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Le bar à poèmes
8 janvier 2025

Paol Keineg (1944 -) : Mauvaises langues (1-14)

© Alan Guichaoua

Mauvaises langues

 

Journal de deux années

 

A la mémoire de Maurice Nadeau et d’Anne Sarraute,

à Serge Fauchereau et Yolande Rasle,

à Jocelyne Fauchereau

 

1.

Faire glisser sa plume

sur les méchancetés du monde –

il faudrait être fou

de ne pas répondre à l’espoir que font naître

 

les choses sans importance,

avec obligations réciproques

et salut

aux entraves de la langue.

 

Finie la position claire,

mon odeur n’est pas étrangère

à l’odeur des serfs

qui a la belle saison

 

opéraient en bras de chemise.

Où croyez-vous que je m’absente

quand je m’absente

mal reçu et apaisé ?

 

2.

Tu continues de perdre ton temps

aux conneries poétiques

pour les appeler par leur nom

(tu as toujours aimé ça, les conneries)

 

alors qu’il faudrait se laisser choir

comme un caillou

au fond du ruisseau grossi par décembre,

caillou sans la moindre poésie

 

que j’ai ramassé dans le ruisseau

après avoir retroussé la manche,

il n’a de particulier que sa couleur jaune,

je le glisse dans ma poche sans y penser,

 

au bout de quelques pas

je le rejette à l’eau.

 

3.

Ecrire que le retour au pays est difficile

n’est pas difficile –

une de ces journées grises qui

sur des bouts de phrases

 

s’organise

en une foule de détails

et façons de passer le temps.

Qu’importe la saison,

 

Chaque poème supplante le précédent,

tous veulent refaire le monde

de haut en bas.

Je ne me disais pas cela en marchant,

 

je l’ai écrit en rentrant,

une planche posée sur les genoux,

les yeux sur la page et par-dessus :

le bonheur est là, et ce n’est pas assez.

 

4.

Ce n’est pas le lieu ici

de houspiller

un lieu si petit

au regard de l’histoire universelle

 

que si on les bousculait plus avant

les corps

finiraient par tomber à la mer,

et c’en serait fini.

 

On a beau tuer en soi

la haine de soi,

des siècles de médiocrité

ont ouvert un piège,

 

et on aura passé la moitié de sa vie

à écarter la vie,

leurré par les bons gros nuages

sur fond de ciel bleu.

 

5.

Les noms sortis de la tête

qu’il a fallu trancher à coups de couteau –

à l’endroit où le froid mord

que nos descendants n’aillent pas s’imaginer

 

que nos corps

avaient la fermeté de nos convictions :

dans vingt, trente ans on aura tout oublié

des périodes de lutte,

 

des lumières de la dialectique.

La lune

dans le ciel orange et bleu

du premier matin d’hiver

 

avance rapidement,

les corbeaux en ombres chinoises

se déploient en tirailleurs

prêts à l’attaque.

 

6.

Ce qui sépare le sens du non-sens

quand on provoque

dans un paysage à pattes de corbeaux

les occasions de chaos,

 

les hymnes à la sainte frousse.

J’étais au jardin

et j’écoutais nos voix parler de poésie.

Soudain nous nous sommes tus

 

en pensant à tous ceux qui ont cru

au péché originel.

Le soleil est sorti des nuages,

et dans les pages qui clochent

 

comme excité par  les bruits de la langue

je donne ma voix

à ceux qui

nous ont fait voir de toutes les couleurs.

 

7.

In memoriam Anjela Duval

 

Ajouter à cela

qu’on mesure une révolution

agricole       

à l’épaisseur des mauvaises odeurs

 

et que loin du modèle jardinier

dans un pays

travaillé par la peur d’aller contre,

une simple promenade à bicyclette

 

me conduit sans hésiter

à la porte d’une vielle femme

qui revient de faire les foins

avec ses chiens.

 

Comment s’étonner qu’elle réponde

aux questions par des questions

et que sur le pas de la porte elle s’efface

pour faire entre la mort ?

 

8.

Il fait un temps

à ne pas mettre un poète (un vrai, un certifié)

sur la route qui va de Kerouzarc’h

à Toull ar C’hoat

 

(sous le prétexte d’écrire mes convictions,

je m’invente un encrier

qu’un jour

je jetterai à la face du diable)

 

et moi sur la route

j’écoute les bruits de l’eau qui descend de Ti Nenez :

le couic couic de mes chaussures vers Logonna,

que s’en est énervant.

