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Le bar à poèmes
21 février 2025

Inger Christensen (1935 - 2009) : Lettre en Avril (I-III)

Photo : Inger Christensen interviewée par Dan Tschernia le 5 décembre 1969. Le mouvement ouvrier. Bibliothèque et Archives du mouvement Ouvrier

 

Lettre en Avril

 

 

Il y a les paysages que nous avons traversés et que nous avons habités et qui ont


rarement été les mêmes en même temps.

 

 

Il y a le transport par la conscience de ces paysages et leur transformation en un


espace sensible où des lieux très différents s’unissent.

 

 

Il y a notre travail avec les images les mots pour rapporter les choses à leur


paysage d’origine. Celui qui toujours a été le même en même temps

 

 

I

 

ooooo


Un matin tôt : arrivés


avant même d’être réveillés.


L’air est pâle et un peu frais


et froisse un peu sur la peau


comme une membrane d’humidité.


Nous parlons de la toile d’araignée


comment ça se tisse


et de la pluie lavant l’eau


pendant que nous dormions


pendant que nous roulions


sur la terre.


Nous voilà à la maison


dans le grain poussiéreux de l’allée


comme parmi les moineaux.

 

 

oooo


Cette cascade


d’images


est-ce vraiment une maison.


Est-ce vraiment nous


qui allons vivre


dans cette chute


à travers la foule


de dieux.


Vivre et mettre la table


et partager.

 

 

o


Je défais les valises,


quelques bijoux,


des jouets,


du papier,


les objets nécessaires,


nichés


dans le monde


pour un temps.


Et pendant que tu dessines


et dresse la carte


de continents entiers


entre le lit


et la table,


le labyrinthe tourne


dans sa suspension


et le fil


qui ne fait jamais sortir


et trouve un moment


dehors.

 

 

oo


Jaillissant subitement


la lumière nous voile


tout à fait.


Le soleil est rond


comme la pomme est verte


et ils montent et retombent.

 

 

ooo


Déjà dans la rue


l’argent serré


dans la main,


et le monde est une boulangerie blanche


où nous nous réveillons trop tôt


et rêvons trop tard


et où des courants de pensées


écrues et inutilisées


s’approchent au plus près de la vérité


longtemps avant d’être pensés.

 

 


II

 

 

ooo


Des pigeons inquiets partout


et la crainte du poème


qui, effrayé,


s’envole


au moindre


mouvement,


Je distribue des miettes


que les mots s’assoient


calmement.


Bientôt

 

rien


qu’une picorée


après la moindre


petite miette


de sens


sans phrase


et cruelle.;


Bientôt rien


qu’une paix régulière


violente.

 

 

oo


Jaillissant subitement


la lumière


s’étouffe

 


dans son cri


quand nous naissons.


Mais plus absurde


et beau


comme pour une image rémanente


de chagrin


les yeux écoutent


la lumière,


blanche et liquide


comme le lait.


Et, pendant que nous buvons,


nous entendons la soif


s’étancher.

 

 

ooooo


Sur la terrasse,


le crépuscule ouvre ses vannes


et tout se confond


avec soi-même.


Et tes questions


sur la toile d’araignée


et la pluie lavant l’eau,


peut-être


mais je ne sais pas


si la rosée se rappelle.


La rosée qui, l’été,


duvetait la toile si douce


comme seule une merveille peut l’être ;


apprit ce qu’est le travail,


que c’était comme ca,


comme le mot rosée


et autrement lu en miroir


le nom d’un dieu.

 

 

oooo


Tout remis


ce que j’ai pensé


et pardonné

 


au monde


de nouveau.


Cette maison


comme une coquille


de baisers affinée


et sans étonnement.


Seulement si sonore


comme un chuchotement


à travers la foule


de feuilles,


un tout autre endroit


sur un arbre


qu’un autre contemple


dans le lointain,


peut-être d’un bus


à l’arrêt.

