Benjamin Fondane / Fundoianu (1898 – 1944) : Le psaume du lépreux
© Man Ray
Le psaume du lépreux
« Or, le lépreux chez qui l’affection est constatée, doit avoir
les vêtements déchirés, la tête découverte, s’envelopper
jusqu’à la moustache et crier : IMPUR !... IMPUR !...Tant
qu’il gardera cette plaie, il est impur, parce qu’elle est
impure ;il sera isolé, sa demeure sera hors du camp. »
Lévitique, XIII, 45-46
L’aube
a rafraîchi les sources dans les auges
a lavé la gorge des merles au bois
a creusé avec une charrue neuve le champ à labourer,
a placé derrière la charrue les hommes,
et a mis dans les palmiers tant de flammes,
on dirait que dans chaque palmier tu es,
on dirait que dans chaque palmier tu es, Dieu !
Je voudrais – foudroyé – tomber devant toi,
toi qui n’as ni commencement ni fin,
Et je voudrais
t’embrasser là dans les palmiers et dans les flammes –
mais j’ai si peur de souiller ta terre,
ou tes pures herbes folles,
ou les vers dans les crevasses,
ou les choses faites de lumière, toutes,
qu’en six jours tu avais créées.
Car mon corps éclate de pustules –
et de mes joues,
des croûtes violacées laissent couler du pus
et mon oeil qui s’est vidé de son regard –
et mon bras qui repose sur la massue.
Je suis le bourbier où coassent les crapauds
plein d’écrevisses et de sangsues puantes
et qui séchant sous le soleil, devient soufre.
Et mon âme aussi, crapaud qui s’ennuie,
coasse, ô mon Dieu, vers toi.
Ah, si tu étais comme moi, Dieu !
Ah, si tu étais lépreux comme mo
et que ta peau se couvre de pustules
que tes yeux se vident de la lumière en larmes...
Si tu pouvais pleurer à la tombée du soir
quand les bêtes rentrent de la rivière,
quand les hommes rentrent aussi du champ
quand il n’y a personne pour apaiser tes pleurs...
Si toi aussi tu te mettais en route, misérable...
Les chiens osseux te presseraient contre les haies
Les passants t’éviteraient
La synagogue ne te laisserait pas prier
Les filles, aux hanches dures, près des fontaines,
cracheraient, dégoûtées, dans leurs seins blancs
et les enfants qui te priaient
« Gloire à toi, Dieu, qui a créé
la terre et tous les êtres »,
iraient tous cracher ton éthérique visage
et te chasseraient avec des pierres.
Oui, Dieu, si tu étais lépreux comme moi,
avec des pierres on te chasserait.
Or qu’ai-je fait pour que je sois puni
comme les crapauds galeux
comment ai-je pêché
pour que les chiens se ruent sur moi
et que les synagogues se ferment devant mes pas
et même tes fils me jettent la pierre
alors que les filles aux hanches dures
me tournent, effrayées, le dos.
De grâce, Seigneur, aie pitié,
et, si tu peux, sauve-moi de cette lèpre,
laisse-moi une étincelle vive
qui brûle en moi comme dans l’huile
rien qu’une étincelle comme celle d’une fourmi ou d’une sauterelle.
Je le sais, Seigneur,
toi, tu es sain, car le lépreux c’est moi –
et j’étais ton égal, sortant du non-être –
ma prosternation t’apporte la gloire,
mon non-savoir est ton savoir
et ma faiblesse te donne le pouvoir
et de ma saleté naît ta lumière.
Laisse-moi les pleurs des feuilles tremblantes,
Toi, qui fis de moi un nid de vipères -
Toi, qui me fis lépreux –
Toi, qui semas la haine en mon âme –
Toi, qui me voulus bête
des tanières puantes dans les bois,
toute seule dans son malheur...
Tu ne veux pas que je sois le jeune arbre,
si fort, au bord des rivières.
Ce fut ta volonté que je sois sans taudis
et dans la synagogue ne puisse entrer
que je n’aie pas d’enfants
et aucune fille, aux hanches dures, au seuil de ma porte
pas même un chien à ameuter
quand passent les lépreux couverts de croûtes.
Mais veuille écouter mon vœu,
que mon corps reste immonde
mais donne-moi la mort des humains.
Et lorsque pourrissant dans la nuit,
ami des vers terreux,
je serai dans les futurs germes de blé
quand je serai mort d’une mort humaine
et que je ne souillerai plus ta terre,
je ne souillerai plus tes herbes folles – si pures,
ni toutes les choses
en six jours créées – dans les Ecritures –
Lorsque vers toi je viendrai, Seigneur,
et que mon pus sera ma sève,
ah, pour le péché d’avoir été lépreux –
Seigneur, rends-moi justice –
et ceux qui me jetèrent leur haine au visage –
(haine des forts envers les faibles) –
ah, ne les jette pas dans les flammes
ah, ne les soumets pas au supplice,
mais fais venir tous les hommes
(ceux des champs et ceux des synagogues)
tous les passants qui évitèrent mes pas
et les enfants qui me jetèrent la pierre,
et les chiens qui ne purent pas me déchirer –
Seigneur, fais qu’ils renaissent,
qu’ils vivent encore une vie dans notre monde ;
et afin qu’ils comprennent tous ce que le bonheur est –
fais qu’ils soient tous lépreux.
Oui, afin qu’ils comprennent ce qu’est le bonheur,
fais, ô Seigneur, qu’ils soient tous lépreux,
Qu’ils marchent ensemble, chiens, hommes, femmes vieilles
et les enfants qui jetaient la pierre.-
Mais pardonne aux filles dont la hanche
est blanche comme le lait – aux seins de lait,
car elles aucun mal ne voulurent me faire.
Elles étaient sans savoir ce qu’elles faisaient,
et même si elles me fuyaient,
je m’arrêtais sur ma route –
pour embrasser la trace de leurs pieds
1917
Traduit du roumain par Marlena Braester
in, Revue « Europe, N° 827 Mars 1998 »
Du même auteur :
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