Henry Bauchau (1913 – 2012) : La Chine intérieure
La Chine intérieure
Pour L.
La Création ...n’a pas consisté à s’étendre
mais à se retirer
SIMONE WEIL
Le vrai miracle est de marcher
sur la terre
HOUEÏ-NENG
LE PETIT JOUR
A museau gris de musaraigne, la neige mince de janvier
La neige a dénoué ses paumes et tombe sur le point du jour
Où je m’éveille sur le seuil, dans la position des gisants
Dont les noms de gloire et d’oubli, lorsque je les lis sur leurs tombes, ne me
rappellent presque rien.
Je regarde mon âge, je regarde la neige, je ne regarde rien
Je me souviens du cimetière sur la pente au-dessus de la baie
Et de l’église qui abritait les morts avec sa longue échine usée.
Tu es assis sur le mur de pierre, tu regardes Dominique marcher entre les
tombes avec Jacque et tu vois
Un pays où les Saintes Femmes, naviguant dans une auge de pierre, peuvent
être un matin amenées par le flux
Portant un morceau de la croix et parlant avec un certain désordre aux pêcheurs
qui les aident à descendre
Du Christ, de la promesse et de leur voyage sur la mer et dans ce pays
d’aventure.
Près d’elles se tient un homme étourdi par le vent, le sel et ce mouvement de
paroles
Qui les interrompt parfois pour ajouter une précision et demander s’il est
possible
De louer une barque ou un atelier, car il connaît plusieurs métiers et son souci
Est de pêcher en mer et de tailler le bois afin de nourrir les femmes
Pendant qu’elles prieront le Seigneur ou parleront de Lui à ces gens d’ici qui
ont l’air honnête.
Il est beau d’entendre parler Dieu, d’être nourri par la parole et par les anges
sur les gouffres de l’océan
Mais il n’est pas d’avis de prolonger le miracle, il sait que le temps est venu
De reprendre l’outil et d’avancer l’ouvrage.
Tu regardes la neige qui a les mains ouvertes des Saintes Femmes
Son souffle entre dans tes poumons, ton corps
Se réjouit et se lance vers sa sœur innombrable.
Je suis dans le long jour d’été, dans la lumière décroissante au-dessus de la mer
Mes mains palpent le sol ancien, les hommes des millénaires
Ont peu à peu creusé cette forme intérieure, ce lieu où je me tiens pour mon
temps d’ignorance.
Je regardais la mer, je regarde la neige, je ne regarde rien
Et je vois Dominique au milieu des tombes avec Jacques le Majeur, celui qui
enseigne et qui sait
Qu’il sera Jacques le Mineur, celui qui ausculte et qui sonde.
Aussi la neige dans les branchages du pommier sous la couronne d’anthracite,
invente un Christ aux cheveux blancs
Et dans le point du jour où j’aurai soixante ans, j’entre dans ma saison
d’humilité cependant que les sapinières
Sont célébrées par les épaules dans leurs manteaux de Templiers.
Que j’ai aimé la gloire des corps ! Non point trop, Seigneurs, écoutez
Un beau conte d’amour et de mort, le chant réel
De l’existence imaginaire où la journée bretonne
Et son incertaine assomption dans l’auge de pierre et de sel
Où l’apparition des Saintes Femmes dans cet anniversaire de nuage
N’ont que de faibles liens avec le parcours aveuglé de ma vie.
A longs pas de muettes attendues tout le mois, la neige au ventre d’hirondelle
La neige a traversé ma nuit, elle tombe pour de très longs jours
Et dans la chétive lumière, entre la neige et le flocon
On voit qu’il n’y a rien, aucune forme de passage.
Les flocons cherchent, les flocons voient la forme originelle.
La neige étend son giboyeux poème. Assemblée de flocons
La neige ne peut rien sans toi, mais ne te prends pas pour la neige.
LE CŒUR GRIS
Aveugle par félicité, as-tu fait provision de rêves cette nuit
Ô neige insuffisante à mon insuffisance
Où je m’éveille le cœur gris et le plus pauvre de matière
Le plus gauche, le plus transi de ceux qui sont dans la charnière.
Sur le léger tissu de neige du balcon, la mésange dessine
Les tranches des Béatitudes que Mérence coupait dans le pain matinal
Et les oncles disaient en les voyant si fines : On peu voir son âme au travers.