 

 

o


Sinon hiver et été


et hiver encore


passé en compagnie


de quelque chose d’aussi simple


qu’une grenade


complètement


désincarnée


et qui ne dtr


rien.


Et pendant que tu dors


Et dresses la carte


de continents entiers


le long des berges


du fleuve sommeil


je défais la grenade


de son papier lilas


et la coupe


en deux.


Elle ressemble


à in autre cerveau


que le nôtre.


Qui sait


si la grenade


sait en elle-même


que son nom


est autre.


Qui sait


si mon nom


peut-être


est un autre


que moi.


Je pense


donc je suis une partie


du labyrinthe.


Verbiage consolateur


et espoir d’une issue.


Car il n’y a que le fleuve


et ses deux larges berges.


Sur l’une


récit, idylle


et l’esprit enragé


d’explication


et de fin.


Sur l’autre


la seule explication

 

qui s’étend


et qui s’étend


et qui s’étend


jusque


dans elle-même.

 

 

III

 

 

o


Ainsi le silence est si calme ici.


Un peu comme le bruit d’une ampoule


quand son filament brûle,


mais la lumière n’est pas allumée du tout.


Seuls le calme et la pluie de tout à l’heure


que mon oreille n’arrive pas à se rappeler,


distillée, datée


et désincarnée.

 

 

oooo


Seuls les restes d’un chuchotement électrique


dans la maison,


pendant que d’elle-même


la chambre s’arrête et attend


ma lettre.


Cher étonnement disparu,


je dois créer mon propre étonnement


ou rester soumise


à la même disparition


dans la langue


comme au plus tard dans la mort.


Sans comprendre


et sans comparer.

 

 

oooo


De nouveau dans la rue


et au-dessus de la porte une tête


la bouche béante


qui avale chaque mot


que l’on dit.


Et pendant que cette figure


badaude de pierre


nous regarde


avec la même


apathie passionnée


que celle nécessaire


pour répéter le monde


nous marchons


avec la plus grande


exactitude


entre les crottes de pigeon


et les clochards morts


qui respirent


comme si


nous avions égard


à la déguenillée


liberté réunie


en faisant éclater


la dernière


chaîne introvertie


et rester contraints


à tout ramener


en arrière


à soi-même.


Ainsi il y a dans la cour


chaque nuit pendant que nous dormons


un palmier.

 

 

oo


Le palmier est fort


comme le vent est vert.


La fureur qu’à l’époque


nous appelons sacrée.


La langue qui à l’époque


avait un sens.


L’avenir qui à l’époque


retombait


sur nous-mêmes.


L’indifférence maintenant


que moi-même j’ai fait


le tour du soleil


quarante-quatre fois.


L’indifférence maintenant


que le circuit fermé


ouvre ses portes.


L’indifférence


dans cette vision du monde


insupportable.


Apprends-moi à répéter


l’avenir maintenant


que nous naissons.


Que mon âme s’envole


dans son vol


au cœur


de la cime bruissante.


Que les œufs luisent


d’une lumière rémanente


comme un soleil laiteux.


Que le vent soit vert


que la douleur s’éteigne.

 

 

Ooooo


Mais je ne sais pas,


ça fait peut-être


plusieurs kilomètres


pour atteindre la prochaine araignée.


Nous démarrons et longtemps


avant le lever du soleil

 

 nous sommes en dehors de la ville.


Et ici en route pendant notre marche


pendant que nous suivons


la terre


qui tourne de sa propre


allure oscillante


comme des animaux


à travers la brume,


les âmes

 


sont tissées


comme le monde


autour de nous.

 

 

 


Traduit du danois par Janine et Karl Poulsen


In, Inger Christensen :« La Vallée des papillons & Lettre en avril »


Editions Rehauts,2018

 


De la même autrice :


Lumière (21/02/2021)


Il (21/02/2022)


Le for intérieur (21/02/2023)


La vallée des papillons (21/02/2024)

 

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