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Le bar à poèmes
9 janvier 2022

Henry Bauchau (1913 – 2012) : La Chine intérieure

h-bauchau[1]

 

La Chine intérieure

 

                                                                                                                        Pour L.

                                                                                   La Création ...n’a pas consisté à s’étendre

                                                                                                                           mais à se retirer                                                                                                                                                                                          

                                                                                                           SIMONE WEIL

 

                                                                                   Le vrai miracle est de marcher

                                                                                                                               sur la terre

                                                                                                             HOUEÏ-NENG

 

LE PETIT JOUR

A museau gris de musaraigne, la neige mince de janvier

La neige a dénoué ses paumes et tombe sur le point du jour

Où je m’éveille sur le seuil, dans la position des gisants

Dont les noms de gloire et d’oubli, lorsque je les lis sur leurs tombes, ne me

     rappellent presque rien.

Je regarde mon âge, je regarde la neige, je ne regarde rien

Je me souviens du cimetière sur la pente au-dessus de la baie

Et de l’église qui abritait les morts avec sa longue échine usée.

Tu es assis sur le mur de pierre, tu regardes Dominique marcher entre les

     tombes avec Jacque et tu vois

Un pays où les Saintes Femmes, naviguant dans une auge de pierre, peuvent

     être un matin amenées par le flux

Portant un morceau de la croix et parlant avec un certain désordre aux pêcheurs

     qui les aident à descendre

Du Christ, de la promesse et de leur voyage sur la mer et dans ce pays

     d’aventure.

Près d’elles se tient un homme étourdi par le vent, le sel et ce mouvement de

     paroles

Qui les interrompt parfois pour ajouter une précision et demander s’il est

     possible

De louer une barque ou un atelier, car il connaît plusieurs métiers et son souci

Est de pêcher en mer et de tailler le bois afin de nourrir les femmes

Pendant qu’elles prieront le Seigneur ou parleront de Lui à ces gens d’ici qui

     ont l’air honnête.

Il est beau d’entendre parler Dieu, d’être nourri par la parole et par les anges

     sur les gouffres de l’océan

Mais il n’est pas d’avis de prolonger le miracle, il sait que le temps est venu

De reprendre l’outil et d’avancer l’ouvrage.

Tu regardes la neige qui a les mains ouvertes des Saintes Femmes

Son souffle entre dans tes poumons, ton corps

Se réjouit et se lance vers sa sœur innombrable.

 

Je suis dans le long jour d’été, dans la lumière décroissante au-dessus de la mer

Mes mains palpent le sol ancien, les hommes des millénaires

Ont peu à peu creusé cette forme intérieure, ce lieu où je me tiens pour mon

     temps d’ignorance.

Je regardais la mer, je regarde la neige, je ne regarde rien

Et je vois Dominique au milieu des tombes avec Jacques le Majeur, celui qui

     enseigne et qui sait

Qu’il sera Jacques le Mineur, celui qui ausculte et qui sonde.

Aussi la neige dans les branchages du pommier sous la couronne d’anthracite,

     invente un Christ aux cheveux blancs

Et dans le point du jour où j’aurai soixante ans, j’entre dans ma saison

     d’humilité cependant que les sapinières

Sont célébrées par les épaules dans leurs manteaux de Templiers.

Que j’ai aimé la gloire des corps ! Non point trop, Seigneurs, écoutez

Un beau conte d’amour et de mort, le chant réel

De l’existence imaginaire où la journée bretonne

Et son incertaine assomption dans l’auge de pierre et de sel

Où l’apparition des Saintes Femmes dans cet anniversaire de nuage

N’ont que de faibles liens avec le parcours aveuglé de ma vie.

A longs pas de muettes attendues tout le mois, la neige au ventre d’hirondelle

La neige a traversé ma nuit, elle tombe pour de très longs jours

Et dans la chétive lumière, entre la neige et le flocon

On voit qu’il n’y a rien, aucune forme de passage.

Les flocons cherchent, les flocons voient la forme originelle.

La neige étend son giboyeux poème. Assemblée de flocons

La neige ne peut rien sans toi, mais ne te prends pas pour la neige.

 

LE CŒUR GRIS

Aveugle par félicité, as-tu fait provision de rêves cette nuit

Ô neige insuffisante à mon insuffisance

Où je m’éveille le cœur gris et le plus pauvre de matière

Le plus gauche, le plus transi de ceux qui sont dans la charnière.

