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Le bar à poèmes
20 février 2025

Denis Rigal (1938 - 2021) : Virgiliennes

 

 

Virgiliennes

 

 

Or sei tu quel Virgilio, e quella fonte


Che spanda di parlar, si largo fiume ?


(Dante, Inferno, 1, 79-80)

 


1              Garde

 

les voiles futiles sur le lac,


les cyprès cossus,


les lauriers,


la vigne en tonnelles,


pour le plaisir,

 

 

et entre les arbres,


la falaise de l’autre rive,


la face nue qui dit


le courroux de Zeus


et de tous les autres,


l’abrupt de toute éternité,


le non définitif

 

 

2


Catulle à Sirmione : le dernier


des favorisés peut-être,


s’il avait connu son bonheur :


la presqu’île imprenable,


la lac paisible, le vin parfait,


loin des jeunes gens insensibles


et des femmes insatiables,


à l’abri des complots à venir,


des poignards, des comptes mal réglés,


forum et tavernes également sanglants.

 

 

3              Alburno verdoyant

 

une trouée entre deux cimes ; on monte


au pas des ânes par des lacets pierreux


entre des champs ouverts ; plus haut les bois


qui se resserrent, où le sentier obscur


est à réinventer après des siècles,


des millénaires : des tributs l’ont tracé


jadis, et nul n’a souci de leur nom :


c’était avant Carthage, avant les Grecs,


les Romains, les Etrusques,  les invasions,


avant toute cité, et maintenant


seuls quelques chevriers et leurs troupeaux


ou les chasseurs pour les grandes passées


d’octobre suivent encore le vrai chemin


(et font un somme sub tegmine fagi)


jusqu’à la forêt claire où sont les sorbes,


les cormes, les alises et le genièvre


(et l’yeuse verdoyante sur l’Alburno


ilicibusque virentem déjà dite)


ici on est sur l’échine du temps


sans au-delà, : la combe, à peine creuse,


l’herbe heureuse et le vent, le vaste ciel


où l’on respire, où l’on se tait.


                                           jamais


ayant gravi l’Alburno et longé


le Tanagro bondissant, aperçu


le Sele gris, ralenti, envasé,


gisant sous la broussaille et le bois mort,


jamais ne chercherai à m’élever


du sol pour voleter vainqueur de bouche


en bouche parmi les hommes de mon temps,


ne serai maître ni conseiller du maître,


m’occuperai plutôt des très petits :


abeilles et fourmis, organisés,


prévoyants, industrieux, ennuyeux


et parfaits.

 

 


                                          je ne me ferai négligeable


comme eux ; je ne bâtirai pas de temple


à César ou à Zeus sur le rivage


du paresseux Mincio aux lents méandres,


qui est son propre temple ; j’y guetterai


dans les roseaux chanteurs le héron blanc


dit garde-bœufs, le grèbe et la sarcelle


et je verrai rôder dans le bleu-vert


du fleuve les lourds chevesnes méprisés


mais retiendrai l’éclair, ici ou là,


des flancs dorés, l’ourlet blanc des lippes


qui clappent sans bruit dans la paix atone,


le silence natal, l’élémentaire :


depuis toujours les mots s’y forment , s’élèvent,


viennent éclore à la surface, croit-on,


comme les grandes éphémères de mai ;


c’est toujours l’eau qui parle, qui dit le vrai


des origines, celle qui coule, qui va


vers une fin, qui dit le temps :


                                           la mer


ressasse et se complaît, confond début


et terme, mêle tout dans son pot au noir,


dans sa béante éternité où se


perdront la vie, le fleuve et la parole.

 

 

                                           les jeux


de la lumière, les reflets scintillants


sont tromperie :l’idéal les produit


à sa fidèle image : Mincio n’a pas


d’éclat ; il est le sang de la matière


jailli entier du lac, et accompli,


sans souvenir de ruisseaux ni de sources ;


il roule sens et mystère au plus sombre


parmi les sédiments, les rocs, la vase ;


il roule et déroule ses muscles discrets,


sa lenteur assurée, sa bienveillance :


les poissons qui ne dorment jamais savent


ceci : le mystère est le sens, le sens


le mystère, l’en-dessus, le sans-image.

 

 

*


depuis toujours la voix juste est la voix


de la nuit que l’homme porte, qui l’habite,


qu’il habite, obscur sola sub nocte,


             (et qu’il avance dans la saison flétrie,


             dans l’à-quoi-bon et le pauvre souci


             de n’être pas trop lâche au temps venu


             n’importe pas ; ego n’importe pas.)


un lent courant qui passe hors de l’histoire,


sur lequel il écrit, ou peint, ou grave


depuis le premier chant pour les démons


du crépuscule ou le premier dessin


du prisonnier sur la paroi : c’était


s’approprier le monde, l’apprivoiser,


comme celui qui caresse une femme


connaît d’un coup la vie obscure, accepte


l’énigme et loue la vielle nuit heureuse


que lui ou elle ou l’autre expliquera


chacun selon son pas, sa loi, sa chance.

 

 

 

La joie peut-être


Editions Le Bruit du temps, 50560 Gouville -sur- mer, 2018

 


Du même auteur :


« Une fois, / Les écluses s’ouvrirent… » (16/03/2015)


Des fins premières (25/08/2016)


« rouillés sont les vaisseaux friables… » (25/08/2017)


Nord Nord-Ouest par Ouest (25/08/2018)


Pour tenir lieu (25/08/2019)


Problématique (25/08/2020)


Fondus au noir (25/08/2021)


Divers exil (18/02/2022)


Combaneyre (25/08/2022)


La joie peut-être (18/02/2023)


Nord (18/02/2024)

 

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