Denis Rigal (1938 – 2021) : Combaneyre
Juin 2018. Le Télégramme (Rémi Simonet)
Combaneyre
In Memoriam
Jacques Moutte 1895- 1915
Maria Violatel 1895 – 1974
1
... mais le vent le vent lumineux
sous les nuages de plomb argentifère
la fraîcheur du sang qui passe
(cela qui mousse où le soleil s’abîme)
le seul tombeau
c’est le sable du fleuve quartz
et mica (c’est moins que rien)
qui commence à la source
(je l’entendais dans le fourré ardu ;
j’ai rampé ; elle crachait des paillettes
noires des grains bistres ; j’ai regardé
longtemps)
2
Près du ruisseau glacial et gris
les charbonniers cuisaient les truites sur leur pelle,
des bêtes souples passaient sans hâte,
le seigle s’évertuait, aussi la ronce,
l’arrête-bœuf et le chardon.
Le soir mauve, on le sentait monter des fonds
comme le froid de la ciguë ;
c’était cela le train du monde : le matin
les sabots qui râclaient les dalles en bas
la vaisselle choquée le feu qu’on pique
peu de mots
je me rendormais dans la tiédeur aïeule
je ne savais rien.
3
C’était avant la première mort,
le corps en travers du chemin,
la laisse jaune du reflux
sur le visage, la peau tendue sur l’os ;
la chienne gémissait à ses pieds.
Cela sous le matin calme
cerclé de lents rapaces
(le milan charognard sur deux notes :
sifflé long, brève abrupte,
très haut dans le ciel définitif).
4
Puis la longue veillée et jésus
le fruit de vos entrailles
reine du ciel
est béni
maintenant
étoile de la mer
et à l’heure de notre mort
(la source persistait de plein droit,
muscle d’eau, transparente oriflamme,
sang de la terre, parole d’en-bas,
alors et maintenant
et à l’heure de notre mort)
C’était le temps des cèpes des rares
gyromitres au long pied cendré
des lièvres tapis sous le vent
c’était le temps
5
A force les sources creusent autour d’elles :
Y viennent les joncs les lentilles d’eau
le saponaire et le cresson
de la vase, beaucoup ;
des larves malveillantes
et le plaisant dytique avec sa bulle au cul.
A la fin les sources
se noient elles-mêmes
et l’homme boit son sang
ou sa sueur
c’est selon.
6
Le temps a d’étranges hoquets
l’hiver arase tout
brise brûle rouille et pourrit
les sources vont en terre
portent patiemment
se délivrent au dégel
des souffles reviennent des gargouillis
des chants
des douceurs s’insinuent, seins sinueux,
orchis maculés, cuisses à vau-l’eau,
du vert du jaune du flexueux
cela se campe dans sa gloire
cela ruisselle
7
, son poids senti à peine,
les crosses des fougères, les longs fûts
couleur d’écureuil, les plumets des pins
au ciel oscillant avec des chuchotis
d’enfants dans les cheveux, tes yeux
fermés sur le corail de la lumière ;
sa cuisse a la tiédeur du vent,
vous êtes le miel et l’huile
et la laine des jours,
vous êtes le duvet de la terre
qui tourne-tourne dans le bleu
lyrique, s’alentit puis s’arrête
avec un dernier
petit
sursaut
et de nouveau s’entend la source
(la salamandre était passée
le corbeau avait déjà crié deux fois)
8
c’est une terre chiche et revêche
moisson bâclée battue
et l’éteule brûlée
les sapins qui sifflent noir
et toi au fond d’une ravine
sur le chemin du savoir-où
face à la bouche à feu et à ténèbre
qui te jette bas
puis la poigne sans nom
te fait bouffer la boue dernière
t’éclate le crâne
t’enfonce dans
soudain
rien
pour t’indifférencier plus loin
dans la vague mémoire
9
de brefs lambeaux de puanteur
des mandibules affairées des pattes
des grouillements
et puis l’os nu
le dur
le blanc
la poudre
l’histoire c’est un cri blême
peint sur un linceul.
10
Reste la veuve interdite
à regarder la neige
épaissie noire au fond
(où court encor le temps effiloché
bribes d’enfance
laine aux ronces
les soirs dans le lointain
dans l’infini
été)
reste,
les yeux seuls,
voilés ainsi que le miroir des morts,
la bouche froncée
sur le jamais redit.
11
L’arrière bas contre l’os,
le sang se creuse passage,
la chanterelle soulève terre, cailloux
et branches ; contourne ; se déhale ;
émerge de guingois,
gueule-cassée de naissance,
risible,
accomplie.
Fauché, l’homme repousse
aussi dru, aussi neuf,
sachant tout, la mort et le levant, les corps
débourbés et profus, grâce et graisse,
courbe et sillon.
Il rafistole sa langue profonde
et reparle à zéro
(en resongeant au beau printemps
de mil neuf cent quatorze
à Combaneyre où les arbres chantaient)
EPILOGUE
Il y a des feux âcres
dans l’encoignure,
au pied du mur le limaçon
(hermaphrodite et suffisant)
Il y a des jeux de feuilles
et de l’aile qui bat
(passereau passeras-tu
et repasseras ?)
Et toi, où en es-tu ?
J’ai des années, des années m’ont eu.
J’ai un petit enfant, les années l’auront.
Parfois je suis. Presque.
Tout a déjà commencé.
Brioude, 11 juin 1994
Fondus au noir
Editions Folle Avoine, 35137 Bédée,1996
Du même auteur :
« Une fois, / Les écluses s’ouvrirent… » (16/03/2015)
Des fins premières (25/08/2016)
« rouillés sont les vaisseaux friables… » (25/08/2017)
Nord Nord-Ouest par Ouest (25/08/2018)
Pour tenir lieu (25/08/2019)
Problématique (25/08/2020)
Fondus au noir (25/08/2021)
Divers exil (18/02/2022)
La joie peut-être (18/02/2023)
Denis Rigal : Nord (18/02/2024)