Inger Christensen (1935 – 2009) : La vallée des papillons
Un requiem
I
Voici l’envol des papillons du monde
poussière coloriée du corps chaud de la terre,
cinabre et or et ocre et jaune phosphore,
une nuée de matière chimique soulevée.
Ce scintillement ailé est-il une bande
d’atomes lumineux dans une vison rêvée ?
Est-ce l’heure d’été imaginaire de l’enfance
éclatée comme en éclairs alternés ?
Non, c’est l’ange de la lumière qui se déguise
en Apollon, Mnémosyne noire, en Cuivré,
en Sphinx des peupliers, en Machaon porte-queue.
De ma raison voilée je les perçois
comme plumes légères de l’édredon brumeux
dans la chaleur de la vallée de Brajcino.
II
Dans la chaleur de la vallée de Brajcino.
où toute mémoire s’effrite, où tout
dans la rencontre entre plantes et lumière
d’abord sans parfum se transforme en parfum.
Je marche à reculons de feuille à feuille,
les pose sur les orties de mon enfance,
le plus divin des pièges de la nature
captant ce qui s’en va comme passent les jours.
Là, dans mon cocon, se trouve l’Amiral
d’abord chenille vert tendre, il se mue,
vorace, en ce qu’on nomme esprit
afin de, comme d’autres papillons d’été
faire remonter la pourpre dense de la vie
depuis l’amère grotte souterraine.
III
Depuis l’amère grotte souterraine
ou la première vermine onirique
et cette cruauté que l’on aime cacher
tapissent les abîmes de l’esprit,
voici monter Morphée, Sphinx tête de mort,
tous ceux qui montrent leur côté crépusculaire
et m’enseignent à quel point il est doux
de tomber dans le gris et ressembler à Dieu.
La Piéride du chou dans un pré à Vejle
une âme immaculée qui au miroir des ailes
signale en son dessin la vanité des choses,
que cherche-t-elle dans cet air sinistre ?
Est-ce le chagrin par ma vie dépassé
que les buissons recouvrent de parfums ?
IV
Que les buissons recouvrent de parfums,
une déraison sauvage et labyrinthique,
quand les racines des fleurs se plongent
dans ce qui est pourri, plein de poils et d’ombre,
l’envol du papillon peut recouvrir
sa sujétion au simple corps d’insecte,
son envol fait croire que c’est une fleur
et non pas cette tempête d’images sérielles,
comme si une Phalène, un Bombyx, une Xanthie
faisant pirouetter le symbole des couleurs,
nous lançaient une énigme censée dissimuler
que le seul espoir de l’âme au-delà de tout
n’est autre que la symétrie du deuil
comme Azuré d’Icare, Amiral et Morio.
V
Comme Azuré d’Icare, Amiral et Morio.
dans le système périodique des couleurs
parviennent à hisser la terre en diadème
grâce à une infime goutte de nectar,
comme en la claire insouciance des couleurs
en lavande, en pourpre et en noir lignite,
les papillons enchâssent les cachettes du deuil
tant que leur vie de bonheur soit trop brève,
leur trompe de papillon sait aspirer
le monde comme dans une fable d’images,
aussi légers comme pour l’envol d’une caresse,
quand toute lueur d’amour est consumée
seuls circulent les feux de la beauté, de la peur
comme Paon du jour, Paon de nuit, ils volent.
VI
Comme Paon du jour, Paon de nuit, ils volent,
je crois marcher dans le jardin du paradis,
tandis que le jardin s’enfonce dans le néant
et que les mots, qu’autrefois je sus écrire,
se décomposent tous en faux leucomes
Robert-le-Diable, Chiffre et Arlequin,
ces mots trompeurs, nuits couleur de silex,
transforment la lumière du jour en clair de lune.
Ici on trouve les groseilliers, épines noires,
qui, peu importe les mots que tu avales, allègent,
comme les papillons le souvenir de vivre.
Faut-il me transformer en chrysalide
devant tout ce qu’Arlequin nous montre
en faisant miroiter au sot de l’univers ?
VII
En faisant miroiter au sot de l’univers
que d’autres mondes aussi existent ailleurs
où les dieux peuvent et crier et aboyer
et nous traiter en jeux de dés fortuits,
rappelle-moi ce jour d’été à Skagen
quand l’Azuré pendant l’accouplement
voletait tout le jour comme lambeaux de ciel
un écho d’azur du golfe de Jammer,
tandis que dans le sable nous gisions
aussi nombreux qu’on peut l’être à deux
les éléments du corps se mélangeaient
avec la terre qui tient du ciel et de la mer,
deux êtres qui se confièrent l’un à l’autre
une vie qui ne s’en ira pas comme ça.
VIII
Une vie qui ne s’en ira pas comme ça.
Et si dans tout ce qui fut créé par l’homme,
l’ultime bond égoïste de la nature,
l’on doit se voir en ce qui d’avance est perdu,
voir la plus petite parcelle de l’amour,
du bonheur, comme par un processus absurde,
se confondre avec l’image de l’homme
comme l’herbe, tout comme l’herbe des tombeaux.
Que faire avec la Carte géographique ?
