Jane Albert-Hesse (19 ? -) : Res angusta domi
Res angusta domi
I
A la cheminée qu’ont bâtie vos pères,
Haute pierre, pâle proue, j’ai adossé
Ce peu de jours dont j’ai voulu partage.
L’épine et le buisson liés encombrent.
Pareillement et le crêt et la pente
Qui me furent ciel et bel entendement.
Au bord du communal et du champ clos,
Mille ans défrichés vous ont donné peur,
Vous êtes partis.
Des élans déprécatoires, il ne reste
Guère : l’oiseau de pluie qu’amuse d’un avril
Le nuage, en vain crevé car nulle orge,
Picore le ver des poutres mâchées d’ennui,
Témoins obsolètes de la provision
Sur vos murs d’est, à frire le long hiver ;
Encore un prunier tors parmi les berces,
Et le lent racontage de la fontaine
Qui coule, pour personne, Vos routes, elles, s’effacent,
Cause et droit, appelant l’aube dérobée
A dessiner vos biens et vos parcours,
Un instant, déjà flou, ornière ressemée
De nard et qui demain ne sera plus.
L’horreur sylvaine est tapie au tournant.
Tant vous l’avez fuie qu’elle revient, superbe.
Elle escalade le dernier pré et tend
Ses phalanges pour harper sans coup férir
Ni perdre le galop du dernier cheval,
Alors mes diables ricanent de leur présent
Eversif. Te souvient-il, maître d’ost,
D’avoir mené d’assaut la troupe, et pris
Ce lieu suave nullement remparé
Où plane était la roche dormant ses temps ?
Si oui, détourne-toi. Le bois me mange.
II
Pas besoin de s’échiner pour des mesures : la neige a taille d’homme. Les
corbeaux rentrent au dortoir, suivant le croassement du chef. La faim va
tourmenter leurs tripes. Tout à l’heure, il sera l’an prochain et jamais ne tomba
clarté si mirifique : mon œil qui flanche y trouve un peu de braise dans les
épaisseurs basses. La neige encore descendra. Le juste niveau qu’elle seule
dispense, tu n’en jugeras pas, toi que je ne puis débucher ; seule la falaise du
nord, carrée sur son éboulis, reste pareille à ce qu’elle fut, depuis toujours
impudente. Elle ne souffre pas d’égalité et clame très haut la douleur d’une
absence, mais quelle ?
III
Tu ris des soins de mon petit ménage.
Le blanc copeau qui saute sous la varlope
De l’heure n’est que débris qui ne t’agrée.
Tu te veux exempt, affranchi du geste
Qui t’oblige et te tient, et puis te rêve,
Raille donc à loisir. Ma cruche attend,
Qu’ébrèche ce temps d’attendre et de nulle fin,
Le peu d’eau, peu, à la dernière source
Où s’évase le soir parmi le cresson.
Laisse-moi ma peine, laquelle te fait peur,
Si peur que tu maudis ma soupe épaisse
Trois fois recuite et qui me plaît encore.
IV
L’herbe craquait sous ses pas
Tant, il avait gelé dur.
La pâture au communal
De longtemps ne se faisait :
Il y avait des rejoints
Cà et là, de tiges, de bois,
De pierre, si solides qu’enfin
Ce pied martelait la nuit
Sèche, fermée comme un tambour.
Sans recours, il fallait ouïr
Cet aller, que nul début
N’avait marqué, et si droit
Que la tranchée qu’il taillait
Vers l’horizon réduisait
A sa plane cadence vaux
Et monts, et ne savoir qui
Prenait à la traverse, seul,
Né d’ailleurs, certain, vivant.
V
La feuille se dédoubla, éclat d’une violence considérable. Le silence n’avait
pas une ride. Dans la cour de bise, au plus creux d’une encoignure, une
araignée descendit sa soie. Jamais n’existerait d’autre théâtre : les portants ne
portaient rien, ne soutenaient pas la plus exsangue toile. De part et d’autre, les
hauts pignons chassaient l’un l’autre leur ombre froide « nam ul hiemali
asperitale loca ipsa non solum sunt niuibus obruta... » mais si dure place qu’à
plaisir l’août fait meurtre comme décembre ; et guise changée, demain comme
hier la pluie d’emporter jachère et labour. Ita, sur un tronc rompu d’hiver et
recuit d’été, le rameau détachait la feuille issue. On l’avait dû dire quelque part
et qu’il n’est vie que choix, que de sagesse métrée ou réfléchie il n’est signe
que oui ou non. D’ailleurs personne ne parlait. L’araignée tirait son fil. Un
quarantième pied de mélisse se dégageait. Le lien de deux pierres se rompit,
du mortier de chaux coula. Tout juste si se glissa de toute son ondulante
longueur ce qu’on appelait un réveil en ce lieu dépopulé.
VI
Et ne point sortir de son fort.
Attendre
Derrière l’épine une aide pas sûre
Du nuage qui monte, de la saute
Du vent qui semble et se parfaire
Et tromper la poursuite, trembler
Quand tombe une baie de genièvre
Bleue de gel, mais tenir encore
La ténèbre, et délier la jambe
Par l’herbe haute et la voiture
Oscillant entre rien et sol,
Fuir vite.
VII
Pousse l’échine, pariétaire. Qu’à la tâche
Tu ne dormes convient, et ruine encore
Mieux que je n’ai démoli en hâte,
Patrouille et perce, et rogne sous ta bure.
Verte, fait que l’éboulé resplendisse
A tromper le passant. Pour sourire.
Tu m’as appris dès longtemps à feindre,
Alors soi belle. Que ta cape recouvre
Ce que tu ne peux nommer, tant sage,
Ni moi, qui te copie ; multiplie
Tes bienfaits qui tous les autres leurrent,
Ô la seule éponyme, et je garde
Nos secrets d’abandon, et mes larmes.
Les jurassiques
In, « Cahiers de poésie, I »
Editions Gallimard, 1973
De la même autrice : Les Dits (12/01/2023)