Henry Bauchau (1913 – 2012) : La sourde oreille ou le rêve de Freud (VIII - X)
La sourde oreille
ou le rêve de Freud
.............................................................
VIII
Je comprends, je commence à comprendre, au mois d’août comme en
quatorze, que le rêve de Freud est la rencontre fondatrice.
A dix-neuf ans pourtant tu ne sais rien de lui, tu t’imagines assez vaguement
que c’est un sexologue.
Hitler est à la porte de Berlin, on l’entend avec ses torches, avec ses chiens,
avec sa chemise fécale
A la porte de la folie et de la peur occidentale.
Lorsque tu penses à Freud en mille neuf cent trente-deux, sur ce fond de
rumeurs guerrières, tu ne vois que ton rêve et, d’une couleur insolite
Le Rêve et son interprétation, un livre mince, paru dans « Les Documents
bleus » de la librairie Gallimard.
Tu ne l’as pas ouvert, tu n’accordais aucune importance à tes rêves.
Alors pourquoi te souviens-tu si bien de celui-ci ? Soudain, voici un fil, c’est
à Sainpierre que j’ai rêvé, au monastère du Mont César.
Tu n’avais pas le goût de fréquenter les monastères, mais quelques mois
auparavant tu as fait la rencontre de ton nouvel ami.
Avec son front de visionnaire, il semble un possédé de Dieu, il lit la Bible, il
s’occupe de politique, il parle de révolution.
Tu n’as jamais rien vu, rien d’aussi détonant que ces éruptions prophétiques,
que ce volcan âpre et brûlant, avec cette folie de Dieu mêlée à de grandes
constructions théoriques.
Il est beau quand le verbe anime son visage, il ne l’est plus lorsque l’esprit
retombe. Son corps n’existe pas beaucoup.
Il méprise l’amour, l’esprit tendre des femmes, il ignore leur corps, leur
intrépidité.
Il vit entre hommes, entre garçons, il ne sait presque rien, comme toi, de lui-
même.
Il n’a pas eu assez de chance en rêve, il n’a pas eu, peut-être, assez d’amour
pour faire la rencontre de Freud.
Il la fera beaucoup plus tard mais dans l’orgueil de la pensée et dans les livres.
Pauvre prophète qui ne s’est pas abandonné, prophète abandonné par sa propre
parole.
Il était ivre alors, il s’était enivré de Dieu.
Mais était-ce le temps d’une nouvelle église et de la pauvreté spirituelle ?
C’était le temps d’Hitler et de Staline.
C’était un temps de pauvreté involontaire, le temps des ateliers fermés et du
chômage
En Allemagne, tu as vu des milliers de chômeurs défiler dans les rues, criant
Arbeit und Brot.
Hitler aussi réclamait du travail et du pain, promettant – comment, comment ?
– la justice et la paix.
Dans les élévations nocturnes du discours, dans les célébrations enrouées de la
guerre
On entendait sa voix, sa croix noire et tordue, qui soulevait les rumeurs de la
foule. On entendait le sacrement dévié de sa messe apocalyptique.
La Bible était, pour ton ami, un grand torrent barbare, plein de d’étincelles et
de tendresse et de prémonitions.
Il te lisait de longs passages d’Ezéchiel ou ces versets de la Genèse qui ont
l’accent monumental des grandes pierres levées.
Il cherchait à te convertir, tu étais attiré, tu étais repoussé. Il ne connaissait de
l’amour qu’une exaltation de l’esprit qui se couvrait souvent de cendres et
de nuages.
Vous aimiez à travailler ensemble, à ordonner un peu la confusion des mots
Mais tu n’apprenais rien sur ton pressentiment, sur l’essentielle obscurité, la
lumière des corps
Sur l’essentielle liberté que peut, ou que pourrait instituer l’amour, sur le
pressentiment des profondes paroles, qu’il est le seul, peut-être à prononcer
en Dieu.
Ton ami t’attirait peu à peu vers l’Eglise et vers l’action prématurée. C’est ainsi
que tu es allé à l’abbaye du Mont César
Où Freud, à sa manière, t’a dit de rester dans les fondations,
Malade imaginaire, malade afin de mieux découvrir ton image, tu n’as pas
vocation d’être dans les étages.
