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Le bar à poèmes
10 janvier 2023

Henry Bauchau (1913 – 2012) : La maison du temps

 

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La maison du temps

 

LES MATIERES

Le temps vous a donné sa plus jeune pensée,

matières ingénues du cœur où je suis né,

où je mêle à vos murs par tant de cheminées

ces grands instincts de feu, ce songe de fumée

ma vie et son bois vert, somnambule des toits.

Je fus le naufragé du temps dans les greniers

où le vent poursuivait la querelle des rois.

Je vivais dans vos bras sans comprendre, matières,

vos silences des yeux, vos présences de pierre

ni les voûtes que font vos légères poussées.

J’aurais laissé sans voix cette immense pénombre

si l’âge renversant mes tremblantes lumières

ne m’avait pas forcé dans l’humide passage

à retrouver le son des marches familières.

 

LA DEMEURE

Le temps, qui fut la haute et spacieuse demeure

la maison blanche entre les bras du vert profond

la porte ouverte sur les prés entre les branches

livrant la perspective immense de pensée,

le temps, qui fut si vaste et tremblant, rétrécit.

Le temps est mesuré, écoute, il est plus tard

il est déjà plus tard que l’arbre ne le sait.

L’âge n’est plus d’errer dans la maison des jours

il faut vous dire adieu, chambres que l’ombre habite

sèves qui soupirez aux parquets du sommeil.

Adieu aux jours passés à songer aux fenêtres

Dans la maison du temps où mûrissaient des pommes.

 

LES CHAMBRES

à mon père

Il faut restituer cette maison mortelle

la matière d’enfance emmêlée de ciment,

effrayée sous l’ardoise où des chiens de grand vent

attendaient leur été dans une ombre de pierre.

Un mot va retrouver dans le lit des années

le cuivre somnolent des chambres mansardées

le froid sous les pieds nus, les périls de l’écharde

la joue qui se perdait dans le crin végétal

lorsque le vieux navire en ses songes de toile

emportait le soleil et le vent dans ses poutres.

Un seul mot qui balance aux fenêtres d’images

sur les grands lits confus sa brillante toison

où la force du père à la tête touffue

enflammait le bois vert au feu du jour lion.

 

LES TABLES

La douleur a gardé la forme des dimanches

Des repas lents, du jour où s’effritait le pain

Où, sur le seul amour, l’enfant taché de vin

Versait du sel pour le péché des nappes blanches.

 

Les vieux tableaux montraient la gloire de l’automne

Sa gorge de chanteur, ses trophées d’oiseaux morts

Du ciel assassiné que le rouge était fort

Et comme il enivrait d’histoire monotones.

 

A présent que le temps m’a fait quitter les tables

Les maisons, l’acajou de l’ancienne lenteur

Je vais le cœur ouvert aux beautés respirables

Et je voudrais guérir du manque de chaleur.

 

LES CHEVAUX MORTS

Le cuir fauve et le cuivre étant objets d’amour

les harnais des chevaux défunts pendaient toujours

glorieusement polis et Victor le cocher

faisait là dans un trou plein d’ombre sa litière.

Il nous donnait des grains en cachette à manger

et soupirait en traversant les écuries

devant la croupe des juments, devant les stalles

des chevaux morts. Il songeait au passé, l’avoine

en ce temps-là, montait plus haut que la ceinture

et les femmes sentaient le foin, qui sentait bon.

 

Parfois les jours de fête, après un coup de vin

il s’en allait riant dormir sous la calèche

et nous le regardions rêver, visage rouge

tout piqué de poils blancs, ventre énorme, effrayant

et dont l’homme sortait, par la ceinture ouverte.

Il ruait en dormant sur la jonchée de paille

et ressemblait alors à l’étalon blessé

dont la crinière éteinte établissait le drame

ensanglanté de beauté mâle après la chute.

Tandis que la beauté mortelle, la jument

attendait dans la cour, la robe frémissante

et retournait dans l’herbe où le désir des mouches

assombrissait ses yeux et lui tirait des larmes.

Le vieillard endormi, sous l’escorte des rêves,

on entendait un vent glacé, au plus profond,

gémir dans sa membrure et désirer sa mort.

Lui, du fond du sommeil, riait comme une vague

et forçant son cheval de flèche à pleins poumons

du fouet, superbement, il lançait au galop

ses attelages morts sur la montée du temps.