La neige avait alors ses paumes de soucis et Mérence riait
De ce rire qui te transperce encore, un peu fêlé.
Elle qui souriait avec tant de gaieté, de son sourire de fétu, du sourire affuté
de la femme ouvrière.
Pourquoi le rire est-il éteint par l’imperceptible fissure et par le haussement à
peine de l’épaule
Qui disait : C’est ainsi, il n’y a pas de quoi pleurer.
Enfant, tu préférais te battre. Aujourd’hui tu n’as plus d’autre arme
Que ces poèmes de papier, mais les autres n’en ont pas plus.
Tu revois dans la neige l’écriture des fées, tu contemples un ballet d’oiseaux
La gorge rouge du bouvreuil illumine au milieu des gris
Le fin plumage de l’épouse et le léger essoufflement des couleurs de Mérence.
Elle qui soutenait la foi, son espérance était troublée
Par la souffrance des bêtes, des pauvres, des enfants
Qui faisait que l’honneur de Dieu
Semblait si différent du nôtre.
LEGENDAIRE
La neige tombe sur vos gares, locomotives légendaires
Où la vapeur prophétisait en traits de cuivre et de charbon
L’éclat de rire de Lénine, le visage humain et rusé, dans l’obliquité de l’hiver
De qui connaît ses ennemis. Le Christ les connaissait aussi
Ce qui s’est usé, ce qui manque, c’est son rire qu’on n’entend plus.
Le peuple a droit
A sa colonne de vertèbres
Et sans crainte ni présomption à l’existence verticale.
L’ATTENTIVE
Dans la maison de mes vertèbres, l’attentive du cœur,
Jour après jour, écouter murmurer cet homme des charnières
Qui est connu pourtant et bien-aimé de tout son corps.
Les arbres se sont mis debout avec la pensée vertébrale
Mais ta demeure de matière et ta corporelle entreprise, l’espace vrai
L’espace vif où tu respires, où tu rêves, où tu désires
Où tu es étreint par l’amour, par l’étrange raison et plus étrange le sommeil
L’étendue en toi, l’évidence où tu te mesures au soleil
N’était-ce pas plus sauvage et plus nue que l’âme, plus véridique
Ton enfance énorme et ruinée et ta maison d’inconnaissance avec sa Mérence
ensablée
Dans la muette architecture, au bord de ce sentier qui s’est perdu dans l’herbe.
LES GRANDS INSTITUTEURS
Le scribe accroupi qui s’éveille dans la mémoire
Témoigne de la présence du maître que nous ne voyons plus
Ce temps n’ayant pas d’ouverture pour le voir ni mon esprit de langue
Pour l’entendre et pour le nommer.
A la croisée des désirs du songe et de la nourriture du réel
Je regarde vers l’origine, je regarde le temps des grands instituteurs.
Je me souviens de l’embouchure où l’homme au parapluie troué
Apprend le cours du fleuve Bleu
Par le modeste dialogue
De ses jambes et de ses épaules.
ECRIT POUR LE CIEL
Je regarde le sel, je regarde le gel, je ne regarde rien
Et dans la nuit de ma jeunesse, je suis soldat, la guerre est proche.
Tout est ultime, les corps sont déchirants, extrêmes et plus obscurs.
Tu es seul dans la plaine entourée par la lune avec l’amour inexplicable.
Tu écris pour le ciel le nom de Laure en marchant dans la neige
Et tu vois par de brefs dessillements des yeux
L’état où nous serons, où nous sommes, où nous étions depuis toujours.
MATIERE DE BRETAGNE
La couleur acharnée de la terre
Sur les bords du jardin de la femme sauvage
L’oiseau de sel et les grands animaux liquides
Se sont perdus dans la mémoire, se sont fondus dans ton histoire et la journée
d’hortensias bleus
Où ton esprit s’ignore entre le ciel et l’herbe, pour un ruisseau guidé par la
pente discrète
Qui s’écoule sans ordre et sans continuité
Et de son cours abandonné au fond d’un pré toujours désert.
Tu es assis comme autrefois au vent d’ouest, lorsque la guerre en Flandres
Faisait brûler le nom de Laure, le faisait fondre dans la neige.
