Paol Keineg (1944 -) : Taliesin
Taliesin
1
La vie
ne s’explique pas autrement
que par la piqure d’abeille
le dénuement le tas de fagots.
2
Pétrifié et patient, étouffé avec tant d’insistance, que je ne sais plus, enfoui
dans un tout petit paysage.
Bluffs de nuages, igloo du ciel blanc, plus tard la boue augmente,
l’intempérie s’éloigne en terre étrangère.
Ce qu’il en coûte d’être pour devenir, du poisson d’eau salée à l’homme
aigre-doux, dans l’exil et la grisaille.
Ouvrir le feu, ouvrir le gaz, le soleil et la lune, tout est miroir, les symboles
mentent.
Le gui, le pommier, la poule, le fou de Bassan, tout ce qui plonge,
s’enfonce et modifie, tout ce qui sans savoir pourquoi instaure et s’en va.
3
Ile
au centre des eaux vertes ;
dans les cavités de la falaise, le petit feu d’une ruche, l’arme blanche d’une
mouette.
Belle unité de la lande comme un bœuf écorché.
Derrière les totems, un patchwork de moutons et de mousses.
Au petit jour serrant dans sa rosace une torche incorrigible,
c’est l’occasion de briller, blessé à mort.
4
Aussi bien d’ici que de là-bas
par-dessous le ventre du cheval
qui s’autogère au milieu du prè
les bonnes pensées s’équilibrent
avec les mauvaises sans pour cela
que la terre tout à fait bleue
et verte ne cesse de s’émerveiller
et close de partout d’une noirceur
d’hiver et d’énigme elle effraie
doucement bariolée dans le soir
d’eau douce en eau salée elle
tourne encore et ne cesse d’effrayer
dans le champ que je dis j’examine
d’en haut les mouches communiantes
et la belle maigreur des fourmis
qui portent
5
Chapitre des bêtes venimeuses : v, triangle, bague, grelot, papier de verre,
la flèche incendiaire dans le jardin terrestre.
L’œil : léger tison sur fer de lance, et pour que rien ne manque, le nœud
sacré, le spasme.
Fureur n’est pas cruauté,
dérobade n’est pas défaite,
cela qui couinait dans l’herbe haute à présent est digéré ; je dors.
6
Cheval noir couché d’un récit inépuisable, que je me caresse, que je me
lèche,
que je fignole dans le steak et la crinière,
que j’inaugure à pleins sphincters une vie nouvelle, un nouveau droit de
cité.
Fripé du sabot à l’oreille, je tombe de moi-même sur le côté,
je coule dans le froid définitif,
abandonne moiteur et cécité pour les éclats de voix sans plus jamais de
recours que le coup de dé.
Quelquefois, pour m’arrêter de tomber, je m’agrippe à tout ce qui me tombe
sous la main.
7
Je viens de plus loin que le paysage.
Les prophètes massacrés ont disposé de hauteur en hauteur les tas de pierre
du désastre.
Par le chemin de roses rouges une jeune fille découvre ses limites et ne croit
pas à la mort.
Je l’ai perdue des yeux après le champ de maïs. Est-elle morte ?
Parce que le vent est le seul assaut en ce pays de patience, je n’imagine pas
de frontière au besoin de vivre.
Ma souffrance, je la réduis en poudre : je me fie à mon instinct.
8
Ceridwen au chaudron. Circée platinée aux joues roses.
Un an et un jour, bâton en main, à touiller une bouillie quelconque,
les yeux sur l’île la plus verte par-dessus le talus,
à brailler une gwerz interminable,
moi le branleur à la voix douce, je tourne, je fais le vide !
Elle, la morgane, la stella maris, elle herborise au milieu des ordures, je
l’entends qui grince des dents.
La danse du ventre parmi les cromlec’h pour que la boucle soit bouclée !
Moutures et fringale ; bombardes et cromornes.
9
Je suis le corbeau sans lumière dans le matin de décembre, le perce-oreille
sur la feuille lobée, le blanc laiteux où gèle une femme,
je suis le vent, le fil électrique et le tableau de bord, plus souvent vieux qu’à
mon tour ;
renard roux à pattes noires, bonheur d’eau dans le rectum des bois, manière
de grand oiseau sur les sables éclairés,
de la cerisaie aux meurtres d’octobre, localisé, taciturne, je prends de
l’altitude, comme un joueur de cartes par-dessus le thé des abers.
