Henry Bauchau (1913 – 2012) : La maison du temps
La maison du temps
LES MATIERES
Le temps vous a donné sa plus jeune pensée,
matières ingénues du cœur où je suis né,
où je mêle à vos murs par tant de cheminées
ces grands instincts de feu, ce songe de fumée
ma vie et son bois vert, somnambule des toits.
Je fus le naufragé du temps dans les greniers
où le vent poursuivait la querelle des rois.
Je vivais dans vos bras sans comprendre, matières,
vos silences des yeux, vos présences de pierre
ni les voûtes que font vos légères poussées.
J’aurais laissé sans voix cette immense pénombre
si l’âge renversant mes tremblantes lumières
ne m’avait pas forcé dans l’humide passage
à retrouver le son des marches familières.
LA DEMEURE
Le temps, qui fut la haute et spacieuse demeure
la maison blanche entre les bras du vert profond
la porte ouverte sur les prés entre les branches
livrant la perspective immense de pensée,
le temps, qui fut si vaste et tremblant, rétrécit.
Le temps est mesuré, écoute, il est plus tard
il est déjà plus tard que l’arbre ne le sait.
L’âge n’est plus d’errer dans la maison des jours
il faut vous dire adieu, chambres que l’ombre habite
sèves qui soupirez aux parquets du sommeil.
Adieu aux jours passés à songer aux fenêtres
Dans la maison du temps où mûrissaient des pommes.
LES CHAMBRES
à mon père
Il faut restituer cette maison mortelle
la matière d’enfance emmêlée de ciment,
effrayée sous l’ardoise où des chiens de grand vent
attendaient leur été dans une ombre de pierre.
Un mot va retrouver dans le lit des années
le cuivre somnolent des chambres mansardées
le froid sous les pieds nus, les périls de l’écharde
la joue qui se perdait dans le crin végétal
lorsque le vieux navire en ses songes de toile
emportait le soleil et le vent dans ses poutres.
Un seul mot qui balance aux fenêtres d’images
sur les grands lits confus sa brillante toison
où la force du père à la tête touffue
enflammait le bois vert au feu du jour lion.
LES TABLES
La douleur a gardé la forme des dimanches
Des repas lents, du jour où s’effritait le pain
Où, sur le seul amour, l’enfant taché de vin
Versait du sel pour le péché des nappes blanches.
Les vieux tableaux montraient la gloire de l’automne
Sa gorge de chanteur, ses trophées d’oiseaux morts
Du ciel assassiné que le rouge était fort
Et comme il enivrait d’histoire monotones.
A présent que le temps m’a fait quitter les tables
Les maisons, l’acajou de l’ancienne lenteur
Je vais le cœur ouvert aux beautés respirables
Et je voudrais guérir du manque de chaleur.
LES CHEVAUX MORTS
Le cuir fauve et le cuivre étant objets d’amour
les harnais des chevaux défunts pendaient toujours
glorieusement polis et Victor le cocher
faisait là dans un trou plein d’ombre sa litière.
Il nous donnait des grains en cachette à manger
et soupirait en traversant les écuries
devant la croupe des juments, devant les stalles
des chevaux morts. Il songeait au passé, l’avoine
en ce temps-là, montait plus haut que la ceinture
et les femmes sentaient le foin, qui sentait bon.
Parfois les jours de fête, après un coup de vin
il s’en allait riant dormir sous la calèche
et nous le regardions rêver, visage rouge
tout piqué de poils blancs, ventre énorme, effrayant
et dont l’homme sortait, par la ceinture ouverte.
Il ruait en dormant sur la jonchée de paille
et ressemblait alors à l’étalon blessé
dont la crinière éteinte établissait le drame
ensanglanté de beauté mâle après la chute.
Tandis que la beauté mortelle, la jument
attendait dans la cour, la robe frémissante
et retournait dans l’herbe où le désir des mouches
assombrissait ses yeux et lui tirait des larmes.
Le vieillard endormi, sous l’escorte des rêves,
on entendait un vent glacé, au plus profond,
gémir dans sa membrure et désirer sa mort.
Lui, du fond du sommeil, riait comme une vague
et forçant son cheval de flèche à pleins poumons
du fouet, superbement, il lançait au galop
ses attelages morts sur la montée du temps.