 

 

LES PENSEES

Je n’aurai rien compris que les pensées réelles

qu’on plantait au printemps sous le mur des remises

la beauté de couleur profonde, les pensées

qui regardaient le temps de la terre sans feuilles

et voyaient d’un regard obstiné l’essentiel

nues, minimes, sans rien, sans rien d’autre que l’œil.

 

LA GLYCINE

Sur le mur de crépi robuste, mur ancien

la glycine étendait sa puissance fragile.

Plus tard cette beauté de plante, larmes bleues

et beau rire oublieux, délié, rire en larmes

m’a fait penser à cette image plus parfaite

et la plus menacée de la terre, à la langue

en grand secret du cœur aimée déjà, choisie

d’un cœur d’enfant qui ne voulait pas de raison

 

LE CONTEUR

Que du père endormi la naïve chaleur

Retrouve le trésor des blanche maladies

L’écriture du temps avec l’encre légère

De nos cœurs demeurés dans la chambre d’histoires.

 

LA FENËTRE D’IMAGES

à Suzanne Van Damme

A la fenêtre mansardée

à la fenêtre de l’enfance

l’amour avait un arbre vert

le cœur avait son arbre rouge

et les pluies s’écoulaient sur les pentes d’ardoises

 

Portée par les branches du ciel

ouverte par un chant d’oiseau

la fenêtre cachait ton image indulgente

Mérence

qui devient plus réelle à la tombée du jour

 

Que je t’ai bien créée, Mérence, bien rêvée,

dans la peur et l’amour et la frayeur d’amour

quand tu venais le soir portant la bougie blanche

avec le chandelier du cœur

Engourdi je voyais la reine des abeilles

sa beauté qui veillait

l’ombre et l’or apaisés sur son ventre précieux

et si tu te penchais sur mon corps endormi

en toi je m’éveillais blessé du dard très doux.

 

LE PLAISIR

Il y a

le matin le soleil

sur son vaisseau de hêtre rouge

le plaisir audacieux

qui saute un peu brigand sur la belle fenêtre

avec un grand mousquet

et des oiseaux moqueurs sur ses épaules brunes

qui bondit sur le lit de cuivre défendu

y fait l’équilibriste le jongleur

y fait un peu le père admirable et joueur

nous culbutant nous provoquant

au combat et au rire amoureux avec lui

et caressant pour s’en moquer

la désobéissance obstinée des couleurs.

 

LE FORESTIER

Comme un dieu vert, un roi de guêpe

sous le sapin bleu des collines

le garde forestier

méditait beau comme Aladin

dans la caverne des Génies

Il sentait l’alcool et le feu

il était gai comme un briquet

et nous le suivions dans les bois

en ramassant ses douilles rouges

 

Sur les feuilles de l’autre année

nous buvions à l’affût

du café dans sa gourde bleue

attendant peut-être un chevreuil

mais ne voyant que la ravine

et le ruisseau dans son lit noir

Je m’endormais dans la chaleur

rêveur timide

en esquissant l’imaginaire

qui déjà s’avançait à travers les couleurs

vêtue de blés, sentant l’amour

sentant l’odeur d’amour de l’herbe et du jeune arbre

Celle qui aurait pu s’appeler Mélusine

mais qui soudain s’est dispersée

sous la fougère du regret

 

Je retrouvai, n’ayant rien vu

la prison du désir

cependant qu’Olivier prenait dans ses jumelles

une biche et son faon

 

LES NOMS

A la fenêtre des images

Dieu nommait les objets d’un mot si naturel

que les couleurs en s’animant

demeuraient à l’état naissant

tout en ombre et tout en lumière

 

LA VOLIERE OUVERTE

Par la grâce d’un front buté

ce jour ne fut pas oublié

Je sens toujours

la liberté dans ma main droite

et le chant venir se poser

sur le fer de lame ébréché

du frère avec son couteau noir

 

L’AMERIQUE

Le jazz naissait en Amérique

et ma vitre tremblait

à la fenêtre de juillet

Entre le vert et l’or est la source de la musique

 

LA CANICULE

Un jour je saisirai la belle, la rebelle

par sa crinière végétale.

Un jour je t’offrirai, arable corps de trèfle

au ciel en libation pour un regard brûlé

et pour vos cris, coquelicots, en sacrifice.