10
Que cherche-t-elle entre mer d’huile et mont fait silence,
dure à choisir,
dure à refuser la tombe ?
La chanson dans sa gorge est un pieu enfoncé, et son corps
sait ce que je pense
Que mon désir, à l’endroit de nos galops d’enfer,
je sois dévoré jusqu’à la gueule,
que ma nuit s’ajuste à son absence.
11
J’avise que,
moi couard et tout écorché,
il me faut vivre à fonds perdus,
affronter la mort effrontée.
O fils d’occident et d’un accident, vas-y, ouvre la gueule,
accompagne ton chant lugubre du tambour de tes pieds et d’un bruit de
fusils...
12
Le menhir m’ahurit, le calvaire m’horripile, la pierre partout,
dressée, couchée, taillée,
regard de pierre, grande nuit de pierre.
J’ai dans les poches des villes submergées où les veilleuses brûlent.
Je vis dans la pierre comme une taupe.
Gneiss, granit, schiste,
mon pays dans l’ajonc rupestre et les foutaises aériennes.
13
N’aurons-nous donc vécu
que pour la vivre de loin,
assis sur le talus et la digue,
gens de terre du bord de mer,
gens de terre et de cochonnerie ?
A nos pieds la mer encore
une fois nous laisse,
maussades, vaquer à nos
ménageries mal léchées.
14
Sommé de faire la somme du temps perdu et des clans dispersés,
je prends à contre-pied la multitude du désastre.
La côte se rend gueule ouverte à la flambée du sel,
les abers évacuent les cirrhoses et les phosphates.
Des territoires de chasse aux eaux territoriales, je connais tous les lieux-dits,
Et les cuivres, les couteaux, les cuisines.
Le silence de l’herbe noire renvoie à d’autres miroirs.
Histoire de mettre fin à une histoire abjecte, je passe de la douleur à notre
bon plaisir.
15
Du discours de la terre à la rumeur du ciel bleu, pas de place pour les
prévisions théologiques.
Dressé contre le matin avec sur la poitrine le poids d’une phrase obscure,
la lumière m’emplit de bijoux.
Terre d’herbe forte et de vérité proportionnelle, terre honnête,
silence et dignité ne suffisent pas contre le pillage.
De mes vies qui s’apaisent, je garde le souvenir des premières rencontres,
je prophétise à la sauvette un avenir fait de trois ou quatre certitudes.
16
Ardoises envolées, l’eau qui passe ne désaltère pas, le passé lettre morte.
Ramas de tessons, terre délabrée, pas de douceur d’avoir été.
Entre Graal et Baal, le blanc, la ligne droite.
Le moindre signe rallume la colère d’un peuple cochonné.
17
Le dieu de pierre sous la voûte sourit, le corps cassé d’un mouvement de la
hanche.
Tant de spéculations sur l’au-delà, et personne pour crier au secours.
D’un pincement de doigts gourds, il dégaine l’arbre du système nerveux,
la bouche devient blanche, et les yeux,
le trousseau de clés tombe à l’eau.
Mal rasé et vieux, il ne vieillit pas,
voué à la fragilité d’écorce de l’intelligence normale.
18
Les champs labourés s’éclairent ; le wharf domine la mélasse ; un coq noir
durcit dans le jardin aux roses.
Ici on vieillit sans douceur, sans bouteille d’oxygène.
De ce qui reste dans les trous d’eau, j’ai fait un soleil pour mes sabots.
Le chemin sent la mer, la montagne s’incline dans la lumière,
clôtures électriques.
Novembre d’énigmes, décembre qui inaugure,
le bris, le dam, le gel.
19
La mer déboule, le vent chahute les maisons maigres, les arbres mal fagotés.
Pays hirsute, hameaux à plat ventre, les hommes saouls dorment suffoqués.
L’humus exsude le granit, l’herbe pousse dans le cimetière des mots.
Etreindre, éteindre, et l’ayant pressée, faire corps avec, s’habituer.
Terre écrouée, et moi au plus près de la mer, que mon combat soit dur !
