Paol Keineg (1944 -) : Boudica (1-20)
Boudica
Accompagnée de ses filles, Boudicca fit la tournée des tribus montée sur
un char. Partout, elle proclamait que les Bretons avaient l’habitude d’aller au
combat sous le commandement des femmes. Ce n’était pas la descendante des
grands ancêtres, impatiente de venger sa fortune et son royaume perdus, qui
venait à eux, mais plutôt une simple femme, qui se battait pour sa liberté
perdue, son corps meurtri et pour la virginité profanée de ses filles. La
cupidité des Romains n’épargnait plus les corps ; on tuait les vieilles
personnes, on violait les vierges. Mais grâce aux dieux, une juste vengeance
était imminente : la légion qui avait osé les combattre avait péri ; les autres se
terraient dans leurs camps et cherchaient le moyen de s’enfuir.
Tacite, Annales, XIV
1
Sur les testicules des taureaux, sur la crasse colorée des saints dormants,
salut à qui dépérit en ce lieu limité.
Entre la naissance et la mort, entre Shell et Esso : gavés de métaphysique,
d’action culturelle, de mise en scène de tout.
La merveille gravite. En haut de la falaise, le parking et le champ de
cailloux. Cette terre d’empoignade qu’on courbe et qu’on pompe.
C’est la pluie de janvier 100 000 fois. La périphérie et la Loi. On détache
les mots, on ne parle qu’en rêve.
2
Du bois sacré aux fiefs amers, la foule des personnages secondaires. Dans
l’hinterland endormi, les troubles gastriques, le sommeil des ancêtres.
Cette montagne, le peuple l’adore. Trône, piédestal, éclairage oblique. Dieu
en personne y parle, thermonucléaire.
Elle préside aux séances d’ouverture. La terre à 45°.
C’est mon histoire entassée jusqu’au plafond, mon souci torride, tonique.
3
Des trous dans le paysage, et une certaine façon de faire la bête. Le pays
sale. Les matières grasses dont on nous remplit les oreilles.
Quatre murs dans le vent, et les bulletins de météo. Ainsi perdus, on se
souvient de la forêt, on allonge le sommeil.
Dans la prison de l’arbre vaguement sacré. Dans la prison d’air. Le sourire
qui brûle, le silence actif.
La peur du loup, l’intervention du rossignol. Les belles histoires qui
pourraient. L’impossible.
4
Géographie du colonisateur, du finistère clôturé à l’araignée des routes pour
le blé et l’étain. Soudards et supplétifs. Le sous-préfet énarque, la sous-préfète
en victoire de Samothrace.
Histoire du colonisateur, toujours fougueuse et blonde. O siècles de lumière,
les sauvages dos à dos, le bon plaisir, le droit divin.
Tout se passe comme si. Comme ça.
Les kilos de boue, les dieux roulés dans la farine.
5
Grammairiens et philologues, dans les périodes obscures. Et s’il fallait
recommencer. Partageurs de ce qui tremble. Voyeurs.
Dans le chaudron les porcs tournent en rond. La voix plus blanche que
d’ordinaire. A toute pompe.
Le pain sec et l’eau. Tant de mots vieux, tant de gestes hasardés. Le buvard,
le sable.
An 61, saison des humiliés. Le peuple est debout qui était couché. Cœur
battant, le courage par à-coups.
6
Femmes fidèles, bambins bruts, adolescents à vau-l’eau : ora pro nobis.
Trop de tristesse jusqu’à l’os. Au tour des mots menteurs de tomber en
poussière. En attendant les autres.
Les pète-secs romains en leurs bustes de plâtre aux yeux vides. Avalent
ses somnifères et se font dégueuler. Travaillent pour les choix de textes et
les musées.
A la vitesse de l’herbe, à la vitesse du feuillage. Boudica qui fut verte, dans
la cloche de la nuit. Boudica au peigne fin, qu’elle parle avant l’hiver.
7
A Carhaix, le miroir fêlé, le couteau taché de sang. Dans le miroir, Boudica.
Balaie de sa robe l’argile des chemins creux.
Le livre ouvert dans le noir. Le bidon d’essence sur la vieille paille d’une
chaise. Le laser du soleil dans la chambre de bonne.
Vers la fin de l’après-midi, le bât blesse, on relit les architectures, les
images volées, On fait voler en éclats.
On sourit aux vieilleries des littératures lacrymogènes. On aime. de la
rengaine au nœud gordien.
