Inger Christensen (1935 - 2009) : Lettre en Avril (I-III)
Photo : Inger Christensen interviewée par Dan Tschernia le 5 décembre 1969. Le mouvement ouvrier. Bibliothèque et Archives du mouvement Ouvrier
Lettre en Avril
Il y a les paysages que nous avons traversés et que nous avons habités et qui ont
rarement été les mêmes en même temps.
Il y a le transport par la conscience de ces paysages et leur transformation en un
espace sensible où des lieux très différents s’unissent.
Il y a notre travail avec les images les mots pour rapporter les choses à leur
paysage d’origine. Celui qui toujours a été le même en même temps
I
ooooo
Un matin tôt : arrivés
avant même d’être réveillés.
L’air est pâle et un peu frais
et froisse un peu sur la peau
comme une membrane d’humidité.
Nous parlons de la toile d’araignée
comment ça se tisse
et de la pluie lavant l’eau
pendant que nous dormions
pendant que nous roulions
sur la terre.
Nous voilà à la maison
dans le grain poussiéreux de l’allée
comme parmi les moineaux.
oooo
Cette cascade
d’images
est-ce vraiment une maison.
Est-ce vraiment nous
qui allons vivre
dans cette chute
à travers la foule
de dieux.
Vivre et mettre la table
et partager.
o
Je défais les valises,
quelques bijoux,
des jouets,
du papier,
les objets nécessaires,
nichés
dans le monde
pour un temps.
Et pendant que tu dessines
et dresse la carte
de continents entiers
entre le lit
et la table,
le labyrinthe tourne
dans sa suspension
et le fil
qui ne fait jamais sortir
et trouve un moment
dehors.
oo
Jaillissant subitement
la lumière nous voile
tout à fait.
Le soleil est rond
comme la pomme est verte
et ils montent et retombent.
ooo
Déjà dans la rue
l’argent serré
dans la main,
et le monde est une boulangerie blanche
où nous nous réveillons trop tôt
et rêvons trop tard
et où des courants de pensées
écrues et inutilisées
s’approchent au plus près de la vérité
longtemps avant d’être pensés.
II
ooo
Des pigeons inquiets partout
et la crainte du poème
qui, effrayé,
s’envole
au moindre
mouvement,
Je distribue des miettes
que les mots s’assoient
calmement.
Bientôt
rien
qu’une picorée
après la moindre
petite miette
de sens
sans phrase
et cruelle.;
Bientôt rien
qu’une paix régulière
violente.
oo
Jaillissant subitement
la lumière
s’étouffe
dans son cri
quand nous naissons.
Mais plus absurde
et beau
comme pour une image rémanente
de chagrin
les yeux écoutent
la lumière,
blanche et liquide
comme le lait.
Et, pendant que nous buvons,
nous entendons la soif
s’étancher.
ooooo
Sur la terrasse,
le crépuscule ouvre ses vannes
et tout se confond
avec soi-même.
Et tes questions
sur la toile d’araignée
et la pluie lavant l’eau,
peut-être
mais je ne sais pas
si la rosée se rappelle.
La rosée qui, l’été,
duvetait la toile si douce
comme seule une merveille peut l’être ;
apprit ce qu’est le travail,
que c’était comme ca,
comme le mot rosée
et autrement lu en miroir
le nom d’un dieu.
oooo
Tout remis
ce que j’ai pensé
et pardonné
au monde
de nouveau.
Cette maison
comme une coquille
de baisers affinée
et sans étonnement.
Seulement si sonore
comme un chuchotement
à travers la foule
de feuilles,
un tout autre endroit
sur un arbre
qu’un autre contemple
dans le lointain,
peut-être d’un bus
à l’arrêt.
o
Sinon hiver et été
et hiver encore
passé en compagnie
de quelque chose d’aussi simple
qu’une grenade
complètement
désincarnée
et qui ne dtr
rien.
Et pendant que tu dors
Et dresses la carte
de continents entiers
le long des berges
du fleuve sommeil
je défais la grenade
de son papier lilas
et la coupe
en deux.
Elle ressemble
à in autre cerveau
que le nôtre.
Qui sait
si la grenade
sait en elle-même
que son nom
est autre.
Qui sait
si mon nom
peut-être
est un autre
que moi.
Je pense
donc je suis une partie
du labyrinthe.
Verbiage consolateur
et espoir d’une issue.
Car il n’y a que le fleuve
et ses deux larges berges.
Sur l’une
récit, idylle
et l’esprit enragé
d’explication
et de fin.
Sur l’autre
la seule explication
qui s’étend
et qui s’étend
et qui s’étend
jusque
dans elle-même.
III
o
Ainsi le silence est si calme ici.
Un peu comme le bruit d’une ampoule
quand son filament brûle,
mais la lumière n’est pas allumée du tout.
Seuls le calme et la pluie de tout à l’heure
que mon oreille n’arrive pas à se rappeler,
distillée, datée
et désincarnée.
oooo
Seuls les restes d’un chuchotement électrique
dans la maison,
pendant que d’elle-même
la chambre s’arrête et attend
ma lettre.
Cher étonnement disparu,
je dois créer mon propre étonnement
ou rester soumise
à la même disparition
dans la langue
comme au plus tard dans la mort.
Sans comprendre
et sans comparer.
oooo
De nouveau dans la rue
et au-dessus de la porte une tête
la bouche béante
qui avale chaque mot
que l’on dit.
Et pendant que cette figure
badaude de pierre
nous regarde
avec la même
apathie passionnée
que celle nécessaire
pour répéter le monde
nous marchons
avec la plus grande
exactitude
entre les crottes de pigeon
et les clochards morts
qui respirent
comme si
nous avions égard
à la déguenillée
liberté réunie
en faisant éclater
la dernière
chaîne introvertie
et rester contraints
à tout ramener
en arrière
à soi-même.
Ainsi il y a dans la cour
chaque nuit pendant que nous dormons
un palmier.
oo
Le palmier est fort
comme le vent est vert.
La fureur qu’à l’époque
nous appelons sacrée.
La langue qui à l’époque
avait un sens.
L’avenir qui à l’époque
retombait
sur nous-mêmes.
L’indifférence maintenant
que moi-même j’ai fait
le tour du soleil
quarante-quatre fois.
L’indifférence maintenant
que le circuit fermé
ouvre ses portes.
L’indifférence
dans cette vision du monde
insupportable.
Apprends-moi à répéter
l’avenir maintenant
que nous naissons.
Que mon âme s’envole
dans son vol
au cœur
de la cime bruissante.
Que les œufs luisent
d’une lumière rémanente
comme un soleil laiteux.
Que le vent soit vert
que la douleur s’éteigne.
Ooooo
Mais je ne sais pas,
ça fait peut-être
plusieurs kilomètres
pour atteindre la prochaine araignée.
Nous démarrons et longtemps
avant le lever du soleil
nous sommes en dehors de la ville.
Et ici en route pendant notre marche
pendant que nous suivons
la terre
qui tourne de sa propre
allure oscillante
comme des animaux
à travers la brume,
les âmes
sont tissées
comme le monde
autour de nous.
Traduit du danois par Janine et Karl Poulsen
In, Inger Christensen :« La Vallée des papillons & Lettre en avril »
Editions Rehauts,2018
De la même autrice :
Lumière (21/02/2021)
Il (21/02/2022)
Le for intérieur (21/02/2023)
La vallée des papillons (21/02/2024)