Le secret de cette eau sans nom, tu n’as pas su le lire
Le bruit du vent, l’odeur du lierre et la journée que menaçait
Une brume orageuse, ce sont les mots de l’écriture
Ce n’est pas l’eau à petit bruit qui descend dans le val en sautant quelques
pierres
Vers une ferme blanche ou grise et la futaie de haute taille
Où le roucoulement des ramiers n’évoque plus l’oiseau dans l’été sexuel
Mais dans l’oreille mémoriale le nom de Brocéliande et ses pouvoirs éteints.
1917
Plus neuve que la neige est la petite enfance
Avec un angle très obscur, un tournant nécessaire
Corps de Mérence dans le ciel
Moins vrai que son tablier blanc dans le vent des lessives.
Mérence alors, dans la mémoire était si haute, si ancienne
Femme d’écume solitaire, assise entre deux pierres levées.
Quand les Puissances dominaient sur les greniers gris de la mer
La guerre était sans espérance
La guerre était devenue vieille.
LE MOUVEMENT DE LA NEIGE
Le mouvement de la neige qui tombe, son léger geste de retrait
C’est l’eau qui s’est rendue visible
C’est ton enfance surprise à l’entrée de la chambre
Où les grandes personnes attendaient en silence.
Cette entreprise du poème qui te barre la vie
Ce mur depuis des mois que tu élèves pour l’abattre
C’est le bélier qui va casser ton chant d’aveugle
Et dans l’infirme oreille
Briser les tables de la Loi et la muraille de la Chine.
RÊVE DE SHENANDOAH
Le rêve avec son clou rouillé s’élève quand la nuit est mince
Sur une planche de goudron, rien que son nom en lettres rouges
Le nom brillait dans la marine et dans le bleu du fond
Il éclairait la tombe et les mâts mutilés.
Shenandoah est une rivière, une eau rapide, une forme de femme, une forme
de feuille
C’est un passage de chevreuil
Rien qu’une femme rouge comme un érable rouge.
Sauvage était son nom dans le muguet sauvage
Et le corps était sobre, éclairant de sa mort le vrai corps délié des Montagnes
Rocheuses
Comme on aimait sa gloire et le poids du fusil
On aime encor sa guerre avec ses naseaux bleus.
LA CLAIRE AUDIENCE
Le cheval blanc de Jéricho souffle dans les naseaux du songe
Et la très vielle reine se cabre sur le mur dans un brouillard doré.
La neige a recouvert la planche des visions et les mots viennent sur le seuil
Désarmés, peut-être dépossédés, les mots viennent les mains ouvertes
Et tu entends qu’ils ont l’amour de te guider
Sur le chemin qui mène au trésor de la langue.
La lumière de la voyance, la lumière des yeux faiblit avant le jour
Tu creuses dans ta nuit de neige, tu poursuis ta course incertaine
Vers le pansement blanc ou bleu d’Apollinaire.
On parvenait le long d’une large rivière
Quelqu’un rêvait à l’ancolie
L’herbe était noire avec quelques roseaux et le coeur attendait.
LE VOYAGE
Tu pars, tu vas quitter la durée de la neige
Pour un autre temps plus actif, on dit là-bas que l’Histoire s’accélère.
Pourra-t-elle produire une raison paisible, une femme née de la terre
Eclairée de pensée vivante par la voyance, la claire audience de son corps.
Tu es dans la saison de la simplicité, quand la vue baisse on ne voit que les plus
simples lignes.
Tu entends moins ce qui se dit, tu comprends moins bien les réponses, mais la
question devient plus forte.
Tu portes le toucher du temps, tu es blessé, tu es pressé par un feu lent mais
insistant.
Il faut passer par la flamme des mutations, trouver l’or corporel
Qui fut cette maison de ton enfance dont tu as cru qu’on te chassait
Quand le corps des merveilles s’est dissipé dans les fumées de ta jeunesse.
Tu es resté devant la porte, qu’est-ce qu’une porte de paroles
Qui n’ouvre pas sur le vrai corps et cette matinée de neige
Sous le ciel au cœur argenté, comme on en voit dans le tableau des Flandres.
L’hiver alors était de paille dans l’écurie des chevaux brabançons, tu te
souviens de la saison des granges
L’hiver, après la bogue acide, était couleur d’étain, il était riche de châtaignes
La pie était sur le gibet. Ah ! la terre chez nous en faisait des ruades et comme
elle aimait renâcler
Sur le bord des étangs gelés, quand se posait la patineuse
Et que Bruegel glissait dans ses sabots d’enfant siffleur.