8
De Nantes à Carhaix, les banques de crédit, le casse-cœur. Payés en
monnaie de singe, les clans sédentaire n’aiment pas qu’on les bouscule.
Les rhapsodies du marasme, les vendeurs de cartes postales. Les bénis oui-
oui, les prophètes parachutés. Le grand tapage des chiens qui lèchent.
Beaucoup de bruit pour rien. L’œil : brèche ouverte, chose claire. Lèvres
ouvertes sur maintenant ou l’exil.
Les hameaux crachent les ancêtres et ne répondent de rien. Barils de
poudre. Cités d’urgence.
9
Ligne droite des avions à réaction, métal d’une couleuvre ; haines d’eau
morte. L’appareil des fleurs sur la saison qui voudrait.
Feux d’ordures dans les décharges municipales. Sur les scènes de patronage,
les comédiens anguleux, les poètes sur feuilles volantes. Le nom des dieux
aviateurs clamé dans le fracas des chaises qui grincent.
Conciliabules autour des lits-cages. Les chants millénaires battent de l’aile.
Les druides noyés s’éloignent au fil de l’eau.
La terre sans oiseaux, les hameaux sans lumière. De la parole de tous, la
grammaire, les gros mots. Du nom de Boudica, le jardin des roses / jardin des
supplices.
10
Les cantiques de la chiourme à pleine gueule. Charrient le jour et la nuit, la
baie des Trépassés. Paysans de basse époque, compliquants, compliqués.
Anatomie d’une vengeance. Les attaques nocturnes, les têtes de mauvais
rêve. Cache-cache, catimini.
Avant-garde des tribus en instance. La lune rousse, les lessives de sang. O
laveuses péremptoires aux mains comme des oiseaux blancs.
Entre le fric et le frac, le colon hygiénique maudit la saison. Il rêve de
Tibre, d’Ile-de-France. En ce lieu nul, aux hommes peints en bleu, aux
femmes tatouées qui ne jouissent pas.
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Cuisses et croupes, miroirs, tapisseries de luxe. Le ciel par la fenêtre, la
terre qui voulait qu’on fût regard sans pitié.
Les doigts travaillent, le bas-ventre imagine. Les paysans
poussent à la roue du char de Boudica. Les princes ont trahi.
Dans le désert des objets made in France, la pomme de terre et le poids
chiche. On se bat à la fourche et au couteau. Le poète vaseux et le tireur d’élite.
Levez les yeux ; le bombé de l’horizon, les collines uniformes. Baissez les
yeux : le désir sous la peau et les os.
12
Loin de la mer, par l’oued et l’aber. Les guerriers mondains
et les incendiaires aux pieds sales. Truites rouges, hérons bleus.
Minorités dévorées.
La poussière, les coups durs, les pétards mouillés. Derrière
un écran de chansons, la suffoquée, la mouvante, la duchesse en
sabots.
L’amante qui se tait. Muzak dans les moulins à prière.
Pays dévasté, la démence dans les pages. Une femme dicte.
Pot-pourri des slogans. Kentoc’h mervel(1). La liberté ou la mort.
(1) "Plutôt mourir". Devise de la Bretagne
13
Hordes de chiens noirs, concerts de klaxons, vagues de sang ; les sous-
préfets rapportent que des mégères prêchent la folie froide ; ils signalent
l’apparition d’une nouvelle langue.
Tout en surface, sourire, soumission. Villages de jonquilles et d’ajoncs. Le
méli-mélo des raisons, l’âge du bronze dans les chromosomes.
Veillées dans le jus des fougères, la Vie des Saints, la littérature à
l’estomac. On se casque de haine, on fait bouillir la marmite.
Où naît le fer et la mouette. Les Aztèque et les Iroquois sous le zéro des
vieilles lunes. Encore un coup, la canonnière et la colonne ardente, le massacre
des druides, le club Méditerranée.
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Dans les racines du bois sacré, le prophète et les auditeurs. Les mots qu’on
entrechoque en les mettant bout à bout. Le hibou, le chat-huant.
Pièces de monnaies. Signaux de métal, aux bêtes de sang froid, aux têtes
serpentines. On vient de très loin, en char à bancs et bateau à moteur.
Les pêcheurs aux joues creuses, les paysannes à angle droit. La muse et les
incendiaires. Les vivants et les morts.
