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Le bar à poèmes
10 janvier 2024

Henry Bauchau (1913 – 2012) : La sourde oreille ou le rêve de Freud (I-VII)

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La sourde oreille

ou le rêve de Freud

 

à Gisou Bavoillot

 

I

C’était l’automne avec ses branches opportunes

C’était l’automne des provinces natales, couleur de bleu, couleur de feuilles

Et tu allais – tu avais dix-neuf-ans – tout seul en rêve, chez un nouveau

     docteur.

Cet âge en toi est toujours très vivant, il faut lui donner un langage.

Le ciel était très clair souvent, soudain très sombre, c’était l’automne avec ses

     éclaircies.

C’était ta vie, qui monte et qui descend, avec ses chutes, avec ses embellies.

Ah ! que la brume était légère, était sévère à l’horizon et le soleil liquide.

Liquide aussi était ton cœur, était timide

En regardant autour de toi ce long désert d’amour dont il fallait – comment,

     comment ? – dont il faudrait sortir.

Le corps des filles en ce temps-là était fermé, était bouclé.

Parfois tu savais le chemin de leurs jeux, de leur cœur

Mais le profond séjour, le labour deux à deux du corps émerveillé, tu l’ignorais.

Ta mère ne t’avait pas initié, ne t’avais pas invité à la vie

Mais à bien préparer ta carrière et à creuser – comme on disait – à bien creuser

     ton trou

Hitler a fondu sur l’Europe, il a troublé un peu, beaucoup, tous les calculs.

Tu n’as pas fait ton trou, tu n’as rien creusé que toi-même.

Comme elle aurait été déçue, maman, si elle était restée cette règle de bois,

     cette règle de fer

Avec laquelle il fallait souligner les titres des devoirs et tirer les barres des

     quatre opérations

Comme elle aurait été déçue, maman, si elle était restée la même, mais tu l’as

     vue tout autrement quand elle a combattu la mort.

Ta mère ignorait tout de toi, excepté l’essentiel, c’est ainsi qu’elle t’envoie

Dans la liquidité du temps et la déclivité du ciel, chez le nouveau docteur

Où elle attend, avec la patience infinie qu’ont les mortes, que tu reviennes et

     que tu sois encore

Celui qui fait le rêve qui te cherche et qui t’aime, depuis plus de quarante

     années

Et que jamais tu n’as trouvé le temps, jamais l’amour tu n’as trouvé d’aimer.

 

II

Je suis toujours dans cette vallée verte, je remonte les mois d’octobre

     brabançons

Je retourne au temps qui n’est plus, je me retrouve au temps qui est : j’ai dix-

     neuf ans.

L’aîné s’est éloigné, j’ai des amis, des camarades. Vous parlez entre vous un

     violent, un incertain langage

Vous laissez affleurer le désir, mais le profond souhait est tenu bien caché

Tout est emprisonné. Ton père, tu le sens bien, ne connaît pas l’amour, ses

     tremblements, son pas céleste et déchirant

Ni la dure passion, l’âpre sol âprement défendu, ni les célébrations, ni les

     éblouissements.

Il aurait gravi tout l’escalier grisonnant de sa vie

Si un petit garçon, dans les rayons meurtris des dernières années

Ne l’avait pas capté de sa lumière ébouriffée, le mystère de sa gaîté.

Tout ce monde appauvri, encerclé, défendu, cette famille emprisonnée

C’est plus que tu ne peux, c’est plus, à dix-neuf ans, qu’on n’en peut avaler.

Je suis mal, je prends mal, et cette jeune fille, ou cette femme en toi,

Ta nourriture et ton recours, ton espérance dans le passage affamé ou désert

Voilà que tu lui trouves un nom : elle est Malade. Elle se débat, elle se bat, tu as

     des tranchées dans le ventre.

Tu en parles à ta mère, elle t’emmène chez un médecin

Il te donne à manger des choses sans saveur.

Il ne veut plus que tu nages en compétition.

