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Le bar à poèmes
4 novembre 2024

Benjamin Fondane / Fundoianu (1898 – 1944) : Le psaume du lépreux

© Man Ray

 

Le psaume du lépreux

 

« Or, le lépreux chez qui l’affection est constatée, doit avoir

les vêtements déchirés, la tête découverte, s’envelopper

jusqu’à la moustache et crier : IMPUR !... IMPUR !...Tant

qu’il gardera cette plaie, il est impur, parce qu’elle est

impure ;il sera isolé, sa demeure sera hors du camp. »

Lévitique, XIII, 45-46

 

L’aube

a rafraîchi les sources dans les auges

a lavé la gorge des merles au bois

a creusé avec une charrue neuve le champ à labourer,

a placé derrière la charrue les hommes,

et a mis dans les palmiers tant de flammes,

on dirait que dans chaque palmier tu es,

on dirait que dans chaque palmier tu es, Dieu !

 

Je voudrais – foudroyé – tomber devant toi,

toi qui n’as ni commencement ni fin,

Et je voudrais

t’embrasser là dans les palmiers et dans les flammes –

mais j’ai si peur de souiller ta terre,

ou tes pures herbes folles,

ou les vers dans les crevasses,

ou les choses faites de lumière, toutes,

qu’en six jours tu avais créées.

Car mon corps éclate de pustules –

et de mes joues,

des croûtes violacées laissent couler du pus

et mon oeil qui s’est vidé de son regard –

et mon bras qui repose sur la massue.

 

Je suis le bourbier où coassent les crapauds

plein d’écrevisses et de sangsues puantes

et qui séchant sous le soleil, devient soufre.

Et mon âme aussi, crapaud qui s’ennuie,

coasse, ô mon Dieu, vers toi.

 

Ah, si tu étais comme moi, Dieu !

Ah, si tu étais lépreux comme mo

et que ta peau se couvre de pustules

que tes yeux se vident de la lumière en larmes...

Si tu pouvais pleurer à la tombée du soir

quand les bêtes rentrent de la rivière,

quand les hommes rentrent aussi du champ

quand il n’y a personne pour apaiser tes pleurs...

Si toi aussi tu te mettais en route, misérable...

 

Les chiens osseux te presseraient contre les haies

Les passants t’éviteraient

La synagogue ne te laisserait pas prier

Les filles, aux hanches dures, près des fontaines,

cracheraient, dégoûtées, dans leurs seins blancs

et les enfants qui te priaient

« Gloire à toi, Dieu, qui a créé

la terre et tous les êtres »,

iraient tous cracher ton éthérique visage

et te chasseraient avec des pierres.

Oui, Dieu, si tu étais lépreux comme moi,

avec des pierres on te chasserait.

Or qu’ai-je fait pour que je sois puni

comme les crapauds galeux

comment ai-je pêché

pour que les chiens se ruent sur moi

et que les synagogues se ferment devant mes pas

et même tes fils me jettent la pierre

alors que les filles aux hanches dures

me tournent, effrayées, le dos.

 

De grâce, Seigneur, aie pitié,

et, si tu peux, sauve-moi de cette lèpre,

laisse-moi une étincelle vive

qui brûle en moi comme dans l’huile

rien qu’une étincelle comme celle d’une fourmi ou d’une sauterelle.

Je le sais, Seigneur,

toi, tu es sain, car le lépreux c’est moi –

et j’étais ton égal, sortant du non-être –

ma prosternation t’apporte la gloire,

mon non-savoir est ton savoir

et ma faiblesse te donne le pouvoir

et de ma saleté naît ta lumière.

 

Laisse-moi les pleurs des feuilles tremblantes,

Toi, qui fis de moi un nid de vipères -

Toi, qui me fis lépreux –

Toi, qui semas la haine en mon âme –

Toi, qui me voulus bête

des tanières puantes dans les bois,

toute seule dans son malheur...

Tu ne veux pas que je sois le jeune arbre,

si fort, au bord des rivières.

 

Ce fut ta volonté que je sois sans taudis

et dans la synagogue ne puisse entrer

que je n’aie pas d’enfants

et aucune fille, aux hanches dures, au seuil de ma porte

pas même un chien à ameuter

quand passent les lépreux couverts de croûtes.

 

Mais veuille écouter mon vœu,

que mon corps reste immonde

mais donne-moi la mort des humains.

Et lorsque pourrissant dans la nuit,

ami des vers terreux,

je serai dans les futurs germes de blé

quand je serai mort d’une mort humaine

et que je ne souillerai plus ta terre,

je ne souillerai plus tes herbes folles – si pures,

ni toutes les choses

en six jours créées – dans les Ecritures –

Lorsque vers toi je viendrai, Seigneur,

et que mon pus sera ma sève,

ah, pour le péché d’avoir été lépreux –

Seigneur, rends-moi justice –

et ceux qui me jetèrent leur haine au visage –

(haine des forts envers les faibles) –

ah, ne les jette pas dans les flammes

ah, ne les soumets pas au supplice,

mais fais venir tous les hommes

(ceux des champs et ceux des synagogues)

tous les passants qui évitèrent mes pas

et les enfants qui me jetèrent la pierre,

et les chiens qui ne purent pas me déchirer –

Seigneur, fais qu’ils renaissent,

qu’ils vivent encore une vie dans notre monde ;

et afin qu’ils comprennent tous ce que le bonheur est –

fais qu’ils soient tous lépreux.

 

Oui, afin qu’ils comprennent ce qu’est le bonheur,

fais, ô Seigneur, qu’ils soient tous lépreux,

Qu’ils marchent ensemble, chiens, hommes, femmes vieilles

et les enfants qui jetaient la pierre.-

 

Mais pardonne aux filles dont la hanche

est blanche comme le lait – aux seins de lait,

car elles aucun mal ne voulurent me faire.

Elles étaient sans savoir ce qu’elles faisaient,

et même si elles me fuyaient,

je m’arrêtais sur ma route –

pour embrasser la trace de leurs pieds

                                                                               1917

 

 

Traduit du roumain par Marlena Braester

in, Revue « Europe, N° 827 Mars 1998 »

Du même auteur :

Ulysse (04/11/2015)

Le mal des fantômes (04/11/2016)

                                                                     L’Exode  - Super Flumina Babylonis  (04/11/2017)

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