Jean-Paul Hameury (1933 – 2009) : Passages
Passages
« En pure perte jamais ne vont
Dans l’aride les fleuves ».
Hölderlin
A Pierre-Albert Jourdan
Devoir est fait à ceux-ci
d’investir forêts et déserts
mais sur ce sable
mais au cœur du dédale
ou au flanc de l’erg mouvant
quel chiffre serait à la mesure des vents ?
quelle main assez forte pour ouvrir
les mâchoires du temps ?
Qu’ils oublient leurs trop grands souhaits.
Qu’ils laissent l’humble empreinte
non du tout
non même d’un destin
mais simplement d’un passager peureux
pour les migrateurs qui suivront.
Quand l’âtre aurait été noyé
quand la chaux aurait brûlé toute cendre
quand ici puis là
de cette berge à l’autre
avec nos ongles
avec nos dents
nous aurions des arêtes
ruiné les trop vives lames
quand nous aurions sondé le vide
brisé l’épaule massive du temps
resteraient encore dans ce désert
au flanc d’une dune
un chiendent
des graines d’ortie.
Les traits que tire la mouette
sur la nappe du ciel
les degrés de la pierre friable
les paliers les rampes
toutes ces apparences
relancent les sabliers.
Si plus rien n’est à lire
aux grèves de ces années
brûlent encore les lampes de la mémoire
que l’on ne saurait souffler.
Et là
comme aujourd’hui
se dressera cette table
où s’amassent déjà d’autres dunes
où s’enflent d’autres mers
et tant d’ailes.
Quelle éclaircie
pourrait se découvrir
à qui continûment se perd
dans les traces d’Orphée ?
Quel pont lancé
d’un bord à l’autre
qui ne serait par le passé
jeté à bas ?
Trop meubles sont ces sables
pour que les sentes puissent mener enfin
là où glissent les fleuves inaltérables
Ce à quoi nous aspirons
cela seul est indicible
et doit cependant être dit.
Veiller ne suffit pas
- il faut bâtir.
Or nous n’avons que sables
mais c’est de sable
qu’il faut bâtir !
Que d’autres aient visage de sel
bouche sans langue
mais nous
passeurs obstinés ?
Continuons à mesurer l’espace
à tracer sentiers et degrés
traquons au-delà des clôtures
et que toute frontière soit levée !
Plus tard
et si proche déjà
la mort saura donner
à ces maigres épures
l’humaine douceur qui leur manquait.
Tuer le cri ?
Pour quelle maigre assise ?
Mieux vaut encore qu’il nous déchire
jusqu’aux marges
qu’aux halliers sourds de nos langues
il plonge
et les vrille de feu
- nous parlerons plus grand.
Voyez aux lisières du cri
commencer les terres du chant
et le passant
aux frontières du double
ne touche-t-il pas enfin
à tous les versants ?
Combien peu s’arrêtent
dans la lente avancée de l’aube
dans la suture brève du crépuscule.
Ils préfèrent se livrer au plein midi
à la ténèbre dure
et cependant midi minuit
manquent de dissidences.
Qu’ils aillent plutôt
aux grèves du matin
du soir
où jour et nuit
feignent de s’opposer.
Ce front criblé de foudres
croit encore au tranchant des orages.
Qu’il soit jeté au pied de murs plus hostiles !
Qu’on l’accole à quelque brèche
à une plaie dans les murs du temps !
Là
un soir
une heure
le temps d’une aube furtive
qu’il voit naître et mourir
l’image tant cherchée.
Qu’il apprenne à désespérer.
Ce monde de parages
d’alentours
n’est pas demeure
mais qu’il nous faille sans cesse
tourner le dos
et ruiner toute assise durable
c’est là notre intègre fortune.
Quittons ces parvis.
Allons aux mers
chaque jour déliées
des rives qu’elles fécondent.
Aller à la mer poreuse
où fondent espace et temps
où rien ne dure que l’errance
- et s’y tenir !
Tant de nuits à ouvrir
sans vain songe de perle.
Tant d’obscur à laver.
Mais quel souci d’ancre nous avons !
Puissions-nous dans l’ombre
demeurer debout
et écouter au plus profond
le bruissement mouillé des robes des morts
qui errent avec aux lèvres encore
tant de questions.
Ce souci nous aura portés plus loin
au-delà des terres que borne le temps
plus loin
plus haut
dans des lieux traversés d’énigmes.
Le sang versé y laissera plus de traces
et plus claires
que celles offertes
par tant de chants.