Il trouble ton dessein, il brouille le projet de l’imagination

Tu voyais au bout se former une image, une amitié avec toi-même et de justes

     progrès justement médités.

Peut-être un jour, après le long travail du style, un jour bien détendu, tout un

     parcours illuminé

Dont on se dit ensuite : aujourd’hui la forme est descendue en moi. Elle était là

     et je n’ai pas craqué.

Ainsi à dix-neuf ans, ton corps est triste et gris et les femmes sont sourdes.

Ta mère qui ne comprenait pas, le comprend-elle aujourd’hui qu’elle est

     morte ?

Qu’elle est plus jeune et plus vivante qu’autrefois, dans cette dimension

     rebelle de toi-même

Qui est toi et qui ne l’est pas, qui est ce point que tu n’as pas tracé, dans le

     chaos avant l’intensité du Large.

 

III

La lune entre les pins se lève. La lune, louve pleine, étire sur le pré, sur la

     clôture végétale, cette ombre claire, cette prière inachevée, cette lumière

     inaccomplie, que répandait ta mère.

Tu es dans le pays des sources, des enceintes sacrées, des fées que l’on dirait

     sculptées en rêve par le vent.

Voici que la louve s’étire, s’élève pour personne car nous sommes dans nos

     maisons, avec nos jeux de cartes, nos musiques et nos conversations, avec

     l’énorme bulle de la télévision.

Voici que la lune se lève et se recueille à notre place. Elle éclaire et découvre,

     elle illumine pour personne, suivant avec fidélité l’orbite des dieux morts,

     des dieux toujours vivants dans nos artère et dans les rythmes de la langue.

Reine de la végétation, avec ton bras timidement levé, après notre déprédation

     diurne, porte-lumière

Nuit travailleuse de l’esprit, dans l’immense spirale, suivant la loi, suivant la

     joie de la nécessité

Nuit qui nous fait jaillir des langues prosaïques, des tumultes du sens, des actes

     archaïques

Je te contemple, en mon instant, lune enchantée de Baudelaire, qui t’avance à

     pas mesurés sur les alexandrins du ciel, les flux et les refus de l’incessant

     poème.

 

IV

Tu t’en allais en rêve chez le nouveau docteur.

Ta mère avait pris rendez-vous. Tu parvenais devant sa porte. Entre deux

     colonnes de bois, c’était, étroite et sans accueil, la porte d’un pasteur dans le

     pays d’En-Haut.

Après l’enfance catholique, encerclée de défenses mais riche d’ombre et de

     couleurs, avec les orgues, avec les cierges, les anges musiciens rieurs.

Et pourtant tu espères encore, quand on te fait entrer dans une véranda

     mesquine

Qui a de larges baies vitrées. Tu regardes les prés au loin, les sapinières

Et dans le coin de la fenêtre une montagne haute, effilée, que tu aimais dans ton

     enfance, quand tu avais quelque chose au poumon et qu’on t’a envoyé en  

     Suisse.

Tu ne l’as jamais vue sans un secret plaisir et tu penses aujourd’hui qu’elle    

     ressemble à ta mère.

 Ainsi malgré le temps perdu, malgré la véranda qui sentait la lésine, maman à

     la fenêtre était de la rencontre.

On te fait attendre, pourquoi ? Pourquoi te recevoir ici, dans la chambre où tu

     manques d’air.

Tu te souviens de ta petite enfance et de la grande véranda, si bonne dans la

     maison chaude avec sa rumeur familière

Où la famille, passionnément nouée, passait profondément dans tes

     chaudes années, de si longues et douces vacances.

Quand Mérence tout près, dans la cuisine et dans l’année spirituelle,

     assaisonnait le goût des fêtes et des dimanches

Et tu te remémores un souvenir amer, c’était à la fin de la guerre

C’était à la fin de la guerre très vieille

Lorsque les paysans, les ouvriers s’entre-tuaient, embourbés dans la terre,

     quand ils y creusaient les tranchées qui se sont prolongées en toi.

Ton oncle, le frère de maman, était engagé volontaire, il est revenu officier.