LES PENSEES
Je n’aurai rien compris que les pensées réelles
qu’on plantait au printemps sous le mur des remises
la beauté de couleur profonde, les pensées
qui regardaient le temps de la terre sans feuilles
et voyaient d’un regard obstiné l’essentiel
nues, minimes, sans rien, sans rien d’autre que l’œil.
LA GLYCINE
Sur le mur de crépi robuste, mur ancien
la glycine étendait sa puissance fragile.
Plus tard cette beauté de plante, larmes bleues
et beau rire oublieux, délié, rire en larmes
m’a fait penser à cette image plus parfaite
et la plus menacée de la terre, à la langue
en grand secret du cœur aimée déjà, choisie
d’un cœur d’enfant qui ne voulait pas de raison
LE CONTEUR
Que du père endormi la naïve chaleur
Retrouve le trésor des blanche maladies
L’écriture du temps avec l’encre légère
De nos cœurs demeurés dans la chambre d’histoires.
LA FENËTRE D’IMAGES
à Suzanne Van Damme
A la fenêtre mansardée
à la fenêtre de l’enfance
l’amour avait un arbre vert
le cœur avait son arbre rouge
et les pluies s’écoulaient sur les pentes d’ardoises
Portée par les branches du ciel
ouverte par un chant d’oiseau
la fenêtre cachait ton image indulgente
Mérence
qui devient plus réelle à la tombée du jour
Que je t’ai bien créée, Mérence, bien rêvée,
dans la peur et l’amour et la frayeur d’amour
quand tu venais le soir portant la bougie blanche
avec le chandelier du cœur
Engourdi je voyais la reine des abeilles
sa beauté qui veillait
l’ombre et l’or apaisés sur son ventre précieux
et si tu te penchais sur mon corps endormi
en toi je m’éveillais blessé du dard très doux.
LE PLAISIR
Il y a
le matin le soleil
sur son vaisseau de hêtre rouge
le plaisir audacieux
qui saute un peu brigand sur la belle fenêtre
avec un grand mousquet
et des oiseaux moqueurs sur ses épaules brunes
qui bondit sur le lit de cuivre défendu
y fait l’équilibriste le jongleur
y fait un peu le père admirable et joueur
nous culbutant nous provoquant
au combat et au rire amoureux avec lui
et caressant pour s’en moquer
la désobéissance obstinée des couleurs.
LE FORESTIER
Comme un dieu vert, un roi de guêpe
sous le sapin bleu des collines
le garde forestier
méditait beau comme Aladin
dans la caverne des Génies
Il sentait l’alcool et le feu
il était gai comme un briquet
et nous le suivions dans les bois
en ramassant ses douilles rouges
Sur les feuilles de l’autre année
nous buvions à l’affût
du café dans sa gourde bleue
attendant peut-être un chevreuil
mais ne voyant que la ravine
et le ruisseau dans son lit noir
Je m’endormais dans la chaleur
rêveur timide
en esquissant l’imaginaire
qui déjà s’avançait à travers les couleurs
vêtue de blés, sentant l’amour
sentant l’odeur d’amour de l’herbe et du jeune arbre
Celle qui aurait pu s’appeler Mélusine
mais qui soudain s’est dispersée
sous la fougère du regret
Je retrouvai, n’ayant rien vu
la prison du désir
cependant qu’Olivier prenait dans ses jumelles
une biche et son faon
LES NOMS
A la fenêtre des images
Dieu nommait les objets d’un mot si naturel
que les couleurs en s’animant
demeuraient à l’état naissant
tout en ombre et tout en lumière
LA VOLIERE OUVERTE
Par la grâce d’un front buté
ce jour ne fut pas oublié
Je sens toujours
la liberté dans ma main droite
et le chant venir se poser
sur le fer de lame ébréché
du frère avec son couteau noir
L’AMERIQUE
Le jazz naissait en Amérique
et ma vitre tremblait
à la fenêtre de juillet
Entre le vert et l’or est la source de la musique
LA CANICULE
Un jour je saisirai la belle, la rebelle
par sa crinière végétale.
Un jour je t’offrirai, arable corps de trèfle
au ciel en libation pour un regard brûlé
et pour vos cris, coquelicots, en sacrifice.