Caratacus (2) au cimetière. Harangue, le cou raide, serre les dents.
Bro gozh va zadoù !(3)
(2) Caratacus est un roi et chef militaire breton qui a dirigé la résistance à la conquête romaine de la
Bretagne insulaire par Claude Iᵉʳ en 43 ap. J.-C. jusqu'à sa capture en 51.
(3) "Vieux pays de me pères". hymne national breton
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Hyène blanche, traînée d’insectes. Comme une rumeur, comme un eczéma,
pour que le scandale éclate.
Boudica, tête penchée sur la cafetière, au milieu des cartons et des papiers
gras : étiquetée, grillante et pire.
La reine aux cent coups frappe juste. Les femmes fortes et les guerriers
pare-balles font bloc. Nul n’accepte l’inacceptable.
Ici la ferraille, les ficelles du destin. Le terrain vague. Là, le combat pied à
pied, le cocktail Molotov, la douleur qui mange le sein gauche.
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Voleuse d’hommes, pétroleuse, papesse de bric et de broc, qu’on l’étrangle
et qu’elle claque !
Les petits gars que son odeur excite montent à l’abattoir en chantant. Francs
-tireurs et coureurs à pied, doigts gourds, yeux blancs pour cette morue.
Guérilleros de mes deux, godelureaux et blancs-becs, ô condottieres des
pissenlits par la racine.
En ces bois de chênes, le sanglier et l’éleveur de porcs. On bourre les
poubelles de ces va-nu-pieds, maillots jaunes et porte-bidons.
17
Pin-up des poids lourds, pasionaria en gros sabots. O Boudica, boussole
des misfits, patronne des phares et balises.
Boudica maquillée, dans le clair obscur du sacre, la morve du ghetto. En
cette recouvrance, le geste compte, l’arrière-pays s’étale.
Paradis de la paranoïa. Les idées plus noires que la Kaaba. Autant de
langues pour avancer masqué.
Entourés des chefs et des grands reporters. La folle du logis, visage tourné
vers les flammes de l’âtre. Elle se déprend d’un monde qui ne peut pas finir.
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Le flamboiement des codex organiques. La souffrance circulaire sur dix
hectares de bonne terre. Le soleil enjambant le crime.
An 61 après Jésus-Christ. Les Mau-Mau contre Tacite. L’outrecuidance et
le sac. Le combat des arbrisseaux.
Le blanc, le noir, le gris. A cheval sur le méridien de Greenwich. Le pays
boueux, foulé.
Le bruit des bottes dans le bled. Arcs de triomphe et ossuaires. Les aigles
rouges et les ancêtres combattants.
19
De quelle terre à ravenelle aux joueurs de granit. Au-dessus de la mer, les
oiseaux machinistes. La menace du matin quand c’est encore la nuit.
Le prix à payer pour que ça ne tourne pas rond. On est triste d’être laid, on
fait mine de.
Dans la nuit des satellites, l’aimant de l’étoile polaire. L’amant nu qui
engendre. Comme un coq, comme un bouc. Doucement, oh doucement.
L’amour jusqu’à l’ankylose. La plaie et le sel. De la solitude d’un à la
solitude de cent mille.
20
De quelles marchandises les villages regorgent ? Le cochon a saigné dans
l’auge. Le cri des chiens et la mécanique des bicyclettes.
Veille au rouet, vigie sur le rouf. Boudica dans l’alcôve, coq de bruyère et
sacré-cœur sur le front des armoires. Elle retient, contient, corrige.
Maint clebs en rut sur la lande. Aux alambics des cours de ferme, le
delirium des guerriers qui s’excitent. Les femmes font le boudin.
Le Romain pousse l’avantage de sa lance dans le flanc. Le goéland
s’engouffre. Les danseurs calleux battent la terre en rond.
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Boudica, Taliesin et autres poèmes.
Edition Maurice Nadeau, 1980
Du même auteur :
Hommes liges des talus en transe (09/01/2014)
Kerzaniel / Kerouzac’h / Penn ar menez (09/01/2015)
« L’auge a poussé dans la muraille… » (09/01/2016)
Quand j’étais jeune… » / « Pa oan bihan… » (08/01/2018)
Le poème du pays qui a faim (09/01/2019)
Dahut (09/01/2020)
« Je souris... » / « Mousc’hoarzhin a ran... » (09/01/2021)
Sans esprit de retour (06/07/2021)
Boudica (21-40) (09/012023)
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