Tout sanglé, tout sanglant, il est frappé par un obus, par un éclat qui l’atteint à

     l’épaule, pendant la dernière offensive.

 Ton oncle Théodore était beau, était grand, avec ce peu d’or dans son nom qui

     produisait des émotions comme le mot toréador.

Il était en convalescence et le médecin du village venait le panser chaque jour

Il jurait alors, comme on fait à la guerre, il criait, sa bravoure n’était pas en

     question.

Ensuite il reposait sur une chaise longue au milieu de la véranda. Ce jour-là  

     nous étions nombreux

Peut-être prenait-on le thé car le soleil d’hiver, de toute sa déclinaison, décline

     sur le pré des moutons

Où Olivier et le bélier se font la guerre et ce jour-là heureusement – tu t’es

     caché, tu t’es caché – heureusement tu n’y es pas

Mais tu étais perché sur le bord d’une chaise, tout près de l’oncle et tu le

     regardais, tu l’aimais, fasciné.

Soudain je suis tombé sur lui. Ah ! que j’étais encorepetit, je suis tombé sur son

     épaule.

Il a crié ! Surpris, il a crié. Alors monte vers moi la rumeur d’indignation de la

     famille

Celle qui ne s’éteindras plus, puisque tous ceux qui étaient là, excepté toi, sont

     morts.

Et la voix de maman était dans la frayeur, elle n’est pas venue te prendre dans

     ses bras, rouge, confus et tout en larmes, hélas.

C’est Olivier qui ne pleurait pas si souvent, c’est lui bien sûr qui n’aurait pas

     pleuré, c’est lui jamais qui ne serait tombé.

Ta mère ne t’a pas secouru, elle l’aurait tant, elle l’aurait tant voulu, tu le sais

     aujourd’hui qu’elle est morte

C’est l’oncle qui n’avait pas grand mal, c’est Théodore avec son bandage et

     son bel uniforme, qui a voulu te consoler.

Mais tu vivais l’erreur, la faute sans consolation.

L’amour donné, nul ne l’a vu, qui tombe en déréliction

Et le refus de ceux qui sont dans le solide

Pour celui qui n’a pas d’armure, qui ne s’est pas encore protégé d’écriture

Et qui ose avec ce cœur sordide. Qui ose aimer déjà et connaître et commettre

Les maladresses de l’amour.

O s’effacer pour très longtemps, se gommer à jamais sous la table.

La table large et ronde, où l’on tricote, où l’on coud, où l’on joue aux échecs,

     parfois à l’écarté

Et rester là, sous la nappe qui tombe, tenant entre ses doigts comme un dernier

     recours

Le tuyau rouge et méchamment viril qui montait vers la lampe.

Comment sortir de là, sans sortir dans la honte ? Si Olivier – comment,

     comment le saurait-il ?– si Olivier n’arrive pas.

Comme il arrive, sortant de sa poche qui n’est jamais trouée, tirant de son

     véridique trésor

Deux billes - qui sont pour toi, idiot ! – qu’il me donne, qu’il me donne, pour

     rien.

Deux billes de verre et de soleil, les amulettes de l’oubli, ses grains de sable,

     une bille pour chaque main sous les oreillers du sommeil.

 

V

Tu attends sous la véranda, sondant à l’épaule de l’oncle, ton ancienne blessure

Tu n’as pas vu s’ouvrir la porte, tu n’as pas entendu son pas

Et le docteur est devant toi, vêtu de sombre, sa barbe et ses cheveux grisonnent.

Tu t’inclines, tu ressens du respect, tu dis ton nom.

Il te répond en déclinant le sien : Professeur Sigmund Freud. Tu éprouves un

     certain effroi, ta famille

N’a pas l’habitude de consulter des professeurs. Ce dont tu souffres est donc

     plus grave, beaucoup plus grave que tu ne crois.

Pourquoi maman n’est-elle pas venue ? Pourquoi le jour par les carreaux ternis

     est-il déjà si réel et si triste ?

