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Le bar à poèmes
20 février 2024

Inger Christensen (1935 – 2009) : La vallée des papillons

69-300x[1]

 

Un requiem

 

I

Voici l’envol des papillons du monde

poussière coloriée du corps chaud de la terre,

cinabre et or et ocre et jaune phosphore,

une nuée de matière chimique soulevée.

 

Ce scintillement ailé est-il une bande

d’atomes lumineux dans une vison rêvée ?

Est-ce l’heure d’été imaginaire de l’enfance

éclatée comme en éclairs alternés ?

 

Non, c’est l’ange de la lumière qui se déguise

en Apollon, Mnémosyne noire, en Cuivré,

en Sphinx des peupliers, en Machaon porte-queue.

 

De ma raison voilée je les perçois

comme plumes légères de l’édredon brumeux

dans la chaleur de la vallée de Brajcino.

 

II

Dans la chaleur de la vallée de Brajcino.

où toute mémoire s’effrite, où tout

dans la rencontre entre plantes et lumière

d’abord sans parfum se transforme en parfum.

 

Je marche à reculons de feuille à feuille,

les pose sur les orties de mon enfance,

le plus divin des pièges de la nature

captant ce qui s’en va comme passent les jours.

 

Là, dans mon cocon, se trouve l’Amiral

d’abord chenille vert tendre, il se mue,

vorace, en ce qu’on nomme esprit

 

afin de, comme d’autres papillons d’été

faire remonter la pourpre dense de la vie

depuis l’amère grotte souterraine.

 

III

Depuis l’amère grotte souterraine

ou la première vermine onirique

et cette cruauté que l’on aime cacher

tapissent les abîmes de l’esprit,

 

voici monter Morphée, Sphinx tête de mort,

tous ceux qui montrent leur côté crépusculaire

et m’enseignent à quel point il est doux

de tomber dans le gris et ressembler à Dieu.

 

La Piéride du chou dans un pré à Vejle

une âme immaculée qui au miroir des ailes

signale en son dessin la vanité des choses,

 

que cherche-t-elle dans cet air sinistre ?

Est-ce le chagrin par ma vie dépassé

que les buissons recouvrent de parfums ?

 

IV

Que les buissons recouvrent de parfums,

une déraison sauvage et labyrinthique,

quand les racines des fleurs se plongent

dans ce qui est pourri, plein de poils et d’ombre,

 

l’envol du papillon peut recouvrir

sa sujétion au simple corps d’insecte,

son envol fait croire que c’est une fleur

et non pas cette tempête d’images sérielles,

 

comme si une Phalène, un Bombyx, une Xanthie

faisant pirouetter le symbole des couleurs,

nous lançaient une énigme censée dissimuler

 

que le seul espoir de l’âme au-delà de tout

n’est autre que la symétrie du deuil

comme Azuré d’Icare, Amiral et Morio.

 

V

Comme Azuré d’Icare, Amiral et Morio.

dans le système périodique des couleurs

parviennent à hisser la terre en diadème

grâce à une infime goutte de nectar,

 

comme en la claire insouciance des couleurs

en lavande, en pourpre et en noir lignite,

les papillons enchâssent les cachettes du deuil

tant que leur vie de bonheur soit trop brève,

 

leur trompe de papillon sait aspirer

le monde comme dans une fable d’images,

aussi légers comme pour l’envol d’une caresse,

 

quand toute lueur d’amour est consumée

seuls circulent les feux de la beauté, de la peur

comme Paon du jour, Paon de nuit, ils volent.

 

VI

Comme Paon du jour, Paon de nuit, ils volent,

je crois marcher dans le jardin du paradis,

tandis que le jardin s’enfonce dans le néant

et que les mots, qu’autrefois je sus écrire,

 

se décomposent tous en faux leucomes

Robert-le-Diable, Chiffre et Arlequin,

ces mots trompeurs, nuits couleur de silex,

transforment la lumière du jour en clair de lune.

 

Ici on trouve les groseilliers, épines noires,

qui, peu  importe les mots que tu avales, allègent,

comme les papillons le souvenir de vivre.

 

Faut-il me transformer en chrysalide

devant tout ce qu’Arlequin nous montre

en faisant miroiter au sot de l’univers ?

 

VII

En faisant miroiter au sot de l’univers 

que d’autres mondes aussi existent ailleurs

où les dieux peuvent et crier et aboyer

et nous traiter en jeux de dés fortuits,

 

rappelle-moi ce jour d’été à Skagen

quand l’Azuré pendant l’accouplement

voletait tout le jour comme lambeaux de ciel

un écho d’azur du golfe de Jammer,

 

tandis que dans le sable nous gisions

aussi nombreux qu’on peut l’être à deux

les éléments du corps se mélangeaient

 

avec la terre qui tient du ciel et de la mer,

deux êtres qui se confièrent l’un à l’autre

une vie qui ne s’en ira pas comme ça.

 

VIII

Une vie qui ne s’en ira pas comme ça.

Et si dans tout ce qui fut créé par l’homme,

l’ultime bond égoïste de la nature,

l’on doit se voir en ce qui d’avance est perdu,

 

voir la plus petite parcelle de l’amour,

du bonheur, comme par un processus absurde,

se confondre avec l’image de l’homme

comme l’herbe, tout comme l’herbe des tombeaux.

