Denis Rigal (1938 - 2021) : Virgiliennes
Virgiliennes
Or sei tu quel Virgilio, e quella fonte
Che spanda di parlar, si largo fiume ?
(Dante, Inferno, 1, 79-80)
1 Garde
les voiles futiles sur le lac,
les cyprès cossus,
les lauriers,
la vigne en tonnelles,
pour le plaisir,
et entre les arbres,
la falaise de l’autre rive,
la face nue qui dit
le courroux de Zeus
et de tous les autres,
l’abrupt de toute éternité,
le non définitif
2
Catulle à Sirmione : le dernier
des favorisés peut-être,
s’il avait connu son bonheur :
la presqu’île imprenable,
la lac paisible, le vin parfait,
loin des jeunes gens insensibles
et des femmes insatiables,
à l’abri des complots à venir,
des poignards, des comptes mal réglés,
forum et tavernes également sanglants.
3 Alburno verdoyant
une trouée entre deux cimes ; on monte
au pas des ânes par des lacets pierreux
entre des champs ouverts ; plus haut les bois
qui se resserrent, où le sentier obscur
est à réinventer après des siècles,
des millénaires : des tributs l’ont tracé
jadis, et nul n’a souci de leur nom :
c’était avant Carthage, avant les Grecs,
les Romains, les Etrusques, les invasions,
avant toute cité, et maintenant
seuls quelques chevriers et leurs troupeaux
ou les chasseurs pour les grandes passées
d’octobre suivent encore le vrai chemin
(et font un somme sub tegmine fagi)
jusqu’à la forêt claire où sont les sorbes,
les cormes, les alises et le genièvre
(et l’yeuse verdoyante sur l’Alburno
ilicibusque virentem déjà dite)
ici on est sur l’échine du temps
sans au-delà, : la combe, à peine creuse,
l’herbe heureuse et le vent, le vaste ciel
où l’on respire, où l’on se tait.
jamais
ayant gravi l’Alburno et longé
le Tanagro bondissant, aperçu
le Sele gris, ralenti, envasé,
gisant sous la broussaille et le bois mort,
jamais ne chercherai à m’élever
du sol pour voleter vainqueur de bouche
en bouche parmi les hommes de mon temps,
ne serai maître ni conseiller du maître,
m’occuperai plutôt des très petits :
abeilles et fourmis, organisés,
prévoyants, industrieux, ennuyeux
et parfaits.
je ne me ferai négligeable
comme eux ; je ne bâtirai pas de temple
à César ou à Zeus sur le rivage
du paresseux Mincio aux lents méandres,
qui est son propre temple ; j’y guetterai
dans les roseaux chanteurs le héron blanc
dit garde-bœufs, le grèbe et la sarcelle
et je verrai rôder dans le bleu-vert
du fleuve les lourds chevesnes méprisés
mais retiendrai l’éclair, ici ou là,
des flancs dorés, l’ourlet blanc des lippes
qui clappent sans bruit dans la paix atone,
le silence natal, l’élémentaire :
depuis toujours les mots s’y forment , s’élèvent,
viennent éclore à la surface, croit-on,
comme les grandes éphémères de mai ;
c’est toujours l’eau qui parle, qui dit le vrai
des origines, celle qui coule, qui va
vers une fin, qui dit le temps :
la mer
ressasse et se complaît, confond début
et terme, mêle tout dans son pot au noir,
dans sa béante éternité où se
perdront la vie, le fleuve et la parole.
les jeux
de la lumière, les reflets scintillants
sont tromperie :l’idéal les produit
à sa fidèle image : Mincio n’a pas
d’éclat ; il est le sang de la matière
jailli entier du lac, et accompli,
sans souvenir de ruisseaux ni de sources ;
il roule sens et mystère au plus sombre
parmi les sédiments, les rocs, la vase ;
il roule et déroule ses muscles discrets,
sa lenteur assurée, sa bienveillance :
les poissons qui ne dorment jamais savent
ceci : le mystère est le sens, le sens
le mystère, l’en-dessus, le sans-image.
*
depuis toujours la voix juste est la voix
de la nuit que l’homme porte, qui l’habite,
qu’il habite, obscur sola sub nocte,
(et qu’il avance dans la saison flétrie,
dans l’à-quoi-bon et le pauvre souci
de n’être pas trop lâche au temps venu
n’importe pas ; ego n’importe pas.)
un lent courant qui passe hors de l’histoire,
sur lequel il écrit, ou peint, ou grave
depuis le premier chant pour les démons
du crépuscule ou le premier dessin
du prisonnier sur la paroi : c’était
s’approprier le monde, l’apprivoiser,
comme celui qui caresse une femme
connaît d’un coup la vie obscure, accepte
l’énigme et loue la vielle nuit heureuse
que lui ou elle ou l’autre expliquera
chacun selon son pas, sa loi, sa chance.
La joie peut-être
Editions Le Bruit du temps, 50560 Gouville -sur- mer, 2018
Du même auteur :
« Une fois, / Les écluses s’ouvrirent… » (16/03/2015)
Des fins premières (25/08/2016)
« rouillés sont les vaisseaux friables… » (25/08/2017)
Nord Nord-Ouest par Ouest (25/08/2018)
Pour tenir lieu (25/08/2019)
Problématique (25/08/2020)
Fondus au noir (25/08/2021)
Divers exil (18/02/2022)
Combaneyre (25/08/2022)
La joie peut-être (18/02/2023)
Nord (18/02/2024)