Que tu es jeune, que tu te sens petit encore et lui, comme il est grand dans sa  

     chambre du rêve

Vêtu de dignité comme un pasteur de peuple, vêtu de flanelle grise avec le pli

     de pantalon sévère sur ses bottines noires.

Il ne t’examine pas, ne te fait pas, bien chantournée, raconter ton histoire.

Il a l’air bon, peut-être. Il a l’air attentif et plus froid que tu ne voudrais.

Nous sommes en décembre, en l’année mil neuf cent trente-deux et vous savez

     déjà

Qu’Hitler va prendre le pouvoir, va déclencher l’Histoire dans nos pauvres

     histoires.

Freud, ce nom ne te dis rien, si le prénom Sigmund te fait penser à Wagner et à

     Nietzsche.

Cet homme porte en lui quelque chose de grand mais il sait qu’il n’est rien,

     comme nous, qu’un pauvre homme.

Ah ! que c’est dur, que c’est coupant, les grands non plus ne sont pas grands.

Le professeur t’observe ses yeux sont froids, ses yeux ne sont pas sans douleur.

Souffre-t-il avec toi, sachant de ce regard qui n’est pas sans douceur

Que le monde est comme ça. Olivier le savait aussi quand il fonçait avec sa tête

     de bélier.

Mais toi, qui existes si pauvrement. Toi qui crées en matière de sel ta

     minuscule cathédrale

Tu vois que son silence, un peu docteur, un peu moteur, perce ta sourde oreille

Et qu’il entend déjà, sur ta page égarée

Grincer à petit bruit, hésiter, avancer cette plume de feutre.

 

VI

Il est très grand dans mon enfance.

Aujourd’hui je le vois très haut sur la falaise

Qui entre dans ma mort et dans ma liberté.

Il est celui, avec sa lampe sourde, qui va de son pas mesuré, travailler dans les

     fondations.

Il te regarde encore, il va parler. Il dit : Vous êtes un malade imaginaire.

Et je pousse un immense cri !

Un cri, qui monte, qui retentit à travers toute ma vie.

Je crie et je m’éveille - mais me suis-je éveillé vraiment ? - je me découvre

     épouvanté.

 

Pourquoi la profonde lignée a-t-elle à travers toi poussé ce cri de peur ?

Il fallait écouter, entendre encore le Docteur Freud.

Il s’apprêtait, tu l’as bien vu – c’est alors que tu as crié – il s’approchait pour te

     parler

De ton enfance ou de ta mère, dont tu es sorti un matin sans regard et déjà tout   

     rempli d’images.

Pourquoi n’as-tu pas écouté ce qui venait après ? Craignais-tu vraiment d’être

     un malade imaginaire ?

Si tu avais pu l’écouter, Freud, qui n’était pas prophète, t’aurai parlé d’avant,

     pour mieux t’ouvrir, avec la clé d’enfance, à ce qui doit venir après

Pareil à cet instant où je commence à exister, éprouvant le nouveau matin

Avec ce vent renouvelé, donné par le soleil et qui soupire : adieu bruyères,

     adieu fougères

En passant à travers la haie où je vois le grand pin, comme le mât des dieux, se

     pencher sur la mer et le lierre l’étreindre

Avec l’ardent désir que j’avais à vingt ans, avec autant d’amour que l’aurait

     dessiné Cézanne.

Il a plu cette nuit, tu vois qu’au large il fait grand vent sur la courbe éclairée du

     monde.

Tu vas, chaque matin, revoir la baie depuis la route.

Chaque matin touche ton cœur avec ses côtes découpées, avec ses caps, avec

     ses meutes découplées que souligne d’un trait l’écume.

L’âge a marqué ton corps et durci ton visage, il t’a creusé comme la pente 

     après l’orage

Le temps est aussi à l’œuvre dans la baie, il forme la nouvelle avec l’ancienne

     image et sculpte à l’infini son incessant visage.

Et c’est aussi la même histoire, à travers les nombreux épisodes, que ton père

     en riant affûtait chaque soir.

