Paol Keineg (1944 -) : Mauvaises langues (1-14)
© Alan Guichaoua
Mauvaises langues
Journal de deux années
A la mémoire de Maurice Nadeau et d’Anne Sarraute,
à Serge Fauchereau et Yolande Rasle,
à Jocelyne Fauchereau
1.
Faire glisser sa plume
sur les méchancetés du monde –
il faudrait être fou
de ne pas répondre à l’espoir que font naître
les choses sans importance,
avec obligations réciproques
et salut
aux entraves de la langue.
Finie la position claire,
mon odeur n’est pas étrangère
à l’odeur des serfs
qui a la belle saison
opéraient en bras de chemise.
Où croyez-vous que je m’absente
quand je m’absente
mal reçu et apaisé ?
2.
Tu continues de perdre ton temps
aux conneries poétiques
pour les appeler par leur nom
(tu as toujours aimé ça, les conneries)
alors qu’il faudrait se laisser choir
comme un caillou
au fond du ruisseau grossi par décembre,
caillou sans la moindre poésie
que j’ai ramassé dans le ruisseau
après avoir retroussé la manche,
il n’a de particulier que sa couleur jaune,
je le glisse dans ma poche sans y penser,
au bout de quelques pas
je le rejette à l’eau.
3.
Ecrire que le retour au pays est difficile
n’est pas difficile –
une de ces journées grises qui
sur des bouts de phrases
s’organise
en une foule de détails
et façons de passer le temps.
Qu’importe la saison,
Chaque poème supplante le précédent,
tous veulent refaire le monde
de haut en bas.
Je ne me disais pas cela en marchant,
je l’ai écrit en rentrant,
une planche posée sur les genoux,
les yeux sur la page et par-dessus :
le bonheur est là, et ce n’est pas assez.
4.
Ce n’est pas le lieu ici
de houspiller
un lieu si petit
au regard de l’histoire universelle
que si on les bousculait plus avant
les corps
finiraient par tomber à la mer,
et c’en serait fini.
On a beau tuer en soi
la haine de soi,
des siècles de médiocrité
ont ouvert un piège,
et on aura passé la moitié de sa vie
à écarter la vie,
leurré par les bons gros nuages
sur fond de ciel bleu.
5.
Les noms sortis de la tête
qu’il a fallu trancher à coups de couteau –
à l’endroit où le froid mord
que nos descendants n’aillent pas s’imaginer
que nos corps
avaient la fermeté de nos convictions :
dans vingt, trente ans on aura tout oublié
des périodes de lutte,
des lumières de la dialectique.
La lune
dans le ciel orange et bleu
du premier matin d’hiver
avance rapidement,
les corbeaux en ombres chinoises
se déploient en tirailleurs
prêts à l’attaque.
6.
Ce qui sépare le sens du non-sens
quand on provoque
dans un paysage à pattes de corbeaux
les occasions de chaos,
les hymnes à la sainte frousse.
J’étais au jardin
et j’écoutais nos voix parler de poésie.
Soudain nous nous sommes tus
en pensant à tous ceux qui ont cru
au péché originel.
Le soleil est sorti des nuages,
et dans les pages qui clochent
comme excité par les bruits de la langue
je donne ma voix
à ceux qui
nous ont fait voir de toutes les couleurs.
7.
In memoriam Anjela Duval
Ajouter à cela
qu’on mesure une révolution
agricole
à l’épaisseur des mauvaises odeurs
et que loin du modèle jardinier
dans un pays
travaillé par la peur d’aller contre,
une simple promenade à bicyclette
me conduit sans hésiter
à la porte d’une vielle femme
qui revient de faire les foins
avec ses chiens.
Comment s’étonner qu’elle réponde
aux questions par des questions
et que sur le pas de la porte elle s’efface
pour faire entre la mort ?
8.
Il fait un temps
à ne pas mettre un poète (un vrai, un certifié)
sur la route qui va de Kerouzarc’h
à Toull ar C’hoat
(sous le prétexte d’écrire mes convictions,
je m’invente un encrier
qu’un jour
je jetterai à la face du diable)
et moi sur la route
j’écoute les bruits de l’eau qui descend de Ti Nenez :
le couic couic de mes chaussures vers Logonna,
que s’en est énervant.
Et le croâ croâ des corbeaux
me convainc que pour briller
en société
rien ne vaut une bonne antenne sur le toit.
9.
A Guy Etienne
Le journal parle du « rythme des saisons »,
le dictionnaire précise
que rythme et rime on la même origine,
et je me demande comment
vient le bonheur de créer au plus juste
des mots nouveaux.
Reste qu’il est difficile de prendre congé
des bonheurs réels du passé
quand dépaysé on a pris dans la gueule
crise sur crise.
En ce jardin d’avril
je peux encore découvrir l’Amérique
ses anciens noms, ses mensonges,
et pour défendre mes problèmes de langue
c’est presque trop beau
la brèche dans les nuages.
10.
Je me souviens de souvenirs-écrans
peut-être traversés
par la ruée des chiens et d’un goret au verger
et à la manière dont on emmanche
les fourches
je m’attends à des catastrophes.
C’est l’affaire du particulier
d’imprimer au corps
un monde d’objets
et d’abstraction qui mettent sur la piste
de conclusions difficilement
acceptables.
Il aurait fallu s’endurcir, se battre,
trouver le courage d’une vérité,
faire
comme si la vérité délivrait.
11.
Le rocher blanchi par les fientes
des cormorans
qui se chauffent au ras de l’eau,
et dans ma tête
écrite depuis cent ans
l’histoire de la disparition des langues.
Rentré à la maison
je lis des pages de Creeley au lit .
je m’éteins à minuit.
Creeley est mort, Hawkes est mort,
en rêve je me dépêche
d’expédier
les affaires courantes
parce qu’en rêve
les larmes
coulent toujours à point.
12.
Suis-je le gardien du geai
comme on l’est de son frère,
qui atterrit en silence et s’enfuit
avec un morceau de pain ?
et les cochons de Kerc’hall là-bas ?
Je ne les entends pas,
seulement les odeurs. Printemps :
j’improviserais bien
en piétinant les pissenlits
une danse de purification.
Comment danser
l’enfermement de dix mille cochons ?
Ce que je dis
je le dis avec des mots qui portent en eux
les démons de tout le monde,
le désir de survie du surmulot.
13.
Pour parler de l’installation
d’une colonie de sternes caugek sur l’Atlantique en avril,
voici :
sur fond de visages aux fenêtres
je vis seul
et n’ai d’autres raffinement
que le passage des oiseaux migrateurs
et comme il m’est impossible
de refuser aucun don
rien ne m’échappe des complications
de la mimesis
et des criailleries lyriques
Une sterne mi-réaliste mi-socialiste
plonge sans relâche
et moi qui ne suis ni bonus ni omnipotens
je la regarde, exemplum..
14.
A bord d’une voiture pourrie
sans excès de vitesse,
tellement privilégié que la nidification
des pies en avril
m’écarte du chemin qui va de Ti Jopig
à Kervez
La communauté de l’homme et de la pie
s’inscrit de plein droit
dans un paysage pas trop riche.
Eloigné des lumières,
placé devant les questions
qu’on se pose au saut du lit.
la prise en charge du monde par le hasard
nourrit l’histoire de mes parentés
avec les oiseaux :
les discours sur l’homme puent.
Mauvaises langues
Editions Obsidiane,2014
Du même auteur :
Hommes liges des talus en transe (09/01/2014)
Kerzaniel / Kerouzac’h / Penn ar menez (09/01/2015)
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