Jean-Paul Hameury (1933 – 2009) : L’Obscur
L’Obscur
« - O Sage, cette source de la Vie, où est-elle ?
- Dans les ténèbres
Sohrawardi
L’été resta longtemps
aux marches de nos seuils.
Nous vivions dans l’éclat
sans savoir que la lumière
elle aussi renonce.
Nous ignorions que viendrait le moment
où s’éteindraient les lampes
et qu’avec elle s’en irait
un peu de notre sang.
Oui
ce fut le matin
longtemps.
Puis l’obscur annexa
tout domaine.
Nous ne sûmes jamais quels chemins
nous avaient jetés là
face aux parois sans prises
de la nuit.
Ils se tiennent là-haut
les veilleurs
à l’aplomb du passage
attendant que le désespoir
nous verse où ils demeurent.
Ils n’attirent ni n’exhortent
mais simplement marquent le lieu :
au-delà ils ne sauraient aller.
C’est à chacun de décider
s’il restera de ce côté
- et terrible est toujours
la main parente qui fait signe –
ou si dans l’obscur – seul –
il voudra pénétrer
sans la lampe limpide
qu’offrent les sœurs aimantes.
A qui prétendre encore
quand le passeur fait signe ?
Il n’est plus temps d’évoquer des visages
de songer à des mers salubres
aux maisons familières
aux rires autour des lampes sourdes.
Tout cela sans doute
ne fut qu’aperçu
effleuré.
Plus proche était ce parc dépouillé
où la voix des oiseaux de passage
restait le temps d’un seul matin
sur une branche perdue
voix qui résonne maintenant
dans le cri de la gaffe
sur les pierres du quai.
Dès lors il faut avancer seul
dans l’ailleurs sans chroniques
et dans les eaux la main se plonge
afin de toucher un récif une épave
l’ultime aimant des terres qui s’anuitent.
Mais les doigts déjà se figent.
Et voici qu’ils dessinent
l’absence d’un visage
pauvre viatique offert
au monde qui attend.
Se peut-il que là où tu vas
se dressent tous ceux-là
qui à tes côtés naguère
marchaient sur la terre odorante ?
Sont-ils encore semblables
à ce qu’ils furent
ou devenus tout autres ?
Pareils aux âmes d’Abydos autrefois
perchent-ils parmi les oiseaux
ou ne sont-ils que des formes vagues
errant sans fin sur des barques noires ?
Puisses-tu, ces êtres vêtus d’espace,
les rappeler à toi.
Puisses-tu enfin les écouter
et prendre dans tes mains
longuement
leurs mains si mutilées.
Peut-être alors
du fond d’un vieux miroir
dont la poussière s’est effacée
verrais-tu monter vers toi
ton vrai visage.
Le tain du monde s’effrite :
tout désormais est transparence.
Ici
là-bas
les feux dérobent
les dernières forêts.
Tout l’espace devenu steppe
où dorment des statues pesantes
aveugles à notre passage
et dont les mains sont amputées.
C’est toujours ce même soleil
qui tombe entre les îles.
La mer se tourne
contre le mur du ciel
et nous dérobe son visage.
La vie finira par se refuser
tout comme la mer
et les eaux vives iront se perdre
dans les sables d’autres mémoires.
Alors nous poserons nos mains
à plat sur la pierre
et nous les laisserons là
comme deux oiseaux froids
étranges bientôt
quand leur vol est si vite oublié.
On voudrait égrener les nombres
un à un
lentement
et qu’ils scandent nos marches
vers d’autres seuils
vers quelque terrasse sereine
où l’on aurait droit de bâtir
une maison privilégiée
au bord de très grandes eaux
cerclées de ports nouveaux
de très vastes eaux
profondes
sans souvenirs.
Mais le chemin toujours ramène
aux horizons premiers
et seuls les enfants croient voir briller
au front de l’aurige aveugle qui boîte
les soleils d’autres Thulés.
Le temps viendra où le paysage
sera mis au monde
trouvera son empreinte
et sa place.
Le sentier franchi
il sera là
parmi les troncs
le feuillage d’été.
Cependant
à travers futaies et fougères
viendra aussi la mort
à pas lents mais certaine
et comme lointaine alors sera la fontaine
où la veille encore on plongeait la main.
Elle s’approchera la mort
sans rien ôter à l’arbre juste
mais il faudra de l’épaule
arracher le manteau de marche.
Et l’on verra grandir le regret
de l’autre versant
et le souci de cet autre temps
où s’en allant vers toute fin
nous pensions vivre davantage.
Ainsi
au coude d’une sente
le temps manquera à jamais
qui eût permis de se retourner
une dernière fois
afin de mesurer le chemin parcouru.
A peine a-t-on touché la rive
qu’elle nous est ravie.
Saisir cela nous est permis
mais retenir ?
Nos mains qui enserrent les choses
et les veulent garder
nos mains toujours
finissent par céder.
Elles s’en vont alors les choses
tout autres
inchangées cependant
et glissent
hors du noir caillot qui nous reste.
Ainsi l’enfant exposé sur la lande
qu’ont quittée les troupeaux :
il ne cesse d’espérer le faîte
d’un toit, une ombre feutrant
le flanc rauque des monts
- il va chercher l’amande
en toute chose mais vainement
car l’absence l’encercle.
Mais c’est ainsi que tous nous allons
et tout entiers livrés
à la vindicte de l’éclair.
Qui s’arrête alors que là- haut
passent les souffles
- autant de mers sur les grèves du ciel
autant d’espaces désensablés –
qui s’arrête parle langue étrangère.
Quand la nuit toujours de dissipe
celui-là s’appuie encore
à la barrière où le lierre
apprivoise les méandres du temps.
Sur un dernier chaume
il cherche quelque don
pour d’autres mémoires
mais seule demeure l’image
d’un dos étranger.
Dites lui cela et poussez-le
au flanc des herbes lisses.
Emporté comme paille ou pollen
où qu’il aille ensuite
il saura en toute langue
dire le silence.
A tout moment ces carrefours
sans baguette de coudrier.
Ici ouvert depuis l’enfance
l’abîme du fond-du-ciel
où sombre un très vieux soleil.
Là
un versant de dure neige
l’amertume des prêles
et – si lointain encore –
le fugace parfum des sauges.
Mais patience !
Demain
passé ce coude
nous boirons aux lèvres
bleues de l’amandier !
C’en est fini de nos errances !
Au lit sans berges du temps
tombent chemins et routes.
Les vents brouillent les pistes
qu’avaient laissé nos pas.
L’heure qui vient jette les ponts
aux bleus remous
et les barques dérivent.
Et quand bien même les passes
encore se rétréciraient
nous brasserions leurs vases
et continuerions d’avancer.
Enfin
couchés au fond de l’impasse
où s’entassent ces neiges
du front – pour l’indicible mesurer –
nous tâterions ce froid
qui n’a pas de nom.
Cette autre rive
Editions Folle Avoine, 35850 Romillé, 1988
Du même auteur :
Ithaque et après (I) (16/09/2014)
Ithaque et après (II) (08/01/2020)
« Nous avons beau fermement tenir... » (08/01/2021)
Passages (08/01/2023)
L’Autre Rive (08/01/2024)