Il racontait avec fidélité et c’est ce qui rendait la légende réelle, car s’il oubliait

     un détail on pouvait protester et dire : C’est pas comme ça !

Et s’il laissait tomber la voix – parfois il le faisait exprès - on soupirait, on

     suppliait : Et alors ?

Oui, c’était toi le plus ardent à réclamer la suite, le plus pressé, le plus poussé

     vers l’admirable fin

Et dans le rêve, avec ton cri de peur, c’est-à-toi que tu dis aujourd’hui : Et

     alors ?

Tout ce qui vient après le mot malade, après le mot imaginaire, c’est à toi de le

     découvrir

Et de faire, Robinson sexuel, l’exploration de l’île que tu ne comprends pas.

 

Ne l’oublie pas, tu es le fils puîné, c’est ton aîné qui est le prince oral

Qui répond sans céder au père et qui s’en va sans discuter le jour de la colère

Qui faisait à la voix labourer ses chevaux et qui mène encore, en parlant, son

     troupeau.

Mais toi, dans la lignée, tu es le fils anal

Qui déchiffre, qui ne déchiffre pas l’énigme intestinale

Le fils anal et déchiré, celui qui fut analysé

Analysant, comme un analphabète, l’analphabet de son analité.

Avec tes chemises souillées, sondais-tu la bonté, l’obscurité du père ?

Ou bien était-ce ta colère contre le monde comme il va, avec tous ses enfants

     dressés, essuyant, emplissant, effaçant le tableau, faisant le beau –

     comment, comment ? – faisant grincer la craie sur leurs surfaces noires.

 

VII

Par le tranchant, si tu peux remonter le fil bien aiguisé du temps, jusqu’à

     l’enfant que tu ne connais plus,

L’enfant de dix-huit mois, qui sort de la ville incendiée avec ses intestins

     malades

Etait-ce l’abandon que tu stigmatisais, vécu au mois d’août en mille neuf cent

     quatorze ?

Depuis Malines où tu es né, Olivier a été replié sur Anvers avec son père, avec

     sa mère.

C’est toi, quand Louvain brûle qui est tout seul, avec tes grands-parents.

Dans tes romans, Louvain est devenu Sainpierre, pourquoi ce nom est-il

devenu le plus vrai ? Ce nom qui porte pierre, qui porte ta pierre avec toi.

La ville brûle avec ses arbres, avec les feuilles de l’été, avec ses greniers et ses

     meubles. Elle fait le feu, elle allume ton incendie avec les livres et la

     bibliothèque de l’université.

La ville a pris feu dans ta vie qui commence, elle s’effondre sur elle, avec ses

     milliers de poutres et de maisons.

Le cri qui a coupé ton existence, qui a coupé la parole de Freud, c’est celui de

     la ville occupée et vaincue.

L’ennemi est entré, on lui a résisté quand il n’y croyait pas. Il a faim, il a soif, il

     pénètre dans les maisons, il s’enivre.

Il a peur, il prend peur de sa propre fureur, l’air retentit de coups de feu. Ces

     ivrognes, dit le grand-père, caché auprès de toi dans le fond du jardin, ces

     ivrognes vont nous brûler vivants.

Tu étais seul avec les parents de ta mère, ta grand-mère savait comme la vie est

     simple, le grand-père était ton parrain, il était l’homme le plus puissant de la

     famille.

Mais la mère n’était pas là. Il est resté, entre elle et toi, ce sein de pierre, ce

     sein de malheur et de feu qui un jour est devenu cendres

Ce sein de pierre où tu pleurais le premier jour d’école, quand Olivier

     t’abandonnait pour foncer dans la cour et entrer dans le jeu

Jusqu’au temps, au milieu des années soixante, où la parole a décrypté ce sein

     d’effroi et lui a désigné sa place dans le mur sans chagrin du poème.

 

Tu n’es pas mort dans l’incendie, à l’école on t’a pris par les bras, quand on

     criait : Qui vient jouer ? avant d’entamer la partie.

