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Le bar à poèmes
8 janvier 2023

Jean-Paul Hameury (1933 – 2009) : Passages

Cette-autre-rive[1]

 

Passages

 

                                              « En pure perte jamais ne vont

                                                       Dans l’aride les fleuves ».

                                                                                                              Hölderlin

 

A Pierre-Albert Jourdan

 

Devoir est fait à ceux-ci

d’investir forêts et déserts

mais sur ce sable

mais au cœur du dédale

ou au flanc de l’erg mouvant

quel chiffre serait à la mesure des vents ?

quelle main assez forte pour ouvrir

les mâchoires du temps ?

 

Qu’ils oublient leurs trop grands souhaits.

Qu’ils laissent l’humble empreinte

non du tout

non même d’un destin

mais simplement d’un passager peureux

pour les migrateurs qui suivront.

 

 

Quand l’âtre aurait été noyé

quand la chaux aurait brûlé toute cendre

quand ici puis là

de cette berge à l’autre

avec nos ongles

avec nos dents

nous aurions des arêtes

ruiné les trop vives lames

quand nous aurions sondé le vide

brisé l’épaule massive du temps

resteraient encore dans ce désert

au flanc d’une dune

un chiendent

des graines d’ortie.

 

 

 

Les traits que tire la mouette

sur la nappe du ciel

les degrés de la pierre friable

les paliers les rampes

toutes ces apparences

relancent les sabliers.

 

Si plus rien n’est à lire

aux grèves de ces années

brûlent encore les lampes de la mémoire

que l’on ne saurait souffler.

 

Et là

comme aujourd’hui

se dressera cette table

où s’amassent déjà d’autres dunes

où s’enflent d’autres mers

et tant d’ailes.

 

 

 

Quelle éclaircie

pourrait se découvrir

à qui continûment se perd

dans les traces d’Orphée ?

 

Quel pont lancé

d’un bord à l’autre

qui ne serait par le passé

jeté à bas ?

 

Trop meubles sont ces sables

pour que les sentes puissent mener enfin

là où glissent les fleuves inaltérables

 

 

 

Ce à quoi nous aspirons

cela seul est indicible

et doit cependant être dit.

Veiller ne suffit pas

- il faut bâtir.

Or nous n’avons que sables

mais c’est de sable

qu’il faut bâtir !

 

Que d’autres aient visage de sel

bouche sans langue

mais nous

passeurs obstinés ?

Continuons à mesurer l’espace

à tracer sentiers et degrés

traquons au-delà des clôtures

et que toute frontière soit levée !

 

Plus tard

et si proche déjà

la mort saura donner

à ces maigres épures

l’humaine douceur qui leur manquait.

 

 

 

Tuer le cri ?

Pour quelle maigre assise ?

Mieux vaut encore qu’il nous déchire

jusqu’aux marges

qu’aux halliers sourds de nos langues

il plonge

et les vrille de feu

- nous parlerons plus grand.

 

Voyez aux lisières du cri

commencer les terres du chant

et le passant

aux frontières du double

ne touche-t-il pas enfin

à tous les versants ?

 

 

 

Combien peu s’arrêtent

dans la lente avancée de l’aube

dans la suture brève du crépuscule.

 

Ils préfèrent se livrer au plein midi

à la ténèbre dure

et cependant midi minuit

manquent de dissidences.

 

Qu’ils aillent plutôt

aux grèves du matin

du soir

où jour et nuit

feignent de s’opposer.

 

 

 

Ce front criblé de foudres

croit encore au tranchant des orages.

Qu’il soit jeté au pied de murs plus hostiles !

Qu’on l’accole à quelque brèche

à une plaie dans les murs du temps !

 

un soir

une heure

le temps d’une aube furtive

qu’il voit naître et mourir

l’image tant cherchée.

Qu’il apprenne à désespérer.

 

Ce monde de parages

d’alentours

n’est pas demeure

mais qu’il nous faille sans cesse

tourner le dos

et ruiner toute assise durable

c’est là notre intègre fortune.

 

Quittons ces parvis.

Allons aux mers

chaque jour déliées

des rives qu’elles fécondent.

 

 

 

Aller à la mer poreuse

où fondent espace et  temps

où rien ne dure que l’errance

- et s’y tenir !

 

Tant de nuits à ouvrir

sans vain songe de perle.

Tant d’obscur à laver.

Mais quel souci d’ancre nous avons !

 

Puissions-nous dans l’ombre

demeurer debout

et écouter au plus profond

le bruissement mouillé des robes des morts

qui errent avec aux lèvres encore

tant de questions.

 

 

 

Ce souci nous aura portés plus loin

au-delà des terres que borne le temps

plus loin

plus haut

dans des lieux traversés d’énigmes.