Sur le léger tissu de neige du balcon, la mésange dessine

Les tranches des Béatitudes que Mérence coupait dans le pain matinal

Et les oncles disaient en les voyant si fines : On peu voir son âme au travers.

La neige avait alors ses paumes de soucis et Mérence riait

De ce rire qui te transperce encore, un peu fêlé.

Elle qui souriait avec tant de gaieté, de son sourire de fétu, du sourire affuté

     de la femme ouvrière.

Pourquoi le rire est-il éteint par l’imperceptible fissure et par le haussement à

     peine de l’épaule

Qui disait : C’est ainsi, il n’y a pas de quoi pleurer.

Enfant, tu préférais te battre. Aujourd’hui tu n’as plus d’autre arme

Que ces poèmes de papier, mais les autres n’en ont pas plus.

 

Tu revois dans la neige l’écriture des fées, tu contemples un ballet d’oiseaux

La gorge rouge du bouvreuil illumine au milieu des gris

Le fin plumage de l’épouse et le léger essoufflement des couleurs de Mérence.

Elle qui soutenait la foi, son espérance était troublée

Par la souffrance des bêtes, des pauvres, des enfants

Qui faisait que l’honneur de Dieu

Semblait si différent du nôtre.

 

LEGENDAIRE

La neige tombe sur vos gares, locomotives légendaires

Où la vapeur prophétisait en traits de cuivre et de charbon

L’éclat de rire de Lénine, le visage humain et rusé, dans l’obliquité de l’hiver

De qui connaît ses ennemis. Le Christ les connaissait aussi

Ce qui s’est usé, ce qui manque, c’est son rire qu’on n’entend plus.

Le peuple a droit

A sa colonne de vertèbres

Et sans crainte ni présomption à l’existence verticale.

 

L’ATTENTIVE

Dans la maison de mes vertèbres, l’attentive du cœur,

Jour après jour, écouter murmurer cet homme des charnières

Qui est connu pourtant et bien-aimé de tout son corps.

Les arbres se sont mis debout avec la pensée vertébrale

Mais ta demeure de matière et ta corporelle entreprise, l’espace vrai

L’espace vif où tu respires, où tu rêves, où tu désires

Où tu es étreint par l’amour, par l’étrange raison et plus étrange le sommeil

L’étendue en toi, l’évidence où tu te mesures au soleil

N’était-ce pas plus sauvage et plus nue que l’âme, plus véridique

Ton enfance énorme et ruinée et ta maison d’inconnaissance avec sa Mérence

     ensablée

Dans la muette architecture, au bord de ce sentier qui s’est perdu dans l’herbe.

 

LES GRANDS INSTITUTEURS

Le scribe accroupi qui s’éveille dans la mémoire

Témoigne de la présence du maître que nous ne voyons plus

Ce temps n’ayant pas d’ouverture pour le voir ni mon esprit de langue

Pour l’entendre et pour le nommer.

A la croisée des désirs du songe et de la nourriture du réel

Je regarde vers l’origine, je regarde le temps des grands instituteurs.

Je me souviens de l’embouchure où l’homme au parapluie troué

Apprend le cours du fleuve Bleu

Par le modeste dialogue

De ses jambes et de ses épaules.

 

ECRIT POUR LE CIEL

Je regarde le sel, je regarde le gel, je ne regarde rien

Et dans la nuit de ma jeunesse, je suis soldat, la guerre est proche.

Tout est ultime, les corps sont déchirants, extrêmes et plus obscurs.

Tu es seul dans la plaine entourée par la lune avec l’amour inexplicable.

Tu écris pour le ciel le nom de Laure en marchant dans la neige

Et tu vois par de brefs dessillements des yeux

L’état où nous serons, où nous sommes, où nous étions depuis toujours.

 

MATIERE DE BRETAGNE

La couleur acharnée de la terre

Sur les bords du jardin de la femme sauvage

L’oiseau de sel et les grands animaux liquides

Se sont perdus dans la mémoire, se sont fondus dans ton histoire et la journée

     d’hortensias bleus

Où ton esprit s’ignore entre le ciel et l’herbe, pour un ruisseau guidé par la

     pente discrète

Qui s’écoule sans ordre et sans continuité

Et de son cours abandonné au fond d’un pré toujours désert.

Tu es assis comme autrefois au vent d’ouest, lorsque la guerre en Flandres

Faisait brûler le nom de Laure, le faisait fondre dans la neige.