Apprenons à les lire profondément
mais ensuite brouillons
ces empreintes trop sûres
et marchons.
Ailleurs
en d’autres chemins
tant de sphinx !
pour Nicole
Abîme dis-tu
espace déserté
et de sens nul cette aire
d’où s’est enfuie la figure.
Mais l’absence et la plainte
sont terres encore
et c’est vie encore que ces brûlures
sur le dos nu
ces griffes sur la nuque.
Il n’est pas de ruines
où l’air ne passe.
Et le dieu déjà si lointain
- presque méconnaissable –
des paroles duquel ne restent que sables
descend toujours plus bas
à la rencontre d’une autre nuit
dans les eaux d’une autre naissance.
Ce n’est rien de laisser derrière soi
maison et bagages.
Ce sont objets
jetés dans la distance
qu’il faut
si l’on songe à l’illimité
abandonner.
Cela il le sait le vainqueur
assis au sommet du mont
songeant aux domaines ou s’humiliant
il est peu à peu devenu ce passant
qui s’en va sans se retourner.
Mais que lui dire
s’il s’enivre encore de ce rien ?
Faudra-t-il qu’une main lui montre
cette autre cime
puis au-delà
l’espace dénué de signes
et enfin tout l’empire-néant
des fagnes sans reflet
ou saura-t-il lui-même
de la dernière vitre
ôter la buée ?
Qu’aurions-nous à faire là-bas
de ces armes de ces parures ?
Ici-même pourquoi s’encombrer
de leur poids ?
Songeons à ceux-là
qui jetèrent leur or
aux courants traversiers.
Ah, l’amande tenue au secret et le sang
à quels espaces ne sont-ils pas dérobés !
Et l’aube et la rose
ne sont-elles pas sans apprêt
telles que toute chose !
Qui donc saura nous conduire au rivage
et là nous dévêtir ?
Que celui-là nous ôte tout anneau
qu’il lave l’odeur de cette chair
et qu’il nous laisse seuls
entrer nus dans l’eau froide.
Sur la grève déserte
au soir nous ferons face.
Ni murs ni allées
nulle empreinte.
La mer
la mer seulement
- sans mesure.
Dès lors nous marcherons
dans ce lieu sans coutures.
Et marcher sera aussi bien demeurer.
Pourquoi désirons-nous toujours
être dans la lumière
et seulement là ?
Sur ce versant
la nuit ne pourrait-elle encore être clarté
lampe rongée de sel
mais lampe encore ?
Qui - confiant –
presserait son visage
à tout l’humide de ses linges
qui saurait écouter ce grand passage d’huile
que fait en elle lentement
l’oiseau de la sagesse
découvrirait le double des chemins d’ici
le dos le revers
la façade aveugle
toutes les nuques mangées d’ombre
et cette moitié manquante du tesson pauvre
que si tôt il avait perdue.
Si nous devons jamais savoir
quelque chose de la nuit
c’est maintenant
Et si de l’indicible
nous devons dire quelque lettre
dessiner le chiffre premier
c’est maintenant
Regardez comme les chats
ont pied des deux côtés
comme ils passent sans se heurter
de l’un à l’autre espace
comme si là où ils sont
était toujours le lieu de la mesure.
Et s’ils contemplent quelque chose
la chose est là
lumineuse
et tout entière dans l’ici-bas
transparente et cependant lointaine
au-delà de ses apparences
ainsi que les sables peut-être
aux yeux du sphinx.
Une eau semble devoir toujours
les emporter plus loin
et ils vont sans blessure sans cris
quand nous autres sans cesse
nous arrêtons.
Oui elle viendra la force
qui a tant fait défaut.
L’obscur toujours
est dessaisi de son éclat.
A celui qui voudrait
se crever les yeux
qu’on montre
s’ouvrant enfin pour louer
les bouches longtemps scellées
sur le refus
et qu’il touche les lèvres
où peu à peu remontent
la salive et le sel.
Oui qu’un peu de temps encore
nous soit confié
et qu’ici même
un don plus terrifiant
nous conduise à savoir célébrer les cendres.
Cette autre rive
Editions Folle Avoine, 35850 Romillé, 1988
Du même auteur :
Ithaque et après (I) (16/09/2014)
Ithaque et après (II) (08/01/2020)
« Nous avons beau fermement tenir... » (08/01/2021)
L’Obscur (08/01/2022)
L’Autre Rive (08/01/2024)
L’herbe haute (08/01/2025)