 

Que faire avec la Carte géographique ?

Son envergure ouvre l’atlas classique,

nous rappelant ces chimères de souvenirs

 

que nous baisons comme les icônes des morts

avec le goût du baiser de la mort qui nous les arracha.

D’où vient l’étrange magie de cette rencontre ?

 

IX

D’où vient l’étrange magie de cette rencontre ?

Mon cerveau gris pâle embrase-t-il

à lui seul toutes les couleurs du spectre

comme autre chose que les papillons que je vis ?

 

Je vis l’Aurore, aux pointes de paprika,

sa lueur grise et pâle de savane,

la migration des chardonnerets, en droite

ligne depuis l’Afrique aux terres hivernales.

 

Je vis le bassin d’un Géomètre,

les bords sombres des petites demi-lunes,

placées à tire-d’aile de l’univers.

 

Ce que je vis n’était pas que visions étourdies

comme un cerveau seul peut les mélanger

aux doux mensonges, un brin de quiétude.

 

X

Aux doux mensonges, un brin de quiétude

en une lueur duvetée de jade et d’émeraude,

les chenilles Grand Mars elles-mêmes nues,

imitent parfaitement les feuilles du saule.

 

Je les vis manger leur propre image

qui fut ensuite repliée en chrysalide

puis suspendue pour ressembler à ce qu’elle signifie,

une feuille parmi les feuilles dans une étendue.

 

Mais si le papillon par son langage images

survit mieux en faisant le voleur,

pourquoi dès lors serais-je, moi, moins sage,

 

si l’angoisse du vide peut être apaisée

juste en nommant papillons les âmes

éphémères visions des regrettés défunts ?

 

XI

Ephémères visions des regrettés défunts,

le papillon de l’aubépine qui plane

comme un nuage blanc teinté de traces

de bouquets rouges tissés par la lumière,

 

grand-mère au jardin qu’enlacent les milliers

de bras des giroflées, asters et gypsophiles,

mon père qui m’enseigna les premiers noms

de ce qui doit ramper avant de disparaître

 

pénètrent avec moi dans la vallée des papillons

où tout n’existe que de ce côté, où même

les morts entendent le rossignol, son chant

 

possède une pulsation étrange, mélancolique

qui va de nulle souffrance à la souffrance,

mon oreille répond d’un tintement secret.

 

XII

Mon oreille répond d’un tintement secret,

mon œil par son regard introverti,

mon cœur le sait, je ne suis pas personne

mais il répond d’un pincement familier.

 

Je me répète dans toutes les Arpenteuses

un soir de novembre dans la chênaie,

elles reflètent la lumière de la lune

en faisant le soleil dans la nuit la plus noire.

 

Je me reflète dans leur sommeil de pupe

d’où sans pitié elles seront libérées, au sommet

du besoin dans les salons du gel,

 

et de ce que mes yeux je vois, le regard

errant du miroir n’est pas seulement la mort,

c’est la mort qui de ses propres yeux.

 

XIII

C’est la mort qui de ses propres yeux

désire se voir en moi qui suis candide,

indigène lié a ce qu’il a seul acquis

son propre savoir de ce qu’on nomme vie.

 

Voilà pourquoi j’aime faire la Piéride

et fusionner les mots et phénomènes

je fais le Céladon afin de réunir

toutes les vies du monde en une seule.

 

Ainsi je peux répondre à la mort, au moment :

je fais l’Agreste, oserai-je espérer

être moi-même l’image d’un éternel été ?

 

J’entends très bien que tu m’appelles personne,

c’est moi pourtant, drapé en Tabac d’Espagne, qui

t’observe depuis l’aile du papillon.

 

XIV

T’observe depuis l’aile du papillon,

ce n’est qu’un peu d’écaille de papillon,

plus fin qu’un rien créé par personne,

réponse à la feuillée d’étoiles lointaines.

 

Tourbillon de lumière dans le vent d’été

comme lueurs de nacre, de glace et de feu,

comme tout ce qui vit dans la disparition

demeure soi-même et ne s’égare jamais.

 

Comme ce qui en Grand Cuivré, Grand Mars ou Azuré

transforme l’arc-en-ciel en papillons terrestres

dans l’onirique sphère visionnaire de la terre,

 

un poème porté par la Belle-Dame.

Je vois que la poussière se lève un peu,

voici l’envol des papillons du monde.

 

XV

Voici l’envol des papillons du monde

dans la chaleur de la vallée de Brajcino

depuis l’amère grotte souterraine

que les buissons recouvrent de parfums.

 

Comme Azuré d’Icare, Amiral et Morio.

comme Paon de jour, comme Paon de nuit, ils volent

en faisant miroiter au sot de l’univers

une vie qui ne s’en ira pas comme ça.

 

D’où vient l’étrange magie de cette rencontre

aux doux mensonge, un brin de quiétude,

éphémères visions des regrettés défunts ?

 

Mon oreille répond d’un tintement secret :

c’est la mort qui de ses propres yeux

t’observe depuis l’aile du papillon.

 

 

Traduit du danois par Janine et Karl Poulsen

In, « La Vallée des papillons, Alphabet et autres poèmes »

Editions Gallimard (Poésie), 2022

De la même autrice :

Lumière (21/02/2021)

Il (21/02/2022)

Le for intérieur (21/02/2023)

 

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