Le secret de cette eau sans nom, tu n’as pas su le lire

Le bruit du vent, l’odeur du lierre et la journée que menaçait

Une brume orageuse, ce sont les mots de l’écriture

Ce n’est pas l’eau à petit bruit qui descend dans le val en sautant quelques

     pierres

Vers une ferme blanche ou grise et la futaie de haute taille

Où le roucoulement des ramiers n’évoque plus l’oiseau dans l’été sexuel

Mais dans l’oreille mémoriale le nom de Brocéliande et ses pouvoirs éteints.

1917

 

Plus neuve que la neige est la petite enfance

Avec un angle très obscur, un tournant nécessaire

Corps de Mérence dans le ciel

Moins vrai que son tablier blanc dans le vent des lessives.

Mérence alors, dans la mémoire était si haute, si ancienne

Femme d’écume solitaire, assise entre deux pierres levées.

Quand les Puissances dominaient sur les greniers gris de la mer

La guerre était sans espérance

La guerre était devenue vieille.

 

LE MOUVEMENT DE LA NEIGE

Le mouvement de la neige qui tombe, son léger geste de retrait

C’est l’eau qui s’est rendue visible

C’est ton enfance surprise à l’entrée de la chambre

Où les grandes personnes attendaient en silence.

Cette entreprise du poème qui te barre la vie

Ce mur depuis des mois que tu élèves pour l’abattre

C’est le bélier qui va casser ton chant d’aveugle

Et dans l’infirme oreille

Briser les tables de la Loi et la muraille de la Chine.

 

RÊVE DE SHENANDOAH

Le rêve avec son clou rouillé s’élève quand la nuit est mince

Sur une planche de goudron, rien que son nom en lettres rouges

Le nom brillait dans la marine et dans le bleu du fond

Il éclairait la tombe et les mâts mutilés.

 

Shenandoah est une rivière, une eau rapide, une forme de femme, une forme

     de feuille

C’est un passage de chevreuil

Rien qu’une femme rouge comme un érable rouge.

 

Sauvage était son nom dans le muguet sauvage

Et le corps était sobre, éclairant de sa mort le vrai corps délié des Montagnes

     Rocheuses

Comme on aimait sa gloire et le poids du fusil

On aime encor sa guerre avec ses naseaux bleus.

 

LA CLAIRE AUDIENCE

Le cheval blanc de Jéricho souffle dans les naseaux du songe

Et la très vielle reine se cabre sur le mur dans un brouillard doré.

La neige a recouvert la planche des visions et les mots viennent sur le seuil

Désarmés, peut-être dépossédés, les mots viennent les mains ouvertes

Et tu entends qu’ils ont l’amour de te guider

Sur le chemin qui mène au trésor de la langue.

 

La lumière de la voyance, la lumière des yeux faiblit avant le jour

Tu creuses dans ta nuit de neige, tu poursuis ta course incertaine

Vers le pansement blanc ou bleu d’Apollinaire.

On parvenait le long d’une large rivière

Quelqu’un rêvait à l’ancolie

L’herbe était noire avec quelques roseaux et le coeur attendait.

 

LE VOYAGE

Tu pars, tu vas quitter la durée de la neige

Pour un autre temps plus actif, on dit là-bas que l’Histoire s’accélère.

Pourra-t-elle produire une raison paisible, une femme née de la terre

Eclairée de pensée vivante par la voyance, la claire audience de son corps.

Tu es dans la saison de la simplicité, quand la vue baisse on ne voit que les plus

     simples lignes.

Tu entends moins ce qui se dit, tu comprends moins bien les réponses, mais la

     question devient plus forte.

Tu portes le toucher du temps, tu es blessé, tu es pressé par un feu lent mais

     insistant.

Il faut passer par la flamme des mutations, trouver l’or corporel

Qui fut cette maison de ton enfance dont tu as cru qu’on te chassait

Quand le corps des merveilles s’est dissipé dans les fumées de ta jeunesse.

Tu es resté devant la porte, qu’est-ce qu’une porte de paroles

Qui n’ouvre pas sur le vrai corps et cette matinée de neige

Sous le ciel au cœur argenté, comme on en voit dans le tableau des Flandres.

L’hiver alors était de paille dans l’écurie des chevaux brabançons, tu te

     souviens de la saison des granges

L’hiver, après la bogue acide, était couleur d’étain, il était riche de châtaignes

La pie était sur le gibet. Ah ! la terre chez nous en faisait des ruades et comme

     elle aimait renâcler

Sur le bord des étangs gelés, quand se posait la patineuse

Et que Bruegel glissait dans ses sabots d’enfant siffleur.