 

Le sang versé y laissera plus de traces

et plus claires

que celles offertes

par tant de chants.

 

Apprenons à les lire profondément

mais ensuite brouillons

ces empreintes trop sûres

et marchons.

 

Ailleurs

en d’autres chemins

tant de sphinx !

 

 

 

pour Nicole

Abîme dis-tu

espace déserté

et de sens nul cette aire

d’où s’est enfuie la figure.

Mais l’absence et la plainte

sont terres encore

et c’est vie encore que ces brûlures

sur le dos nu

ces griffes sur la nuque.

 

Il n’est pas de ruines

où l’air ne passe.

Et le dieu déjà si lointain

- presque méconnaissable –

des paroles duquel ne restent que sables

descend toujours plus bas

à la rencontre d’une autre nuit

dans les eaux d’une autre naissance.

 

 

 

Ce n’est rien de laisser derrière soi

maison et bagages.

Ce sont objets

jetés dans la distance

qu’il faut

si l’on songe à l’illimité

abandonner.

 

Cela il le sait le vainqueur

assis au sommet du mont

songeant aux domaines ou s’humiliant

il est peu à peu devenu ce passant

qui s’en va sans se retourner.

Mais que lui dire

s’il s’enivre encore de ce rien ?

 

Faudra-t-il qu’une main lui montre

cette autre cime

puis au-delà

l’espace dénué de signes

et enfin tout l’empire-néant

des fagnes sans reflet

ou saura-t-il lui-même

de la dernière vitre

ôter la buée ?

 

 

 

Qu’aurions-nous à faire là-bas

de ces armes de ces parures ?

Ici-même pourquoi s’encombrer

de leur poids ?

 

Songeons à ceux-là

qui jetèrent leur or

aux courants traversiers.

Ah, l’amande tenue au secret et le sang

à quels espaces ne sont-ils pas dérobés !

Et l’aube et la rose

ne sont-elles pas sans apprêt

telles que toute chose !

 

Qui donc saura nous conduire au rivage

et là nous dévêtir ?

Que celui-là nous ôte tout anneau

qu’il lave l’odeur de cette chair

et qu’il nous laisse seuls

entrer nus dans l’eau froide.

 

Sur la grève déserte

au soir nous ferons face.

Ni murs ni allées

nulle empreinte.

La mer

la mer seulement

- sans mesure.

 

Dès lors nous marcherons

dans ce lieu sans coutures.

Et marcher sera aussi bien demeurer.

 

 

 

Pourquoi désirons-nous toujours

être dans la lumière

et seulement là ?

Sur ce versant

la nuit ne pourrait-elle encore être clarté

lampe rongée de sel

mais lampe encore ?

 

Qui - confiant –

presserait son visage

à tout l’humide de ses linges

qui saurait écouter ce grand passage d’huile

que fait en elle lentement

l’oiseau de la sagesse

découvrirait le double des chemins d’ici

le dos le revers

la façade aveugle

toutes les nuques mangées d’ombre

et cette moitié manquante du tesson pauvre

que si tôt il avait perdue.

 

 

 

Si nous devons jamais savoir

quelque chose de la nuit

c’est maintenant

 

Et si de l’indicible

nous devons dire quelque lettre

dessiner le chiffre premier

c’est maintenant

 

 

 

 

Regardez comme les chats

ont pied des deux côtés

comme ils passent sans se heurter

de l’un à l’autre espace

comme si là où ils sont

était toujours le lieu de la mesure.

 

Et s’ils contemplent quelque chose

la chose est là

lumineuse

et tout entière dans l’ici-bas

transparente et cependant lointaine

au-delà de ses apparences

ainsi que les sables peut-être

aux yeux du sphinx.

 

Une eau semble devoir toujours

les emporter plus loin

et ils vont sans blessure sans cris

quand nous autres sans cesse

nous arrêtons.

 

 

 

Oui elle viendra la force

qui a tant fait défaut.

L’obscur toujours

est dessaisi de son éclat.

 

A celui qui voudrait

se crever les yeux

qu’on montre

s’ouvrant enfin pour louer

les bouches longtemps scellées

sur le refus

et qu’il touche les lèvres

où peu à peu remontent

la salive et le sel.

 

Oui qu’un peu de temps encore

nous soit confié

et qu’ici même

un don plus terrifiant

nous conduise à savoir célébrer les cendres.

 

 

Cette autre rive

Editions Folle Avoine, 35850 Romillé, 1988

Du même auteur :

Ithaque et après (I) (16/09/2014)

Ithaque et après (II) (08/01/2020)

« Nous avons beau fermement tenir... » (08/01/2021)

L’Obscur (08/01/2022)

L’Autre Rive (08/01/2024)

L’herbe haute (08/01/2025)

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