Ici le gel est long et la roche n’est jamais loin, ici tu es un étranger
Sauf dans le signe d’air et la folie de la lumière verticale.
Tu pars, tu vas longer la pente des rivières, tu passes des villages grèges
Rien n’est beau que la vigne nue, sous le vert des phosphates, rien n’est plus
éclairé que le mur manuel.
Tu es dans le cimetière des vignerons, tu cherches entre les tombes une trace
perdue
Le lac est dans la brume, il est couleur de perle, au milieu du nuage on voit
deux larmes, on voit deux barques suspendues.
A l’ombre du muret, il reste un peu de neige et tu lis sur la pierre : Ma grâce te
suffit. C’est ça que j’avais oublié.
LA SIBYLLE
Tu apportes un chèque à la banque et tu as peur de l’avenir
Les échéances, comme les années qui te restent, sont chaque fois plus courtes
chaque fois plus difficiles
Et tu as peur en vieillissant de ne plus trouver de travail.
Celle qui avait l’écoute si fine, la Sibylle, n’entend plus et tu dois appeler son
ami cardinal.
C’est la voix d’un vieil artisan, polie, rabotée par le temps :
« Elle a beaucoup pensé à moi, elle ne peut plus marcher, elle se met souvent
en colère. Ses pensées me font plaisir. »
Et tu entends dans la voix du vieil homme qu’il aime et estime le plaisir.
« Tout sert à l’oeuvre de justice et quand on n’a plus que cela on peut lui
donner sa colère. »
Il a raccroché pour toujours. Dans la cire d’abeille où Mérence habitait, tu
retrouves l’odeur d’une vierge de chêne.
Tu attends le train dans le froid, durant ton analyse
L’image de toi-même était inaccessible, tu étais toujours en colère.
Un jour, la Sibylle dit : La colère veut dire espérance.
Alors quel esprit jaillissant, le corps est saisi d’espérance
L’ILE SAINT-LOUIS
Tu es dans le train qui vient de Milan, il est plein d’Italiens qui sont gais et qui
parlent d’eux-mêmes.
Par la fenêtre on voit couler un pays blanc et tu lis des hebdomadaires.
Tu as peut-être en toi des cellules qui savent mais tu n’entends que par
intermittence.
Tu tressailles au fracas lumineux d’un rapide, comme toi il est rempli de
pensées qui s’ignorent.
Tu traverses des ponts, des villes, des tunnels. Interminables, à la fin des
lectures, les rues en gris s’écaillent où le peuple est parqué.
A Paris, tu vécus bousculé par les songes. Les rues et les palais de verre étaient
de sel, au temps de la névrose errante et de l’amour.
Tu es dans la gare de Lyon. Comme les Indiens le long des troupeaux de
bisons, as-tu passé ta vie à marcher dans les gares sous les yeux des
locomotives ?
La foule entre dans tes poumons. Sous le grand ciel humide, celle qui est
Marie et Claire est devant toi.
Vous retrouvez le refuge de l’île, ce soir est à l’abri du temps
Tu t’éveilles au milieu de la nuit, tu entends le bruit de la pluie dans la cour.
Un jour de ski dans la forêt, la biche avec ses faons était sous le sapin,
Tu remontais le vent, elle a été surprise. Vos yeux se sont croisés un moment
déchirant. La vraie patience est la patience des chevreuils.
L’ESPERANCE
Tu vas à Vincennes ce matin. Paré de millions de voitures, Paris est la reine de
Saba dans son archipel dévasté.
Les maisons rongées par la pluie sont les chariots des émigrants dans la
caravane vers l’ouest.
L’université est toute neuve, elle est aussi moderne qu’un cimetière d’autos.
Tu la vois vaciller comme un bison blessé, elle est dévorée d’inscriptions.
Elle n’est pas née mais jetée là, l’amour ne l’a pas mise au monde.
Il faut que le vrai apparaisse par la transfiguration du sordide.
Tu aimes l’ordre comme tu aimes ta colonne vertébrale.
Nos colonnes sont déviées, leurs temples sont forcés par le marteau-pilon.
Préférer l’ordre au désordre, c’est la négation de l’esprit.
Il n’y a rien à préférer, il n’y a rien à désirer que l’espérance.
Sylvain parle avec des reprises et des arrêts où tu le vois douter, où tu le vois
trouvé.