Ici le gel est long et la roche n’est jamais loin, ici tu es un étranger

Sauf dans le signe d’air et la folie de la lumière verticale.

Tu pars, tu vas longer la pente des rivières, tu passes des villages grèges

Rien n’est beau que la vigne nue, sous le vert des phosphates, rien n’est plus

     éclairé que le mur manuel.

Tu es dans le cimetière des vignerons, tu cherches entre les tombes une trace

     perdue

Le lac est dans la brume, il est couleur de perle, au milieu du nuage on voit

     deux larmes, on voit deux barques suspendues.

A l’ombre du muret, il reste un peu de neige et tu lis sur la pierre : Ma grâce te

     suffit. C’est ça que j’avais oublié.

 

LA SIBYLLE

Tu apportes un chèque à la banque et tu as peur de l’avenir

Les échéances, comme les années qui te restent, sont chaque fois plus courtes

     chaque fois plus difficiles

Et tu as peur en vieillissant de ne plus trouver de travail.

Celle qui avait l’écoute si fine, la Sibylle, n’entend plus et tu dois appeler son

     ami cardinal.

C’est la voix d’un vieil artisan, polie, rabotée par le temps :

« Elle a beaucoup pensé à moi, elle ne peut plus marcher, elle se met souvent

     en colère. Ses pensées me font plaisir. »

Et tu entends dans la voix du vieil homme qu’il aime et estime le plaisir.

« Tout sert à l’oeuvre de justice et quand on n’a plus que cela on peut lui

     donner sa colère. »

Il a raccroché pour toujours. Dans la cire d’abeille où Mérence habitait, tu

     retrouves l’odeur d’une vierge de chêne.

Tu attends le train dans le froid, durant ton analyse

L’image de toi-même était inaccessible, tu étais toujours en colère.

Un jour, la Sibylle dit : La colère veut dire espérance.

Alors quel esprit jaillissant, le corps est saisi d’espérance

 

L’ILE SAINT-LOUIS

Tu es dans le train qui vient de Milan, il est plein d’Italiens qui sont gais et qui

     parlent d’eux-mêmes.

 

Par la fenêtre on voit couler un pays blanc et tu lis des hebdomadaires.

 

Tu as peut-être en toi des cellules qui savent mais tu n’entends que par

     intermittence.

 

Tu tressailles au fracas lumineux d’un rapide, comme toi il est rempli de

     pensées qui s’ignorent.

 

Tu traverses des ponts, des villes, des tunnels. Interminables, à la fin des

     lectures, les rues en gris s’écaillent où le peuple est parqué.

 

A Paris, tu vécus bousculé par les songes. Les rues et les palais de verre étaient

     de sel, au temps de la névrose errante et de l’amour.

 

Tu es dans la gare de Lyon. Comme les Indiens le long des troupeaux de

     bisons, as-tu passé ta vie à marcher dans les gares sous les yeux des

     locomotives ?

 

La foule entre dans tes poumons. Sous le grand ciel humide, celle qui est

     Marie et Claire est devant toi.

 

Vous retrouvez le refuge de l’île, ce soir est à l’abri du temps

 

Tu t’éveilles au milieu de la nuit, tu entends le bruit de la pluie dans la cour.

 

Un jour de ski dans la forêt, la biche avec ses faons était sous le sapin,

 

Tu remontais le vent, elle a été surprise. Vos yeux se sont croisés un moment

     déchirant. La vraie patience est la patience des chevreuils.

 

L’ESPERANCE

Tu vas à Vincennes ce matin. Paré de millions de voitures, Paris est la reine de

     Saba dans son archipel dévasté.

 

Les maisons rongées par la pluie sont les chariots des émigrants dans la

     caravane vers l’ouest.

 

L’université est toute neuve, elle est aussi moderne qu’un cimetière d’autos.

 

Tu la vois vaciller comme un bison blessé, elle est dévorée d’inscriptions.

 

Elle n’est pas née mais jetée là, l’amour ne l’a pas mise au monde.

 

Il faut que le vrai apparaisse par la transfiguration du sordide.

 

Tu aimes l’ordre comme tu aimes ta colonne vertébrale.

 

Nos colonnes sont déviées, leurs temples sont forcés par le marteau-pilon.

 

Préférer l’ordre au désordre, c’est la négation de l’esprit.

 

Il n’y a rien à préférer, il n’y a rien à désirer que l’espérance.

 

Sylvain parle avec des reprises et des arrêts où tu le vois douter, où tu le vois

     trouvé.