IX
Un jour parmi les autres jours, tu as vécu l’Evangile autrement, un jour plein de
soleil en mille neuf cent trente-trois.
Tu as eu vingt ans en janvier. Hitler a pris le pouvoir ce mois-là.
Tu es dans un tramway, tu n’as pas mal à l’estomac. Hindenburg est encore
vivant, on hésite, on espère encore. En été tu seras soldat.
Tu as pris en sortant, et sans savoir pourquoi, un livre de petit format. C’est
l’Evangile. Selon quel saint ? Selon saint Luc.
Alors, par hasard croyais-tu, où en réponse à ce qui fut écrit par le rêve de
Freud sur la table des profondeurs, tu as ouvert le livre
Pour ton bonheur, pour ton malheur étroitement mêlés et pour l’animation de ta
géologie.
Il tient tout juste dans ta main et tu es soulevé par lui. Porté et transporté hors
du sens, hors du temps, par le souffle de l’aventure
Mais c’est toi, cheval, cheval blond, oui, c’est toi qui es chevauché.
Tu fais deux fois le tour de la ville, sans te soucier du terminus, sans descendre
de ta lecture.
Le conducteur t’a pris pour un cinglé, le contrôleur penchait pour un débile, tu
les entendais discuter à l’arrêt. Tu n’as pas dû payer ton ticket de retour.
Tu t’arrêtais parfois pour esquisser une prière mais tout était brouillé, tu as dit
en toi-même : Que votre volonté soit fête.
Tu as ri, le contrôleur te regardait, le conducteur ne riait pas. C’est ainsi
pourtant qu’est le monde, avec ses journées de beau temps, ses nappes
blanches, ses pluies couleur d’argent, avec ses filles qui vont dans la
vivacité de l’air et ses millions d’étoiles, le trésor infini de ses années-
lumière émises avant que le soleil ne fût et qui viennent à travers le temps
à la rencontre du regard.
Lorsque le livre est terminé, après la mort et la résurrection, quand tu t’éveilles
de l’éveil
Ce qui demeure, inattendu, c’est l’apparition et c’est la surrection du verbe,
grâce à l’insurrection des mots
Qui me font voir, effaçant la banalité, me font entrer, avec ma voix et mes
images, dans l’existence évangélique de l’oreille.
C’était fini, non sans douleur, non sans douceur. Etait fini, ce qui n’aurait pas
dû finir, ce qui aurait toujours dû naître et commencer.
Soudain je veux courir, courir dans la forêt, puisqu’on passe à côté, pour
m’infléchir
A cette voix qu’il me semble avoir entendue, car déjà je n’en suis pas sûr. A la
voix qui parlait entre les mots du livre.
Ders autos se croisaient, à côté de la voie, j’ai couru vers la porte, je ne les
voyais pas
Le conducteur a brusquement freiné, il s’était retourné, son visage disait : ça va
finir à l’hôpital.
J’ai sauté, grâce à lui je ne suis pas tombé et j’ai couru comme un déraisonné.
Oui, j’ai couru comme un voleur de feu en aspirant le monde dilaté où
respiraient mes poumons raisonnables
En pensant aux chemins, aux puits de Galilée, au lys des champs plus beau que
le roi Salomon
Qui s’est effacé doucement de sa tige. L’admirable et sexuel parfum n’est plus
que dans les mots qui viendront pour le dire
Qui ne parleront pas de forme ni d’odeur mais qui diront : considérez les lys
des champs, comme ils croissent.
Et comment croître, commet aimer, comment croire autrement que dans
l’épiphanie de l’amoureux parfum.
Tu t’es arrêté sous un arbre, tu t’es couché au milieu des fougères. Leur forme,
leur présence sont à jamais liées aux mots de l’Evangile.
L’ombre est douce aujourd’hui, douce dans la mémoire.
Ton esprit est encore là-bas, dans la signification des fougères. Ne garde que le
nécessaire, laisse le reste s’en aller.
