La folie Tristan (2) (Fin du XIIe siècle)
Iseut embrasse Tristan sur son lit de mort.. Enluminure d' Évrard d'Espinques ornant le Roman du Chevalier Tristan et de la reine Yseult écrit par Gassien de Poitiers (XVéme siècle), Musée Condé de Chantilly
La folie Tristan
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Tristan d’un bond en est sorti
Et sur la rive s’est assis.
Vite, il demande des nouvelles
Du roi Marc : sa cour, où est-elle ?
On lui dit qu’il est dans la ville
Et que pour lors grand-cour tient-il.
« Et Yseult, la reine régnante,
Et Brangien, sa belle suivante ? »
« De vrai, toutes deux sont ici,
Naguère encore, je les vis,
Mais la reine est sombre, affligée,
Triste comme à l’accoutumée. »
Au nom d’Yseult, Tristan soupire
Du fond du cœur, à défaillir.
Il cherche alors un stratagème
Pour voir enfin celle qu’il aime.
Il ne pourra pas lui parler,
Quelque motif qu’il pût trouver,
Il le sait bien, et ni prouesse,
Savoir, habileté, sagesse
Ne lui serviront, il le sait,
Car plus que tout le roi le hait.
S’il tombe en vie entre ses mains,
Il le tuera, il le sait bien.
Or donc il pense à son amie
Et dit : « Que m’en chaut qu’il m’occie ?
Je veux mourir pour son amour.
Hélas, je meurs jour après jour.
Yseult, pour vous me faut souffrir,
Yseult, pour vous je veux mourir,
Yseult, et quand vous me verriez,
Sais-je si vous me parleriez ?
Votre amour me tue, me rend fou.
Je suis là et qu’en savez-vous ?
Je ne sais comment vous parlez
Et j’en suis si désespéré...
Mais je veux mettre en oeuvre un tour
Et voir s’il sera bon secours :
Faire le fou, feindre folie,
N’est-ce pas sage tromperie ?
C’est habile - et, faute de temps,
Je ne vois rien de plus brillant.
Tel me tiendra pour assoté
Quand je serai le plus sensé
Et tel me tiendra pour bouffon
Qui a plus fol dans sa maison. »
Tristan se tient à ce parti.
Or, un pêcheur s’en vient vers lui.
D’une gonelle* est-il vêtu * tunique en forme de T, à large encolure
De grosse esclavine velue* * bure grossière, faite de poils de laine bruts
La gonelle était sans giron* * gonelle courte. Avec giron, elle descend
Mais possédait un capuchon. [jusqu’aux genoux
Tristan l’a vu, hélé, mené
Dans un endroit bien retiré.
Il dit : « Echangeons nos habits,
Les miens sont bons, prends-les, ami.
J’aurai ta cotte qui me plaît
Car c’est souvent ce que je mets. »
Le pêcheur les trouve très bien,
Les prend et lui donne les siens.
Tristan les met et tout heureux,
S’en va, d’un pas vif et joyeux.
Tristan avait toujours sur lui
Des ciseaux pour lui de grand prix.
Il les aimait en passionné :
Yseult les lui avait donnés.
Il se tond le crâne aux ciseaux :
Il a l’air d’un fou, d’un idiot.
Ensuite, il se tond une croix.
Il savait déguiser sa voix
Et son visage, il le teignit
D’une plante de son pays :
A peine oint de cette liqueur,
Il noircit, changea de couleur.
Nul homme au monde n’aurait pu
Le reconnaître l’ayant vu,
Ni l’observant ni l’écoutant,
Soupçonner qu’il était Tristan.
Il tire un bâton d’une haie
Et sur le cou il se le met,
Puis vers le château s’en va droit,
Effrayant tous ceux qui le voient.
Le portier, sitôt qu’il le vit,
Le prit pour un simple d’esprit.
Il lui dit : « Venez plus avant !
Où étiez-vous de tout ce temps ? »
Le fou répond : « Au mariage
De l’abbé du Mont, haut parage,
Une abbesse a-t-il épousée :
Une grosse dame voilée.
Prêtres, abbés, moines ou clercs,
De tout ordre et toutes manières,
Depuis Besançon jusqu’au Mont,
Tous y sont de toute façon,
Invités ou pas à la noce
Et tous portant bâtons et crosses.
Dans la lande, vers Bel Encombre,
Ils font des sauts et jouent à l’ombre.
Moi, je suis parti car je dois
Servir à la table du roi.
Le portier lui a répondu :
« Entrez, fils d’Urgan le Velu*, *Géant tué par Tristan
Gras et velu comme vous êtes,
D’Urgan vous avez bien la tête. »
Le fou est entré dans la cour.