 

Et le croâ croâ des corbeaux

me convainc que pour briller

 en société

rien ne vaut une bonne antenne sur le toit.

 

9.

A Guy Etienne

 

Le journal parle du « rythme des saisons »,

le dictionnaire précise

que rythme et rime on la même origine,

et je me demande comment

 

vient le bonheur de créer au plus juste

des mots nouveaux.

Reste qu’il est difficile de prendre congé

des bonheurs réels du passé

 

quand dépaysé on a pris dans la gueule

crise sur crise.

En ce jardin d’avril

je peux encore découvrir l’Amérique

 

 

ses anciens noms, ses mensonges,

et pour défendre mes problèmes de langue

c’est presque trop beau

la brèche dans les nuages.

 

10.

Je me souviens de souvenirs-écrans

peut-être traversés

par la ruée des chiens et d’un goret au verger

et à la manière dont on emmanche

 

les fourches

je m’attends à des catastrophes.

C’est l’affaire du particulier

d’imprimer au corps

 

un monde d’objets

et d’abstraction qui mettent sur la piste

de conclusions difficilement

acceptables.

 

Il aurait fallu s’endurcir, se battre,

trouver le courage d’une vérité,

faire

comme si la vérité délivrait.

 

11.

Le rocher blanchi par les fientes

des cormorans

qui se chauffent au ras de l’eau,

et dans ma tête

 

écrite depuis cent ans

l’histoire de la disparition des langues.

Rentré à la maison

je lis des pages de Creeley au lit .

 

je m’éteins à minuit.

Creeley est mort, Hawkes est mort,

en rêve je me dépêche

d’expédier

 

les affaires courantes

parce qu’en rêve

les larmes

coulent toujours à point.

 

12.

Suis-je le gardien du geai

comme on l’est  de son frère,

qui atterrit en silence et s’enfuit

avec un morceau de pain ?

 

et les cochons de Kerc’hall là-bas ?

Je ne les entends pas,

seulement les odeurs. Printemps :

j’improviserais bien

 

en piétinant les pissenlits

une danse de purification.

Comment danser

l’enfermement de dix mille cochons ?

 

Ce que je dis

je le dis avec des mots qui portent en eux

les démons de tout le monde,

le désir de survie du surmulot.

 

13.

Pour parler de l’installation

d’une colonie de sternes caugek sur l’Atlantique en avril,

voici :

sur fond de visages aux fenêtres

 

je vis seul

et n’ai d’autres raffinement

que le passage des oiseaux migrateurs

et comme il m’est impossible

 

de refuser aucun don

rien ne m’échappe des complications

de la mimesis

et des criailleries lyriques

 

Une sterne mi-réaliste mi-socialiste

plonge sans relâche

et moi qui ne suis ni bonus ni omnipotens

je la regarde, exemplum..

 

14.

A bord d’une voiture pourrie

sans excès de vitesse,

tellement privilégié que la nidification

des pies en avril

 

m’écarte du chemin qui va de Ti Jopig

à Kervez

La communauté de l’homme et de la pie

s’inscrit de plein droit

 

dans un paysage pas trop riche.

Eloigné des lumières,

placé devant les questions

qu’on se pose au saut du lit.

 

la prise en charge du monde par le hasard

nourrit l’histoire de mes parentés

avec les oiseaux :

les discours sur l’homme puent.

 

 

Mauvaises langues

Editions Obsidiane,2014 

Du même auteur :

Hommes liges des talus en transe (09/01/2014)

Kerzaniel / Kerouzac’h / Penn ar menez (09/01/2015)

« L’auge a poussé dans la muraille… » (09/01/2016)

 Quand j’étais jeune… » / « Pa oan bihan… » (08/01/2018)

Le poème du pays qui a faim (09/01/2019)

Dahut (09/01/2020)

« Je souris... » / « Mousc’hoarzhin a ran... » (09/01/2021)

Sans esprit de retour (06/07/2021)

Boudica (1-20) (09/012022)

Boudica (21-40) (09/012023)

Taliesin (09/01/2024)

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