VRAI TEMPS
Cette belle venue en moi
de ma plus ancienne pensée
cette idée de bien avant moi
sera-t-elle un jour oubliée ?
Se peut-il que tant de journées
menant leurs nuit tendres, que tant
de minutes bien éveillées
ne retrouvent plus leur aimant ?
Et qu’en remettant nos esprits
dans vos bras, sensibles matières
nous n’ayons plus le même lit
quand nous nous en irons, rivières.
QUAND L’AMOUR SERA
Quand l’amour sera sous la toile
des morts, quand l’amour étendu
dans la mer sera descendu
avec l’édifice des voiles.
Sera-t-il encore le beau vent
le beau sang, la vague nombreuse
et toujours beauté vigoureuse
à briser indéfiniment ?
TEMPS NATAL
En suivant tes veines bleues
dormant dans tes nids d’oiseaux
j’ai retrouvé les nœuds de l’ancienne matière
et ses points très légers
sur les murs
les murs blancs
de la Chine intérieure
TEMPS JEUNE
Le temps arrive plus vite que la lumière
amoureux chaque nuit il rêve, il interroge
et me presse comme un grand chien qui veut sortir
il est soudain comme un garçon qui va jouer
il s’impatiente, il brille, il grandit comme un arbre
il affirme, il est plus violent que le gland
je t’accueille beau jour et beau temps, temps vivace
je te salue vibrant membre du plus beau mâle
d’amour prenant la belle épouse des années
TOUTE LA NUIT
Toute la nuit je me tourne vers le matin
et dès le jour j’entends le temps siffler ses chiens
qui m’entraînent en bondissant, quand les montagnes
brisent leurs chaînes dans le ciel et que la courbe
de la femme remet le monde en mouvement
RÊVANT DE L’ANCIEN PAYSAGE
Nous nous étions assis sur le bord du plateau
d’où l’on voit la douleur de l’ancien paysage.
Mon esprit traversait le vallon déchirant,
sa plus verte rivière
et l’herbe où s’épuisait la force de septembre.
Très loin on devinait les vieux pays barbares
les bois que traversait la course des allées
l’échafaud du soleil
où s’arrêtait la cavalière épouvantée.
La langue du pays était la bien-aimée
elle était la chaleur animée, la saveur.
Comme on t’aimait, les seins légers, matin du cœur
courant pour suivre mieux ta verte destinée
entre les hautes déchirures des pensées.
Mon coeur, loin des débris, des tessons de lumière
tu voulais demeurer dans l’église sauvage
mais il faut renoncer à la vision plénière
tout risquer et tout perdre et toujours refuser
la fausse perfection sans femme et sans matière.
DOUZE REGARDS SUR UNE ENFANCE
A Ariane Mnouchkine
Dans le fruitier du vent une pomme d’amour
une pomme à couteau
car la reine de ce pays est un chat noir
La main qui fiat l’enclos du cœur
ouvre la ligne de vie
La langue prisonnière
servante inexorable
Dans les matinées de châtaignes
le vol des oies sauvages
Un ânon détalait
parfois comme un poème échappé dans les trèfles
Sur le seuil de la grange
le doux colporteur de l’enfance
ouvre son sac
éblouissant
Dans la voix que j’aimais
La note scandaleuse et haute des colères
Sur les routes, dans les jardins
l’amour est sous le baldaquin
pour la représentation des pivoines
Et plus tard qui es-tu ?
Toujours l’enfant qui donne à l’impossible amour
Des coups de pied dans les poubelles
Blanc qui n’est pas
repos du noir
sera juge et tribunal
Sur leurs genoux étroits, les poulains grandissaient
C’était la fin d’un temps devenu très ancien
Quand le roi aveugle
entendit chanter sa couronne
L’escalier bleu.1958-1963
Editions Gallimard, 1964
Du même auteur :
Géologie (10/01/2018)
Caste des guerriers (10/01/2019)
Tombeau pour des archers (10/01/2020)
L’escalier bleu (10/01/2021)
La Chine intérieure (09/01/2022)
La sourde oreille ou le rêve de Freud (I – VII) (10/01/2024)
La sourde oreille ou le rêve de Freud (VIII - X) (10/01/2025)