 

VRAI TEMPS

Cette belle venue en moi

de ma plus ancienne pensée

cette idée de bien avant moi

sera-t-elle un jour oubliée ?

 

Se peut-il que tant de journées

menant leurs nuit tendres, que tant

de minutes bien éveillées

ne retrouvent plus leur aimant ?

 

Et qu’en remettant nos esprits

dans vos bras, sensibles matières

nous n’ayons plus le même lit

quand nous nous en irons, rivières.

 

QUAND L’AMOUR SERA

Quand l’amour sera sous la toile

des morts, quand l’amour étendu

dans la mer sera descendu

avec l’édifice des voiles.

 

Sera-t-il encore le beau vent

le beau sang, la vague nombreuse

et toujours beauté vigoureuse

à briser indéfiniment ?

 

TEMPS NATAL

En suivant tes veines bleues

dormant dans tes nids d’oiseaux

j’ai retrouvé les nœuds de l’ancienne matière

et ses points très légers

sur les murs

les murs blancs

de la Chine intérieure

 

TEMPS JEUNE

Le temps arrive plus vite que la lumière

amoureux chaque nuit il rêve, il interroge

et me presse comme un grand chien qui veut sortir

il est soudain comme un garçon qui va jouer

il s’impatiente, il brille, il grandit comme un arbre

il affirme, il est plus violent que le gland

je t’accueille beau jour et beau temps, temps vivace

je te salue vibrant membre du plus beau mâle

d’amour prenant la belle épouse des années

 

TOUTE LA NUIT

Toute la nuit je me tourne vers le matin

et dès le jour j’entends le temps siffler ses chiens

qui m’entraînent en bondissant, quand les montagnes

brisent leurs chaînes dans le ciel et que la courbe

de la femme remet le monde en mouvement

 

RÊVANT DE L’ANCIEN PAYSAGE

Nous nous étions assis sur le bord du plateau

d’où l’on voit la douleur de l’ancien paysage.

Mon esprit traversait le vallon déchirant,

sa plus verte rivière

et l’herbe où s’épuisait la force de septembre.

 

Très loin on devinait les vieux pays barbares

les bois que traversait la course des allées

l’échafaud du soleil

où s’arrêtait la cavalière épouvantée.

 

La langue du pays était la bien-aimée

elle était la chaleur animée, la saveur.

Comme on t’aimait, les seins légers, matin du cœur

courant pour suivre mieux ta verte destinée

entre les hautes déchirures des pensées.

 

Mon coeur, loin des débris, des tessons de lumière

tu voulais demeurer dans l’église sauvage

mais il faut renoncer à la vision plénière

tout risquer et tout perdre et toujours refuser

la fausse perfection sans femme et sans matière.

 

DOUZE REGARDS SUR UNE ENFANCE

A Ariane Mnouchkine

 

Dans le fruitier du vent une pomme d’amour

une pomme à couteau

car la reine de ce pays est un chat noir

 

La main qui fiat l’enclos du cœur

ouvre la ligne de vie

 

La langue prisonnière

servante inexorable

 

Dans les matinées de châtaignes

le vol des oies sauvages

 

Un ânon détalait

parfois comme un poème échappé dans les trèfles

 

Sur le seuil de la grange

le doux colporteur de l’enfance

ouvre son sac

éblouissant

 

Dans la voix que j’aimais

La note scandaleuse et haute des colères

 

Sur les routes, dans les jardins

l’amour est sous le baldaquin

pour la représentation des pivoines

 

Et plus tard qui es-tu ?

Toujours l’enfant qui donne à l’impossible amour

Des coups de pied dans les poubelles

 

Blanc qui n’est pas

repos du noir

sera juge et tribunal

 

Sur leurs genoux étroits, les poulains grandissaient

C’était la fin d’un temps devenu très ancien

 

Quand le roi aveugle

entendit chanter sa couronne

 

 

L’escalier bleu.1958-1963

Editions Gallimard, 1964

Du même auteur :

 Géologie (10/01/2018)

Caste des guerriers (10/01/2019)

Tombeau pour des archers (10/01/2020)

L’escalier bleu (10/01/2021)

La Chine intérieure (09/01/2022)

La sourde oreille ou le rêve de Freud (I – VII) (10/01/2024)

La sourde oreille ou le rêve de Freud (VIII - X) (10/01/2025)

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