 

La sonate de Vinteuil ne cachait pas ses trous ni ses obscurités.

 

C’est par ses vides et ses hésitations que la pensée devient matière.

 

Tu regardes la pluie tomber sur les oppresseurs et sur les opprimés. Tu

     regardes ses mains qui sont des pensées musculaires. Tu ne regardes rien.

 

Et tu entends un rire très gai, celui qui rit de l’impatience, lorsque la foule

     s’abandonne car elle n’est plus abandonnée.

 

J’espère en écoutant ce rire, j’espère en regardant ce qui se passe en moi.

 

L’esprit délivré du pouvoir ne veut plus dominer, l’esprit ne veut plus délirer.

 

Quelqu’un m’a pris en stop avec deux étudiantes, les falaises et les accidents

     du béton s’élèvent au milieu des amers de ferraille.

 

L’espérance de vivre regarde ses organes et son corps dispersés.

 

LE SERPENT D’IMAGES

Je suis dans la maison de la télévision, elle est remplie de gens qui possèdent

     un savoir, elle est fardée de signes que je ne comprends pas.

 

Quelqu’un me fait entrer dans une grotte obscure

     Comme Sindbad le marin,

     je me sens soulevé par le vol d’un grand aigle.

 

L’Histoire apparaît sur le mur, c’est un poisson aveugle sous la vitre d’un

     aquarium.

 

Le peuple de Bikini revient sur son atoll, ainsi qu’au temps de la Sibylle

     le sens est revenu dans l’esprit désolé.

 

Nous sommes quatre à déchiffrer nos hiéroglyphes embrouillés et si le texte est

     insensé nous sommes les fourmis du monde.

 

Brillant dans la moitié du ciel quatre femmes nous interrogent.

     Est-ce la guérison par le serpent d’airain

     de nos esprits brûlés par le serpent d’images ?

 

Le frère aîné n’est pas descendu en lui-même, ainsi que le Christ aux enfers

     dans sa jeunesse végétale est descendu dans la matière.

 

Il est mon frère minéral, il est le frère de l’arable et le frère des animaux.

 

Je n’ai vraiment aimé que l’enfance de moi-même, ce qui n’est pas écrit est

     encor dans l’obscurité.

 

LA SCIENCE

Tu es auprès de la Sibylle, le jour baisse, le lit est blanc.

Elle est encore en son grand âge à son poste d’écoute

Ses mains forment les gestes du secret : j’accepte et je n’accepte pas.

La science de patience

Est subie, est aimée, est imprimée de force.

La voix surprend : Marée basse... marée haute.

Elle fait tourner le monde autour de son poignet

Son sourire est d’une impatience admirable.

 

LE PONT MARIE

Le jeune amour écrit en dieux

Dans des chambres, dans des maisons célestes, carnassières.

La connaissance amère et disloquée des dieux

Est le commun trésor dans le sommeil profond.

Je ne sais presque plus, je ne sais presque rien

J’ai dormi, j’ai rêvé, si j’écris pour aimer

L’ignorance d’amour écrit ce qu’elle ignore.

 

L’HEURE DU THE

Tu es dans le bureau de Dominique, près de son divan d’analyste

Et tu revois les rideaux rouges, les rideaux gris de la séance.

Une petite fille t’offre du thé et te parle avec cérémonie.

Il y avait ce son de flûte en Grèce, sur une feuille au bord de l’eau la neige

     tombe sur la Chine.

Lorsque la vie n’est plus qu’une oreille attentive, entendons-nous tomber cette

     neige intérieure

Entendons-nous parler la langue des matières ?

 

C’est Dominique avec la musique de son nom, quatre syllabes matinales

Qui font la personne rieuse dont la pensée souvent, sans se cacher, repose.

Avec ces mots de tous les jours et qui s’en vont sans bruit

Peut-être parlez-vous de Dieu dont la mort est si évidente

Que tu ne peux parler de lui, mais plus simplement de cela

Que l’on éprouve avec la profusion de l’air.

Tu es assis dans la chambre près d’elle, tu ne sais plus si vous saviez que Dieu

     est mort

Pendant que peu à peu, par la contemplation de la neige et de l’eau,

Tu découvrais sous les paroles

L’imitation de la matière.

 

Tu penses à l’obéissance des choses et tu te lèves car on entend sonner

C’est un patient de Dominique, il va s’éteindre ici, il va brûler

Un peu tricheur, comme toi, un peu menteur et ton frère en immensité

Maintenant qu’il est impatient, sur la voix de la pauvreté.