Tu es seul, tu n’es plus seul dans la forêt et tu songes à ce jour encor proche où
tu terminais lentement une interminable troisième.
Vous êtres trente ou peut-être quarante dans une salle encombrée par les
bancs, des barreaux sombres asphyxient les fenêtres.
Un jour parmi les autres jours, nous commençons à étudier Virgile
Et tu traduis les vers de la première églogue. Cette fois tu ne balbuties plus
Les mots viennent à toi, fermes, légers, limpides, les deux pieds sur la terre
admirable et solide.
Comme une eau vive, entre les bancs, la poésie est entrée dans ta vie.
Elle sourit à ceux qui passent sans la voir. Elle sourit aux mots de l’Evangile
qui errent, qui espèrent dans les longs corridors de mai, quand les vacances
se rapprochent et que le bonheur est si loin.
La prosodie du temps, des mortes et des brèves, la poésie était en toi, elle
attendait dans la sourdine.
Virgile parlait avec son corps, avec le tien, selon le langage rythmé de nos
muscles si beaux sur les planches d’anatomie.
Tu ne l’as pas compris. Il a fallu prendre au plus long, faire le songe de Freud,
errer sur les confins de la folie
Pour aimer d’un nouveau regard le mot natal, celui qui sait ensemencer
l’oreille
Qui chante, quand le feu s’éteint, pour célébrer le nécessaire. La brume monte
dans les prés et les premiers oiseaux s’éveillent. On sait que le soleil est là,
c’est l’aube de la poésie, avec ses lumières subtiles, avec son jour entre
deux nuits.
X
Tu es sorti dans le jardin et tu revois les fleurs comme si tu les voyais pour la
première fois
Après cette nuit dont tu sors, dont tu n’es pas sorti, où tu étais confusément
mêlé à leur foi sensuelle
A l’automne qui vient, à ce poème, à ce pollen abandonné et toujours survivant
comme elles.
Le vent se lève, il résonne et s’active au milieu des arbres et des lessives sur le
fil.
Tu regardais le temps, tu ne regardes plus que les soucis robustes, portant la
couleur éclatante et tenace qui fut parfois, qui ne fut pas celle de la
maturité.
La rose jaune est près de toi, c’est le message de la nuit, avec cette ombre
encor sauvage et qui célèbre sa beauté.
Sur une tige maternelle, fille de treize ans, fragile et forte, qui devient femme
avec bonheur.
Au milieu des rhododendrons, tu découvres une feuille éclairée par l’automne,
rouge du temps bien accompli, et lavée par les pluies.
Que l’âge est beau et que la fin est accessible si la feuille, en se desséchant,
devient plus rose et plus dorée, comme le sang du juste dans le texte de Luc
et les mots que tu as aimés.
Tu regardes la feuille avec le sang subtil, tu regardes la rose et le présent des
jeunes filles, qui est plus acéré, qui est plus vrai que pendant ta jeunesse
Et le poème va de la rose qui s’ouvre, en subissant le choc du soleil étonné
A la feuille cachée parmi des milliers d’autres quand se faisaient les floraisons.
Voici qu’un peu avant ses sœurs, elle est marquée, elle est normée par la
vision soudaine et par la connaissance obscure du levant.
Seigneurs, seigneurs, luminaires des cieux, sensible beauté des rivières, soleil
oblique entre les arbres, rosées alertes du matin, filles de l’illumination,
femmes de l’invention du monde et vous, touchés ainsi que moi, touchés par
la grâce de l’âge, faites en l’écoutant
Faites que le poème, attaché si longtemps au courageux souci, s’écoule avec
justesse, avec limpidité et s’élargisse à l’estuaire.
La sourde oreille ou le rêve de Freud
Edition de L’Aire, 1800 Veuvey (Suisse),1981
Du même auteur :
Géologie (10/01/2018)
Caste des guerriers (10/01/2019)
Tombeau pour des archers (10/01/2020)
L’escalier bleu (10/01/2021)
La Chine intérieure (09/01/2022)
La maison du temps (10/01/2023)
La sourde oreille ou le rêve de Freud (I – VII) (10/01/2024)