Son envergure ouvre l’atlas classique,
nous rappelant ces chimères de souvenirs
que nous baisons comme les icônes des morts
avec le goût du baiser de la mort qui nous les arracha.
D’où vient l’étrange magie de cette rencontre ?
IX
D’où vient l’étrange magie de cette rencontre ?
Mon cerveau gris pâle embrase-t-il
à lui seul toutes les couleurs du spectre
comme autre chose que les papillons que je vis ?
Je vis l’Aurore, aux pointes de paprika,
sa lueur grise et pâle de savane,
la migration des chardonnerets, en droite
ligne depuis l’Afrique aux terres hivernales.
Je vis le bassin d’un Géomètre,
les bords sombres des petites demi-lunes,
placées à tire-d’aile de l’univers.
Ce que je vis n’était pas que visions étourdies
comme un cerveau seul peut les mélanger
aux doux mensonges, un brin de quiétude.
X
Aux doux mensonges, un brin de quiétude
en une lueur duvetée de jade et d’émeraude,
les chenilles Grand Mars elles-mêmes nues,
imitent parfaitement les feuilles du saule.
Je les vis manger leur propre image
qui fut ensuite repliée en chrysalide
puis suspendue pour ressembler à ce qu’elle signifie,
une feuille parmi les feuilles dans une étendue.
Mais si le papillon par son langage images
survit mieux en faisant le voleur,
pourquoi dès lors serais-je, moi, moins sage,
si l’angoisse du vide peut être apaisée
juste en nommant papillons les âmes
éphémères visions des regrettés défunts ?
XI
Ephémères visions des regrettés défunts,
le papillon de l’aubépine qui plane
comme un nuage blanc teinté de traces
de bouquets rouges tissés par la lumière,
grand-mère au jardin qu’enlacent les milliers
de bras des giroflées, asters et gypsophiles,
mon père qui m’enseigna les premiers noms
de ce qui doit ramper avant de disparaître
pénètrent avec moi dans la vallée des papillons
où tout n’existe que de ce côté, où même
les morts entendent le rossignol, son chant
possède une pulsation étrange, mélancolique
qui va de nulle souffrance à la souffrance,
mon oreille répond d’un tintement secret.
XII
Mon oreille répond d’un tintement secret,
mon œil par son regard introverti,
mon cœur le sait, je ne suis pas personne
mais il répond d’un pincement familier.
Je me répète dans toutes les Arpenteuses
un soir de novembre dans la chênaie,
elles reflètent la lumière de la lune
en faisant le soleil dans la nuit la plus noire.
Je me reflète dans leur sommeil de pupe
d’où sans pitié elles seront libérées, au sommet
du besoin dans les salons du gel,
et de ce que mes yeux je vois, le regard
errant du miroir n’est pas seulement la mort,
c’est la mort qui de ses propres yeux.
XIII
C’est la mort qui de ses propres yeux
désire se voir en moi qui suis candide,
indigène lié a ce qu’il a seul acquis
son propre savoir de ce qu’on nomme vie.
Voilà pourquoi j’aime faire la Piéride
et fusionner les mots et phénomènes
je fais le Céladon afin de réunir
toutes les vies du monde en une seule.
Ainsi je peux répondre à la mort, au moment :
je fais l’Agreste, oserai-je espérer
être moi-même l’image d’un éternel été ?
J’entends très bien que tu m’appelles personne,
c’est moi pourtant, drapé en Tabac d’Espagne, qui
t’observe depuis l’aile du papillon.
XIV
T’observe depuis l’aile du papillon,
ce n’est qu’un peu d’écaille de papillon,
plus fin qu’un rien créé par personne,
réponse à la feuillée d’étoiles lointaines.
Tourbillon de lumière dans le vent d’été
comme lueurs de nacre, de glace et de feu,
comme tout ce qui vit dans la disparition
demeure soi-même et ne s’égare jamais.
Comme ce qui en Grand Cuivré, Grand Mars ou Azuré
transforme l’arc-en-ciel en papillons terrestres
dans l’onirique sphère visionnaire de la terre,
un poème porté par la Belle-Dame.
Je vois que la poussière se lève un peu,
voici l’envol des papillons du monde.
XV
Voici l’envol des papillons du monde
dans la chaleur de la vallée de Brajcino
depuis l’amère grotte souterraine
que les buissons recouvrent de parfums.
Comme Azuré d’Icare, Amiral et Morio.
comme Paon de jour, comme Paon de nuit, ils volent
en faisant miroiter au sot de l’univers
une vie qui ne s’en ira pas comme ça.
D’où vient l’étrange magie de cette rencontre
aux doux mensonge, un brin de quiétude,
éphémères visions des regrettés défunts ?
Mon oreille répond d’un tintement secret :
c’est la mort qui de ses propres yeux
t’observe depuis l’aile du papillon.
Traduit du danois par Janine et Karl Poulsen
In, « La Vallée des papillons, Alphabet et autres poèmes »
Editions Gallimard (Poésie), 2022
De la même autrice :
Lumière (21/02/2021)
Il (21/02/2022)
Le for intérieur (21/02/2023)