Vers lui les jeunes gens accourent.
Ils le huent comme on hue un loup :
« Voyez le fou ! hou ! hou ! hou ! hou ! »
Les jeunes gens, les écuyers
Se mettent à le lapider.
Par la cour ils le vont suivant,
Ces jeunes fous, le harcelant.
Souvent il se tourne contre eux,
Et que ça cogne, et pas qu’un peu...
Quand on l’assaille par la droite,
A gauche il cogne, en volte adroite,
Puis, à la grand-salle arrivé,
Bâton au cou, il est entré.
A la table d’honneur, le roi
S’écrie sitôt qu’il l’aperçoit :
« Voilà vraiment un bon gaillard !
Amenez-le-moi sans retard. »
Plusieurs se lèvent d’un seul coup,
A sa façon saluent le fou,
Puis ils le conduisent tout droit,
Bâton au cou, devant le roi.
Marc lui dit : « Bienvenue, ami !
D’où venez-vous ? Pourquoi ici ? »
Le fou lui répond : « Je vais vous dire
D’où je suis et ce qui m’attire.
Ma mère était une baleine
Hantant les mers comme sirène.
Je ne sais pas où je suis né
Mais je sais qui m’a élevé.
Une tigresse m’allaita,
Dans un roc elle me trouva.
Elle me trouva sur la pierre,
Me prit pour son petit, en mère,
Et me nourrit de sa mamelle.
J’ai une sœur qui est très belle :
Je vous l’offre si vous voulez
Contre Yseult que tant vous aimez. »
Le roi rit avant qu’il réponde :
« Que dit la merveille du monde ? »
« Roi, je vous donnerai ma soeur
Contre Yseult qui a pris mon cœur.
Faisons affaire, échangeons donc :
Goûter au nouveau a du bon.
D’Yseult vous vous êtes lassé,
Une autre saura vous charmer.
Donnez- la -moi, je la prendrai
Et par amour vous servirai. »
Le roi l’entend, se met à rire
Et dit au fou : « Par Dieu, beau sire,
Si, moi, je te donnais la reine
Et qu’en saisine tu la prennes,
Dis-moi ce que tu en ferais
Et où donc tu la conduirais. »
« Roi, fait le fou, là, dans les airs,
J’ai un palais tout fait pour plaire.
Il est de verre et beau et grand,
Brillant de soleil rayonnant.
Il flotte en l’air dans les nuages,
Nul vent ne le berce au passage.
Près de la grand-salle une chambre
Est faite de cristal et d’ambre.
Demain au lever du soleil,
Sa clarté y sera merveille. »
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Traduit de l’anglo-normand par Françoise Morvan
In, « La folie Tristan suivi de Le lai du chèvrefeuille »
Editions Mesure, 2021
Du même auteur :
La folie Tristan (1) (01/01/2023)
La folie Tristan (2) (01/01/2025)
Tristran salt sus e si s’en ist
E sur la rive si s’asist.
Nuveles demande e enquert
Del rai Markes e u il ert.
Hom li dit k’en la vile esteit
E grant curt tenuë aveit.
"E u est Ysolt la raïne
E Brenguain sa bele meschine?
- Par fait, e eles sunt ici.
Encor n’at guere ke les vi;
Mais certes la raïne Ysolt
Pensive est mult, cum ele solt."
Tristran, quant ot Ysolt numer,
Del cuer cumence a suspirer;
Purpense sai d’une vaidie,
Cum il purrat veer s’amie.
Ben set ke n’i purrat parler
Par nul engin que pot trover.
Proeisse ne lu pot valeir,
Sen ne cuintise ne saveir,
Kar Markes li reis, so set ben,
Le heeit sur trestute ren,
E s’il vif prendre le poeit,
Il set ben kë il l’ocireit.
Dunc se purpense de s’amie
E dit: "Ki en cheut s’il m’ocie?
Ben dai murir pur sue amur,
Las! ja me mur jo chescun jur.
Ysolt, pur vus tant par me doil!
Ysolt, pur vus ben murir voil.
Ysolt, se ci me savïez,
Ne sai s’a mai parlerïez:
Pur vostre amur sui afolez.
Si sui venu e nel savez.
Ne sai cument parler od vus:
Pur ço sui jo tant anguissus.
"Or voil espruver autre ren,
Saver si ja me vendreit ben:
Feindre mei fol, faire folie:
Dunc n’est ço sen e grant veisdie?
Cuintise est, quant n’ai liu e tens:
Ne puis faire nul greniur sens.
Tels me tendra pur asoté
Ke plus de lu serai sené,
E tels me tendra pur bricun
K’avra plus fol en sa maisun."