La sonate de Vinteuil ne cachait pas ses trous ni ses obscurités.
C’est par ses vides et ses hésitations que la pensée devient matière.
Tu regardes la pluie tomber sur les oppresseurs et sur les opprimés. Tu
regardes ses mains qui sont des pensées musculaires. Tu ne regardes rien.
Et tu entends un rire très gai, celui qui rit de l’impatience, lorsque la foule
s’abandonne car elle n’est plus abandonnée.
J’espère en écoutant ce rire, j’espère en regardant ce qui se passe en moi.
L’esprit délivré du pouvoir ne veut plus dominer, l’esprit ne veut plus délirer.
Quelqu’un m’a pris en stop avec deux étudiantes, les falaises et les accidents
du béton s’élèvent au milieu des amers de ferraille.
L’espérance de vivre regarde ses organes et son corps dispersés.
LE SERPENT D’IMAGES
Je suis dans la maison de la télévision, elle est remplie de gens qui possèdent
un savoir, elle est fardée de signes que je ne comprends pas.
Quelqu’un me fait entrer dans une grotte obscure
Comme Sindbad le marin,
je me sens soulevé par le vol d’un grand aigle.
L’Histoire apparaît sur le mur, c’est un poisson aveugle sous la vitre d’un
aquarium.
Le peuple de Bikini revient sur son atoll, ainsi qu’au temps de la Sibylle
le sens est revenu dans l’esprit désolé.
Nous sommes quatre à déchiffrer nos hiéroglyphes embrouillés et si le texte est
insensé nous sommes les fourmis du monde.
Brillant dans la moitié du ciel quatre femmes nous interrogent.
Est-ce la guérison par le serpent d’airain
de nos esprits brûlés par le serpent d’images ?
Le frère aîné n’est pas descendu en lui-même, ainsi que le Christ aux enfers
dans sa jeunesse végétale est descendu dans la matière.
Il est mon frère minéral, il est le frère de l’arable et le frère des animaux.
Je n’ai vraiment aimé que l’enfance de moi-même, ce qui n’est pas écrit est
encor dans l’obscurité.
LA SCIENCE
Tu es auprès de la Sibylle, le jour baisse, le lit est blanc.
Elle est encore en son grand âge à son poste d’écoute
Ses mains forment les gestes du secret : j’accepte et je n’accepte pas.
La science de patience
Est subie, est aimée, est imprimée de force.
La voix surprend : Marée basse... marée haute.
Elle fait tourner le monde autour de son poignet
Son sourire est d’une impatience admirable.
LE PONT MARIE
Le jeune amour écrit en dieux
Dans des chambres, dans des maisons célestes, carnassières.
La connaissance amère et disloquée des dieux
Est le commun trésor dans le sommeil profond.
Je ne sais presque plus, je ne sais presque rien
J’ai dormi, j’ai rêvé, si j’écris pour aimer
L’ignorance d’amour écrit ce qu’elle ignore.
L’HEURE DU THE
Tu es dans le bureau de Dominique, près de son divan d’analyste
Et tu revois les rideaux rouges, les rideaux gris de la séance.
Une petite fille t’offre du thé et te parle avec cérémonie.
Il y avait ce son de flûte en Grèce, sur une feuille au bord de l’eau la neige
tombe sur la Chine.
Lorsque la vie n’est plus qu’une oreille attentive, entendons-nous tomber cette
neige intérieure
Entendons-nous parler la langue des matières ?
C’est Dominique avec la musique de son nom, quatre syllabes matinales
Qui font la personne rieuse dont la pensée souvent, sans se cacher, repose.
Avec ces mots de tous les jours et qui s’en vont sans bruit
Peut-être parlez-vous de Dieu dont la mort est si évidente
Que tu ne peux parler de lui, mais plus simplement de cela
Que l’on éprouve avec la profusion de l’air.
Tu es assis dans la chambre près d’elle, tu ne sais plus si vous saviez que Dieu
est mort
Pendant que peu à peu, par la contemplation de la neige et de l’eau,
Tu découvrais sous les paroles
L’imitation de la matière.
Tu penses à l’obéissance des choses et tu te lèves car on entend sonner
C’est un patient de Dominique, il va s’éteindre ici, il va brûler
Un peu tricheur, comme toi, un peu menteur et ton frère en immensité
Maintenant qu’il est impatient, sur la voix de la pauvreté.
