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Le bar à poèmes
8 janvier 2022

Jean-Paul Hameury (1933 – 2009) : L’Obscur

Cette-autre-rive[1]

 

L’Obscur

 

« - O Sage, cette source de la Vie, où est-elle ?

- Dans les ténèbres

Sohrawardi                                                                                                      

 

 

L’été resta longtemps

aux marches de nos seuils.

 

Nous vivions dans l’éclat

sans savoir que la lumière

elle aussi renonce.

Nous ignorions que viendrait le moment

où s’éteindraient les lampes

et qu’avec elle s’en irait

un peu de notre sang.

 

Oui

ce fut le matin

longtemps.

Puis l’obscur annexa

tout domaine.

 

Nous ne sûmes jamais quels chemins

nous avaient jetés là

face aux parois sans prises

de la nuit.

 

 

 

Ils se tiennent là-haut

les veilleurs

à l’aplomb du passage

attendant que le désespoir

nous verse où ils demeurent.

Ils n’attirent ni n’exhortent

mais simplement marquent le lieu :

au-delà ils ne sauraient aller.

 

C’est à chacun de décider

s’il restera de ce côté

- et terrible est toujours

la main parente qui fait signe –

ou si dans l’obscur – seul –

il voudra pénétrer

sans la lampe limpide

qu’offrent les sœurs aimantes.

 

 

 

A qui prétendre encore

quand le passeur fait signe ?

 

Il n’est plus temps d’évoquer des visages

de songer à des mers salubres

aux maisons familières

aux rires autour des lampes sourdes.

Tout cela sans doute

ne fut qu’aperçu

effleuré.

 

Plus proche était ce parc dépouillé

où la voix des oiseaux de passage

restait le temps d’un seul matin

sur une branche perdue

voix qui résonne maintenant

dans le cri de la gaffe

sur les pierres du quai.

 

Dès lors il faut avancer seul

dans l’ailleurs sans chroniques

et dans les eaux la main se plonge

afin de toucher un récif une épave

l’ultime aimant des terres qui s’anuitent.

 

Mais les doigts déjà se figent.

Et voici qu’ils dessinent

l’absence d’un visage

pauvre viatique offert

au monde qui attend.

 

Se peut-il que là où tu vas

se dressent tous  ceux-là

qui à tes côtés naguère

marchaient sur la terre odorante ?

 

Sont-ils encore semblables

à ce qu’ils furent

ou devenus tout autres ?

Pareils aux âmes d’Abydos autrefois

perchent-ils parmi les oiseaux

ou ne sont-ils que des formes vagues

errant sans fin sur des barques noires ?

 

Puisses-tu, ces êtres vêtus d’espace,

les rappeler à toi.

Puisses-tu enfin les écouter

et prendre dans tes mains

longuement

leurs mains si mutilées.

 

Peut-être alors

du fond d’un vieux miroir

dont la poussière s’est effacée

verrais-tu monter vers toi

ton vrai visage.

 

Le tain du monde s’effrite :

tout désormais est transparence.

Ici

là-bas

les feux dérobent

les dernières forêts.

 

Tout l’espace devenu steppe

où dorment des statues pesantes

aveugles à notre passage

et dont les mains sont amputées.

 

 

 

C’est toujours ce même soleil

qui tombe entre les îles.

La mer se tourne

contre le mur du ciel

et nous dérobe son visage.

 

La vie finira par se refuser

tout comme la mer

et les eaux vives iront se perdre

dans les sables d’autres mémoires.

 

Alors nous poserons nos mains

à plat sur la pierre

et nous les laisserons là

comme deux oiseaux froids

étranges bientôt

quand leur vol est si vite oublié.

 

 

 

On voudrait égrener les nombres

un à un

lentement

et qu’ils scandent nos marches

vers d’autres seuils

vers quelque terrasse sereine

où l’on aurait droit de bâtir

une maison privilégiée

au bord de très grandes eaux

cerclées de ports nouveaux

de très vastes eaux

profondes

sans souvenirs.

 

Mais le chemin toujours ramène

aux horizons premiers

et seuls les enfants croient voir briller

au front de l’aurige aveugle qui boîte

les soleils d’autres Thulés.

 

 

 

Le temps viendra où le paysage

sera mis au monde

trouvera son empreinte

et sa place.

Le sentier franchi

il sera là

parmi les troncs

le feuillage d’été.

 

Cependant

à travers  futaies et fougères

viendra aussi la mort

à pas lents mais certaine

et comme lointaine alors sera la fontaine

où la veille encore on plongeait la main.

 

Elle s’approchera la mort

sans rien ôter à l’arbre juste

mais il faudra de l’épaule

arracher le manteau de marche.

Et l’on verra grandir le regret

de l’autre versant

et le souci de cet autre temps

où s’en allant vers toute fin

nous pensions vivre davantage.

 

Ainsi

au coude d’une sente

le temps manquera à jamais

qui eût permis de se retourner

une dernière fois

afin de mesurer le chemin parcouru.

 

 

 

A peine a-t-on touché la rive

qu’elle nous est ravie.

Saisir cela nous est permis

mais retenir ?

Nos mains qui enserrent les choses

et les veulent garder

nos mains toujours

finissent par céder.

Elles s’en vont alors les choses

tout autres

inchangées cependant

et glissent

hors du noir caillot qui nous reste.

 

 

 

Ainsi l’enfant exposé sur la lande

qu’ont quittée les troupeaux :

il ne cesse d’espérer le faîte

d’un toit, une ombre feutrant

le flanc rauque des monts

- il va chercher l’amande

en toute chose mais vainement

car l’absence l’encercle.

 

Mais c’est ainsi que tous nous allons

et tout entiers livrés

à la vindicte de l’éclair.

 

 

 

Qui s’arrête alors que là- haut

passent les souffles

- autant de mers sur les grèves du ciel

autant d’espaces désensablés –

qui s’arrête parle langue étrangère.

 

Quand la nuit toujours de dissipe

celui-là s’appuie encore

à la barrière où le lierre

apprivoise les méandres du temps.

Sur un dernier chaume

il cherche quelque don

pour d’autres mémoires

mais seule demeure l’image

d’un dos étranger.

 

Dites lui cela et poussez-le

au flanc des herbes lisses.

Emporté comme paille ou pollen

où qu’il aille ensuite

il saura en toute langue

dire le silence.

 

 

 

A tout moment ces carrefours

sans baguette de coudrier.

 

Ici ouvert depuis l’enfance

l’abîme du fond-du-ciel

où sombre un très vieux soleil.

un versant de dure neige

l’amertume des prêles

et – si lointain encore –

le fugace parfum des sauges.

 

Mais patience !

Demain

passé ce coude

nous boirons aux lèvres

bleues de l’amandier !

 

 

 

C’en est fini de nos errances !

 

Au lit sans berges du temps

tombent chemins et routes.

Les vents brouillent les pistes

qu’avaient laissé nos pas.

L’heure qui vient jette les ponts

aux bleus remous

et les barques dérivent.

 

Et quand bien même les passes

encore se rétréciraient

nous brasserions leurs vases

et continuerions d’avancer.

 

Enfin

couchés au fond de l’impasse

où s’entassent ces neiges

du front – pour l’indicible mesurer –

nous tâterions ce froid

qui n’a pas de nom.

 

Cette autre rive

Editions Folle Avoine, 35850 Romillé, 1988

Du même auteur :

Ithaque et après (I) (16/09/2014)

Ithaque et après (II) (08/01/2020)

« Nous avons beau fermement tenir... » (08/01/2021)

Passages (08/01/2023)

L’Autre Rive (08/01/2024)

 

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