20
De l’amour je vis
Les décombres et le coma
Arrêté rageur
Au bord de la route.
Tumuli et galgals.
La mer feule, le vent
Conduit les porcs à la forêt.
21
Sous les plumes de la poule rouge,
je ne sais plus rien de mon trajet de grain de blé dans son ventre
conquérant :
fécondée par quel coq de village,
combien de temps avant de me pondre,
chaud et parfait, sur la paille blanche ?
22
Tu aimeras toujours
les manoeuvres de l’eau douce
les illusions d’optique.
O terre des bras autour du cou
tu mouilles
l’arc-en-ciel sur les champs
bague l’hiver de notre folie.
Et nous, renoncerons-nous
à nos fables de personnes déplacées ?
23
Le druide à la truite a fait peau neuve : ses veines bleu marine suivent le
plomb.
Verre cousu, passage de la lumière au travers des bras mordus, des cous
tranchés.
Le sauveur en kimono baigne dans l’ombre tricolore, entouré de soldats
croches et de putains roses.
L’hôte sublime mitraille la mosaïque ; à pleines mains on chope le blé mûr.
Carrousel de la verrière fumante, du sécateur de la sage-femme à l’océan
des résurrections !
24
Gwion dans les lotus, fils de la poule et du soleil. Un crocodile rampe, un
poisson en travers de la gueule. Le fleuve a inondé la plaine.
Arbres dans le vent, et toi qui vaques aux travaux des champs. Le grain lavé
lutte. De l’aube, le fer rouge et un lever de grenouilles.
Les amphibies autour des barques échouées. Les animaux d’almanach dans
le demi-cercle du ciel peint. Quelle main nerveuse fait vibrer la corde de l’arc ?
25
Ma lenteur à comprendre les paroles et les motifs,
et de mes passages à vide, fils de la poule, mes candeurs suspectes, mes
poèmes besogneux.
Le miracle te plaît, et l’hyperbole,
La mémoire retorse de la syntaxe.
Trois femme fatales, deux petits enfants de cire, le pays austère et double,
les cris d’alarme, les ségrégations géographiques.
Quoique morose et chauffé à blanc, je reste dispos, j’accueille avec douceur,
soubresauts et contre-temps,
j’ai sans raison cent raisons d’espérer.
26
Blé occis, friandises du gel, les oiseaux catapultés de ce pays maudit.
soufflent dans les binious de décembre.
Les corbeaux d’ici, les mouettes là, et l’huître nucléaire à la perle collée.
Les vielles amputées de leurs enfants blanchissent sans broncher, et moi qui
brigue
la clarté de l’âge, j’essaie, je glane, j’amasse, je remâche.
La vague tombe, la forêt oriente ses radars, l’avenir est dans les astéroïdes
du sperme.
27
Que je pratique le fou rire,
en lieu et place qu’occupent sans bouger les bardes les plus sérieux.
Le coq et la poule battent des ailes dans mon rire, le taureau éternue, le
hérisson se hérisse –
Tout cela dans mon rire, qui à la fin s’épuise. Me voilà hissé au rang des
poètes sérieux, bouche pincée.
pince-sans-rire, avec toutefois le recours du mouchoir devant la bouche,
parce qu’il arrive que j’éternue avec l’air d’éclater de rire ; mais je suis sérieux,
c’est mon métier.
D’ici j’entends crier les pneus des voitures, je regarde foncer les oies
sauvages vers le sud,
J’invente. La lande brille de mots difficiles à dire et d’un rire réprimé qui
passe entre les doigts
28
Année de sécheresse :
Les sauterelles braisent dans l’herbe, les ivrognes calcinés parlent par
signes.
Panique ! miettes d’oiseaux dans le vent,
et qui s’avise d’arpenter la grand-route finit pulvérisé sous la croix de
pierre.
Soleil d’été, minéral, inhabité.
Je ne bouge pas, enfermé dans la nudité de l’arbre ; le monde devenu vieux
erre autour de son enfance.
La cavalerie des calvaires dans le dos, et en pleine baie l’île Tristan,
c’est moi au milieu de la route, dur d’oreille, les yeux ouverts.