LA NUIT CLOSE
Je reviens à la gare de Lyon, la fatigue à minuit fait peser ma valise.
Le train va jusqu’en Orient, les gens sont tristes ou gais dans les langues des
pays pauvres.
Les gens pleurent, les gens s’embrassent sur les quais, je ne fais que chercher
une place où m’étendre.
Il y a des Italiens et deux Grecs, l’un est beau. Quelqu’un a fermé la fenêtre.
Je vois passer en vain les arbres dépouillés, je ne trouve pas facile d’aimer les
hommes en train.
Je suis reclus, je suis perdu dans mon sommeil qui ressemble à un animal.
O nuit des animaux furtifs. Nuit du renard et du blaireau, nuit de la noctuelle.
LE RETOUR
Tu es revenu et la neige tombait, tu es entré dans le nuage
On est entouré de messages, le cœur découvre son retrait
Dans une ombre de jour une biche passait, son mouvement ressemble à la neige
qui tombe
La neige est une eau sans image, ô neige, comme un sacrement
LES RUISSEAUX
L’hiver est transparent, c’est la nuit du pollen de neige
C’est le temps de nourrir ses songes er les animaux des forêts.
Ce matin j’ai marché, j’ai rêve dans la neige sans connaître ma différence
Est-ce quelqu’un marchait en moi pendant que je marchais en elle ?
Dans la chambre qui s’obscurcit, c’est ton heure de sauvagerie, c’est la neige
la plus profonde.
Argile en ce temps-là, il faut s’aimer du cœur, il faut s’abandonner dans le bleu
des artères.
Comme ruisseaux qu’on n’entend plus et qui vont coulant sous la glace.
C’est la nuit des vergers et des compagnons blancs, c’est la grande commune
De la neige donnée à tous
Comme une langue maternelle.
LES MELEZES
Les chevaliers de la matière de Bretagne, les saints de l’auge de granit
Et le lecteur des mutations peuvent trouver ici un chemin sous la neige,
Je suis à ma table et je tiens la pointe de métal qui produit de l’encre et des
signes
Ici commence la liberté, si je m’applique à ce qui est. Si je renonce, si je
renonce à renoncer.
Je regarde passer la dernière mésange, je regarde la nuit, je ne regarde rien
Et j’entends composer en moi selon la règle de mélèze
Un lent poème corporel dans la matière de la neige.
LA TRAVERSEE DU TEMPS
Les étoffes de la mémoire, dans la poussière des sous-pentes,
Ont fait briller en moi les poissons qu’on décharge
Et les voiles mouillées des pêcheurs de Nieuport.
C’était un rouge délavé, travaillé par la mer
Un rouge recousu, presque couleur de terre
Un rouge obstinément qui marchait sur la mer et qui refusait de s’éteindre.
Menées par leurs anges naïfs, les Saintes Femmes ont cheminé sur ce rivage
Où Jacques, ainsi qu’un marin débarqué, explique la navigation
Ce qu’est Dieu, selon lui, ne pourrait pas se dire mais seulement ce qu’il n’est
pas.
Ici la terre sous la neige délaisse pour un temps l’exubérant plaisir
Chante sa geste d’origine et montre son corps essentiel.
Les chasseurs au temps de Bruegel vont dans la neige, avec leurs piques, avec
leurs chiens.
Les paysans patinent sur l’étang, les femmes font rôtir des viandes sous
l’auvent.
Comme aujourd’hui des oiseaux noirs guettaient dans l’ossature entremêlée des
arbres
Prophétisant sous le ciel vert qui cherche la couleur de l’eau
La fin du jour, la nuit prochaine et l’aube où des enfants vont naître.
L’EPREUVE
Pour un temps de simplicité la neige a nivelé en moi ce qui n’était pas
nécessaire
Ce qu’elle aveugle est éclairée par la beauté de l’univers
La neige tombe sur l’Europe, la neige tombe sur la Chine
Si je n’entre pas dans la tanière du tigre, comment connaître ses petits ?
Gstaad 1973
La Chine intérieure
Editions Seghers, 1975
Du même auteur :
Géologie (10/01/2018)
Caste des guerriers (10/01/2019)
Tombeau pour des archers (10/01/2020)
L’escalier bleu (10/01/2021)
La maison du temps (10/01/2023)
La sourde oreille ou le rêve de Freud (10/01/2024)