 

LA NUIT CLOSE

Je reviens à la gare de Lyon, la fatigue à minuit fait peser ma valise.

 

Le train va jusqu’en Orient, les gens sont tristes ou gais dans les langues des

     pays pauvres.

 

Les gens pleurent, les gens s’embrassent sur les quais, je ne fais que chercher

     une place où m’étendre.

 

Il y a des Italiens et deux Grecs, l’un est beau. Quelqu’un a fermé la fenêtre.

 

Je vois passer en vain les arbres dépouillés, je ne trouve pas facile d’aimer les

     hommes en train.

 

Je suis reclus, je suis perdu dans mon sommeil qui ressemble à un animal.

 

O nuit des animaux furtifs. Nuit du renard et du blaireau, nuit de la noctuelle.

 

LE RETOUR

Tu es revenu et la neige tombait, tu es entré dans le nuage

 

On est entouré de messages, le cœur découvre son retrait

 

Dans une ombre de jour une biche passait, son mouvement ressemble à la neige

     qui tombe

 

La neige est une eau sans image, ô neige, comme un sacrement

 

LES RUISSEAUX

L’hiver est transparent, c’est la nuit du pollen de neige

C’est le temps de nourrir ses songes er les animaux des forêts.

Ce matin j’ai marché, j’ai rêve dans la neige sans connaître ma différence

Est-ce quelqu’un marchait en moi pendant que je marchais en elle ?

Dans la chambre qui s’obscurcit, c’est ton heure de sauvagerie, c’est la neige

     la plus profonde.

Argile en ce temps-là, il faut s’aimer du cœur, il faut s’abandonner dans le bleu

     des artères.

Comme ruisseaux qu’on n’entend plus et qui vont coulant sous la glace.

C’est la nuit des vergers et des compagnons blancs, c’est la grande commune

De la neige donnée à tous

Comme une langue maternelle.

 

LES MELEZES

Les chevaliers de la matière de Bretagne, les saints de l’auge de granit

Et le lecteur des mutations peuvent trouver ici un chemin sous la neige,

Je suis à ma table et je tiens la pointe de métal qui produit de l’encre et des

     signes

Ici commence la liberté, si je m’applique à ce qui est. Si je renonce, si je

     renonce à renoncer.

Je regarde passer la dernière mésange, je regarde la nuit, je ne regarde rien

Et j’entends composer en moi selon la règle de mélèze

Un lent poème corporel dans la matière de la neige.

 

LA TRAVERSEE DU TEMPS  

Les étoffes de la mémoire, dans la poussière des sous-pentes,

Ont fait briller en moi les poissons qu’on décharge

Et les voiles mouillées des pêcheurs de Nieuport.

C’était un rouge délavé, travaillé par la mer

Un rouge recousu, presque couleur de terre

Un rouge obstinément qui marchait sur la mer et qui refusait de s’éteindre.

Menées par leurs anges naïfs, les Saintes Femmes ont cheminé sur ce rivage

Où Jacques, ainsi qu’un marin débarqué, explique la navigation

Ce qu’est Dieu, selon lui, ne pourrait pas se dire mais seulement ce qu’il n’est

     pas.

Ici la terre sous la neige délaisse pour un temps l’exubérant plaisir 

Chante sa geste d’origine et montre son corps essentiel.

 

Les chasseurs au temps de Bruegel vont dans la neige, avec leurs piques, avec

     leurs chiens.

Les paysans patinent sur l’étang, les femmes font rôtir des viandes sous

     l’auvent.

Comme aujourd’hui des oiseaux noirs guettaient dans l’ossature entremêlée des

     arbres

Prophétisant sous le ciel vert qui cherche la couleur de l’eau

La fin du jour, la nuit prochaine et l’aube où des enfants vont naître.

 

L’EPREUVE

Pour un temps de simplicité la neige a nivelé en moi ce qui n’était pas

     nécessaire

Ce qu’elle aveugle est éclairée par la beauté de l’univers

La neige tombe sur l’Europe, la neige tombe sur la Chine

 

Si je n’entre pas dans la tanière du tigre, comment connaître ses petits ?

 

                                                                                                                                   Gstaad 1973

 

La Chine intérieure

Editions Seghers, 1975

Du même auteur :

 Géologie (10/01/2018)

Caste des guerriers (10/01/2019)

Tombeau pour des archers (10/01/2020)

L’escalier bleu (10/01/2021)

La maison du temps (10/01/2023)

La sourde oreille ou le rêve de Freud (10/01/2024)

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