29
Echéance déchéance
Pays fluide dans le vent
Seigneurie austère
Où la tristesse du chaos
Le dispute
A la nudité du brasier
Aubaine et imbroglio
Je parle sans litote
D’un pays grand ouvert.
30
A trop regarder le soleil
On se fait une idée fixe
De sa rondeur de sa rougeur.
Le regard ensuite reporté
Sur la terre et sur la mer
Promène de lieu en lieu un trou
Où tombent les couleurs.
31
Cette femme que je regarde, qui me regarde, je vis en elle,
collision, virgule, têtard, goret,
ballon-sonde strié de sang, entortillé à bout de corde,
la facilité des mouvements dans les saintes huiles du ventre
le solitaire dans la poche,
l’astronaute scabreux dans le blanc d’œuf, le soleil y resplendit, et le sang
d’un coup de tête,
je plonge d’un cri sans parachute dans le fumier d’une cour de ferme !
32
Le bleu et le vert goutte à goutte
l’annonce de l’hiver dans les trous d’eau
dans la forêt aux coqs rouges
les amants retiennent de leurs jonchées
l’empreinte des fougères
ce qui suppose sous le linge
des lieux de rencontre
des tempêtes de neige
et dans le boîtier des ventres ronds
la douceur d’une lune électrique
qui marche au courant-force.
33
Les fabricants de mort parlent fort de l’avenir et de leurs ancêtres,
mais je suis celui qui n’accepte pas qu’on lui dise : oublie que tu es,
oublies qui tu es,
je n’aime pas qu’on me retire l’échelle.
Bazar de rocs, ruines de pierre,
où que je sois, je suis d’ici
où le vent actionne les moulins à prières, où la langue nous colle aux lèvres.
Les passeurs à l’avant des canots nous regardent les yeux fixes,
Dieu ne parle plus par la bouche de ses speakers.
34
L’hiver à couteaux tirés,
Son corps de femme non-alignée,
Il fait nuit,
L’érosion n’explique pas tout.
35
Le fœtus enterré vivant fait le dos rond : toujours en laisse, bute contre l’os.
Ce sas fut un jour l’amande de l’amante.
Trogne en avant, yeux clos,
la gueule grande ouverte !
Le public applaudit, envoie des baisers avec l’air de mordre.
On sort les calendriers.
36
Je
me conçois, vif, minuscule, insubordonné,
tout brodé de faits-divers,
bucolique et velu,
et la vie horrible en moi s’envenime,
me voici à l’herbe, bâtard de moi-même, jumeau équivoque, rature de chair
rose à double menton.
Maître du monde qui comprime l’océan en de justes zones,
redonne-moi la force d’être le paysan banal et tragique, l’arbre épineux dans
le vent,
la mouche dans l’eau du lavabo.
37
Hiver, hache de verre, herbe rare,
Le vent du nord, le plomb et l’argent,
Dans la maison froide, la sage-femme attend en se retroussant les manches,
Pluie et neige, et parce que c’est la règle, nous nous disons des choses
tristes.
Paix.
On parle sang et eau, on déballe fictions et simagrées,
on se tait dans la cuisine où cuit la cafetière.
La peur et l’envie de mourir, c’est nous.
38
Rigolo ou cynique,
je vois les corps que j’habite ;
tout en moi crie que ça n’existe pas.
Truie, oiseau, cerf, saumon bleu, maison perdue,
je suis le barde encaustiqué, l’escogriffe ergoteur à la petite harpe,
je me succède, je caracole, il me pousse des ailes,
O lied, ô lullaby !
39
A peine naïf désormais, apatride,
je fraude pour que, tiré de l’oubli, le pays achève sa parabole.
C’est l’hiver. Devant l’arbre de glace, je m’invente une mer très verte,
dans le vent du Nord, je suis goéland qui lutte et tombe dans le goémon.
C’est l’hiver. Babel nous appelle, et le Gulf Stream, les oies sauvages,
c’est le temps du connais-toi toi-même et des queues de poisson.
Affairé sur mon tas de livres, j’affabule, je zigue et je zague.
40
Issu du doute et de la pénurie
Je décrète l’oiseau noir sous le gui
La prophétie et le lancer de caillou
Je suis plus vieux que la colline bleue.
Boudica, Taliesin et autres poèmes.
Edition Maurice Nadeau, 1980
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