La blessure de l’oncle a guéri, tu as vécu, tu as écrit la blessure du père

Mon histoire, ma préhistoire pendant longtemps ne me concernaient pas, mais

     aujourd’hui je m’interroge :

Pourquoi les fleurs de marronniers sont-elles si tristes dans les années de mon

     enfance ?

Aujourd’hui, je voudrais me voir, à dix-huit mois, dans la ville qui brûle.

Le grand-père en avant, port l’échelle double qui servait à cueillir les fruits, il

     guide les deux femmes, en robes longues, qui te portent.

Il franchit un à un les murs et les jardins, il veut atteindre le faubourg

Il a mis sa veste sur sa tête, il ressemble, au sommet des murs, à un prophète de

     flammes et de nuées.

Il ressemble à Melchisédech, découvrant Dieu, encore presque sauvage et

     l’élevant comme un enfant sur les tables de l’âge du bronze.

Les murs après les murs, les barreaux de l’échelle, c’est bien le mouvement

     alterné de ta vie, le yin et puis le yang, l’océan qui submerge ou qui fait

     émerger ta bulle sous-marine

Et tu franchis les murs, jamais bien hauts, mais sans défaut, de la séparation

     bourgeoise

Le haut, le bas, toujours plus bas, par ondes successives, car on descend vers la

     rivière, peut-être vers la liberté.

Ainsi que fait le cours paresseux de la Dyle, ainsi que font les pluies qui

     tomberont un jour sur l’incendie

Plus bas, ainsi que le veut Maître Eckhart. Pourquoi, pourquoi, dans le vitrail

    mystique n’as-tu pas rencontré, sans détours inutiles, un maître de la

     profondeur ?

Ce n’est pas Maître Eckhart, c’est Freud que tu rencontres en rêve. Celui qui

     dit , je cite de mémoire : Je n’œuvre pas dans les étages, mais dans les

     fondations.

Tu n’es pas l’homme de la belle verrière, que tu contemples, tout en bas, 

     souffrant un peu de tes vertèbres cervicales

Qui se sont fatiguées dans le travail de l’écriture, comme celle des travailleurs

     du Livre.

Tu n’es pas des lignées de verre et de lumière que tu admires plus que tout

Tu descends des batteurs de fer, tu travailles comme eux la matière commune.

     Ouvrier, c’est le mot qui te convient le mieux

Un ouvrier des mots, qui exécute de son mieux – mais on sait qu’il s’y connaît

    un peu – le travail qui est demandé

Celui dont l’idée vient d’ailleurs et d’une source vive. S’il ne vient pas de là, il

     n’a pas de saveur, alors on fait valoir quelque difficulté, on suppute, on

     discute.

Mais si l’ordre survient opaque et fulgurant, c’est un très grand bonheur, c’est

     l’honneur pour lequel on a longtemps vécu et pénétré, par des

     retranchements, par des retouches successives, dans les souterrains de

     l’oreille.

Ce n’est pas le moment de se mettre à genoux, c’est le labeur habituel où l’on

     s’enfonce, sans plus rien voir et voyant tout.

Le soir, tu as les os rompus et tu as peine à t’endormir. Tu ne peux plus parler,

     tu ne contribues guère à la conversation

Tu es occupé, comme on l’était pendant la guerre, tu vois qu’il faut tout dire

Tout ce que Sigmund Freud n’a pas dit dans ton rêve, tout ce qu’il allait dire

     quand tu l’as censuré

.........................................................................

 

 

La sourde oreille ou le rêve de Freud

Edition de L’Aire, 1800 Veuvey (Suisse),1981

 

 

Du même auteur :

 Géologie (10/01/2018)

Caste des guerriers (10/01/2019)

Tombeau pour des archers (10/01/2020)

L’escalier bleu (10/01/2021)

La Chine intérieure (09/01/2022)

La maison du temps (10/01/2023)

La sourde oreille ou le rêve de Freud (VIII - X) (10/01/2025)

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