique compagnie
en ce salon d’automne cuivré :
la lassitude de choses perdues.
Tombent les feuilles. Feuilles lasses.
Feuilles rouges, feuilles jaunes.
MOTIF D’AUTOMNE II
Maintenant plus rien ne va venir.
On ne doit plus rien attendre
tout devient inutile et pour personne.
Sur les soirs se déploie
un long rouleau de précieux tissu de mélancolie
brodé de motifs de choses perdues.
Et de vastes nuits bleu marine sont encore constellées
de lointaines lunes chatoyant de choses inconnues
qui peuvent peut-être encore venir. Peut-être.
Mais dans les rues de parchemin qui ne sont plus pour personne
se réduisent à rien les choses jamais advenues :
fantômes colorés sur des coulisses de grise attente.
Devant les fenêtres se dressent des châtaigniers de rouge rouille.
Sentent la cire. Le rouge cire des choses
déjà perdues depuis le début, pour toujours.
BROUILLARD D’AUTOMNE
Aujourd’hui est déjà inutile la grisaille
le doux brouillard, le tapis de pluie :
les feuilles sont déjà de rouille mouillée sur les trottoirs.
Les feuilles ne pendent plus sur les arbres
en attente de fantaisies de cuivre –
il y a une semaine encore étaient utiles les doux brouillards.
Désormais tout ce qui arrive est inutile.
Comme après coup. Et comme pure imitation de la vie
pleine d’incertaines feuilles jaune topaze.
Et il ne faut pas s’embarquer dans des choses
car tout est déjà perdu depuis le début
tout arrive trop tard et sans certitude...
VERS D’AMOUR 1920
1
Ils se sont rencontrés en un temps
où personne ne peut vivre sans un autre
Ils ont dû se quitter.
2
Et ça devait arriver ainsi :
Ils se sont rencontrés en un temps
où l’être ne sait pas encore, inexpérimenté,
ce qu’un autre être peut lui donner
et veut tout sans savoir quoi
et veut de lui la vie
3
S’aimer l’un l’autre et s’appartenir
survit rarement à vivre ensemble.
Ecoutez pourquoi
un jour vous aimerez :
Les amants veulent donner plus et prendre plus
qu’il n’est permis et possible dans la vie.
4
Passant, ne pleure jamais
une amante perdue ou
un amant perdu :
un long chemin de perte
va de par le monde
il est tant de jours dans la vie, tant de femmes, tant d’hommes.
CHANSON D’AMOUR
Tu es tranquille et lent
comme un long train de flottage
qui transporte d’odorants sapins
d’une montagne aux brumes bleues
vers une lointaine ville aux mille lanternes
par les jours de soleils jaunes
par les jours de ciels gris.
Tu es triste comme un train de bois
tranquille et triste comme le bonheur.
Avec toi les années vont passer
qui se souvient des années perdues...
INSCRIPTION SUR UNE STELE
A la mémoire de Judith Moltz
Celle qui gît ici sous cette stèle
ne s’est jamais occupée
des choses colorées de la vie.
Qu’est-ce que la vie...
Dans un cadre anguleux gisaient ses jours
simples comme des stèles.
La vie est lourde de pure grisaille,
Qu’est-ce que la vie...
CHAUSSURES
A la mémoire de mon père
Les premières gouttes de jaune tumulte tombent dans les rues
tombent de rouges fleurs de marronnier
et de blanches fleurs de pommier. Et soupirent.
Des oiseaux voguent.
Bientôt les gens mettront leurs chaussures,
Chaussures noires, chaussures marron...
Beaucoup d’entre elles
Descendront la rue Zólkiewska
Jusqu’au bas de la rue Bernstein...
Ni ses pieds ne lui appartiennent plus
ni le corps à la paire de pieds sans chaussures.
Mais sous le lit il reste,
presque marchant encore, deux chaussures noires
aux mille rides de visage
et deux talons éculés abandonnés :
deux chaussures de cuir noires usées de marcher
qui connaissent par coeur les pavés de Zólkiewska.
Traduit du Yiddish par Batia Baum
In, : Debora Vogel : « Figures du jour & Mannequins »
Editions La Barque, 35000 Rennes, 2023
De la même autrice : Figures (03/11/2024)