Tristran a cest conseil se tient.
Un peschur vait ki vers lu vient.
Une gunele aveit vestue
D’une esclavine ben velue.
La gunele fu senz gerun,
Mais desus out un caperun.
Tristran le vait, vers lu le ceine,
En un repost o lu l’en maine.
"Amis, fet il, changuns nos dras;
Li men sunt bons, ke tu avras;
Ta cote avrai, ke mult me plest,
Kar de tels dras suvent me vest."
Li pescheres vit les dras bons,
Prist les, si li dunat les sons,
E quant il fu saisi des dras,
Lez fu, si s’en parti chaut pas.
Tristran unes forces aveit
K’il meïsmes porter soleit.
De grant manere les amat:
Ysolt les forces lu donat.
Od les forces haut se tundi:
Ben senble fol u esturdi.
En après se tundi en croiz.
Tristran sout bien muer sa voiz.
Od une herbete teinst sun vis
K’il aporta de sun païs;
Il oint sun vis de la licur,
Puis ennerci, muad culur:
N’aveit hume ki al mund fust
Ki pur Tristran le coneüst,
Ne ki pur Tristran l’enterçast,
Tant nel veïst u escutast.
Il ad d’une haie un pel pris
E en sun col l’en ad il mis.
Vers le chastel en vait tut dreit;
Chaskun ad poür kë il vait.
Li porters, quant il l’a veü,
Mult l’ad cum fol bricun tenu.
Il li ad dit: "Venez avant!
U avez vu demurré tant?"
Li fols respunt:"As noces fui
L’abé de Munt, ki ben conui.
Unë habesse ad espusee,
Une grosse dame velee.
Il në ad prestre në abé,
Moine ne clerc në ordiné
De Besençun des kë al Munt,
De quel manere kë il sunt,
Ki ne serunt mandé as noces,
E tuz i portent pels e croces.
En la lande, suz Bel Encumbre,
La sailent e juent en l’umbre.
Jo m’en parti pur ço ke dai
Al manger ui servir le rai."
Li porters li ad respondu:
"Entrez, fis Urgan le velu.
Granz e velu estes assez:
Urgan en so ben resemblez."
Li fol entre enz par le wiket.
Cuntre lui current li valet.
Lë escrient cum hom fet lu:
"Veez le fol! Hu! hu! hu! hu!"
Li valet e li esquier
De buis le cuident arocher.
Par la curt le vunt cunvaiant
Li fol valet ki vunt siwant.
Il lur tresturne mult suvent.
Est tes ki li giete a talent;
Si nus l’asalt devers le destre,
Il turne e fert devers senestre.
Vers l’us de la sale aprochat.
Le pel el col, dedenz entrat.
Senes s’en aparçout li rais
La u il sist al mestre dais.
Il dit: "Or vai un bon sergant.
Faites le mai venir avant."
Plusurs sailent, contre lui vunt,
En sa guisse saluet l’unt,
Puis si amenerent le fol
Devant le rai, le pel al col.
Markes dit: "Ben vengez, amis.
Dunt estes vus? K’avez si quis?"
Li fols respunt: "Ben vus dirrai
Dunt sui e ke je ci quis ai.
Ma mere fu une baleine.
En mer hantat cume sereine.
Mès je ne sai u je nasqui.
Mult sai jo ben ki me nurri.
Une grant tigre m’aleitat
En une roche u me truvat.
El me truvat suz un perun,
Quidat que fusse sun foün,
Si me nurri de sa mamele.
Mais une sor ai je molt bele:
Cele vus durai, si volez,
Pur Ysolt, ki vus tant amez."
Li rais s’en rit e puis respunt:
"Ke dit la merveile de munt?
- Reis, je vus durai ma sorur,
Pur Ysolt ki aim par amur.
Fesum bargaine, fesum change:
Bon est a asaer estrange;
D’Ysolt estes tut ennuez,
A une autre vus acuintez.
Baillez moi la, jo la prendrai:
Reis, pur amur vus servirai."
Li reis l’entant e si s’en rit
E dit al fol: "Si Deu t’aït,
Se je te doinse la roïne
A amener en ta saisine,
Or me di ke tu en fereies
U en quel part tu la meraies,
- Reis, fet li fol, la sus en l’air
Ai une sale u je repair.
De veire est faite, bele e grant;
Li solail vait par mi raiant;
En l’air est e par nuez pent,
Ne berce, ne crolle pur vent.
Delez la sale ad une chambre
Faite de cristal e de lambre.
Li solail, quant par main levrat,
Leenz mult grant clarté rendrat."
Folie d’Oxford
In, « Manuscrit Douce », Bibliothèque bodléenne d’Oxford