Jean-Luc Steinmetz (1940 -) : Vers l’apocalypse (2)
Vers l’apocalypse
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POINT CARDINAUX
EST
Orienté. Tendu. Crucifié.
Là d’où part la moindre phrase, le soleil
au-dessus. Il se lève
à l’aube colorisée.
J’entrevois par les persiennes
l’entrefilet des lattes des volets.
C’est lumière que l’on voudrait intacte
en même temps que passent les bruits du jour.
Il s’en vient, cela qui naît
et n’est pas le pur commencement, mais
la répétition quotidienne
par laquelle en son lieu l’homme quitte sa couche
descend dans le champ d’action
consent selon les instants aux alliances, aux dissidences,
aux accords désaccords, aux groupes rivaux.
EST
Qui s’écrit comme le verbe être
et présente ses trois lettres d’existence.
Au-dessus du clocher désormais désert
dont s’évade un angélus de dernière nécessité,
envolée vers moi de quelques mots, paroles, latinité
spes redit gallo canente
l’espoir revient au chant du coq.
Le coq égorgé crie.
Sur l’horizon rouge qui nous ferait atteindre Jérusalem
si l’on se dirigeait en droite ligne
les pales géantes des éoliennes
tournoient leur oraison de métal
tour à tour obscures et luisantes pour un regard du matin
qui s’emparerait de l’espace
y chercherait des raisons de poursuivre
le devoir des lettres, l’assentiment qui n’a
de cesse.
SUD
Plein Sud, façade de la maison,
Visage ouvert. On ne peut mentir.
Le temps venu, la vigne vierge rougit, sans honte aucune.
Elle ne peut faire autrement.
En cet endroit midi vient plus fort
aux rayons droits, zénith inscrit.
Même l’hiver, c’est lumineux,
non démonstratif, en sa qualité d’évidence.
Par les journées froides, un épanouissement continue
de se répandre
sur chaque pierre du mur pourtant endommagé
par la dernière guerre.
Un lézard sort, formant comme un preuve
libéré de l’interstice.
Celui qui le regarde entre dans l’ère primaire.
Du Sud, toi le sédentaire, que connais-tu,
quelle légende de reine de Saba,
quelle histoire d’esclavage à Port-au-Prince
où les déserts du Petit Prince ?
L’ombre se serre dans un coin.
Le froid persiste, mais glorieux.
Une lucidité vient comme un fruit
au bout de chaque branche dépouillée par l’hiver.
NORD
A l’envers de la maison, à son arrière,
à son haut mur nu sans fenêtres (quelques lichens),
surface offerte au vent boréal.
Parfois un oiseau loge sous les combles.
Li Yumin rééduqué en 1970, m’a dit qu’en Chine
on ne se couche jamais la tête au Nord,
crainte que par là n’arrive la mort.
De nuit, les directions du monde s’affichent au ciel
géométriques et mobiles. On y reconnaît
de grands combats mythologiques, des amours,
des métamorphoses. Sur moi
l’Etoile polaire projette la même lumière
que sur les caravanes de sel.
Puis les troupeaux de caribous, les trappeurs de Curwood
et, première repérable pour un enfant qui s’émerveille,
la Grande Ouse arcturée.
Je me répétais déjà avec un sourire « perdre le Nord », « perdre le Nord »
- une chance impossible et joyeuse
hors de tous les rêts des boussoles.
Un égaré des grands chemins.
Un froid de cristal envahissait mes joues.
Je marchais vaillant dans la neige
creusais les vrais traces de mon corps
et, sans peur, enveloppé d’ivresse légère,
devinais la destinée d’un ensevelissement pur.
OUEST
A chacun son lieu. Il le possède.
Lui-même est possédé par lui.
D’où s’envole l’écriture, d’où la parole essaime
dernières abeilles butinantes ?
Au soir je m’étends.
Jérusalem voit mes talons.
Ma tête pèse à peine sur un « oreiller de chair fraîche ».
Au village non loin s’ouvre et se referme la porte du cimetière
selon les décès qui enlèvent au monde
ceux qui furent immondes et ceux touchés d’innocence.
La tête ainsi repose
oreilles ouvertes à des fragments de rêve
au « je t’aime » de l’épousée nocturne.
Ô comme sont pressées mes tempes
par des odeurs de feuilles, les fumées
s’évadant de leur entassement près de la grille.
Les mains longent les cheveux blanchissants
sagesse argentée que monnaie tant bien que mal le temps.
L’Ouest, oui, l’Ouest recueille ma tête
quand me baignent les songes,
inattendus spectacles d’autrefois aux tresses brunes.
Entre mes pieds j’aperçois un dernier reste de levant
qui douze heures auparavant recouvrait les ardoises
et ponçait les murs.
Maintenant le soleil disparaît derrière moi en auréole
pour le saint et martyr que je ne fus pas
cherchant par les méandres de sa vie
comment l’esprit s’adjointe au choses
la parole rencontre le labeur ou l’ingratitude
le sexe connaît une femme et sur l’instant
comble les vides immenses.
ADRESSE AUX TROIS EGLISES
1. NOTRE-DAME
Sans entrer dans les formules absolutoires, je passe le porche
mais ne le pourrai plus.
La charpente en bois fut brûlée.
Gravats et cendres
posent une offrande à contre-chœur
au chevet déserté.
Je ne suis pas de ceux qui invoquent des merveilles.
Je reste l’ordinaire passant
celui qui traverse les ponts
regarde l’eau noire en-dessous et l’éphémère reflet.
Une espèce d’espoir à peine me dit de relever la tête.
Elle se heurte à la rangée des rois au regard fixe.
On aperçoit plusieurs échafaudages encore endommagés
ligne à ligne les tubulures, structurées de métal.
Au travers avance un courant d’air d’automne rouillé.
Qu’en dit le LRMH (1) pour YAVE ?
Les pignons ouest, ceux du transept à la rosace,
pigeons gris, le frettage des chimères, côté parvis
matériaux plus lourds à porter que les péchés.
Deux blocs de pierre tombés là.
Mise sur cintres de la totalité des arcs-boutants.
C’est ainsi que figurent une appartenance presque inexistante de foi
les formes réduites à l’insignifiance,
les colonnes roulant hors de leur rotondité,
l’ange ébattant mal ses ailes rognées,
la confusion géante, les quatre piles de la croisée.
A cela, à elle je m’adresse
aujourd’hui dans les plis de l’effroi, les résilles du fer.
L’une des 100 à qui parler depuis l’unique décision
que je me suis donnée à ce jour
comme s’il m’était permis de réciter
toutes les denrées de l’esprit et du corps.
(1) Laboratoire de Recherche des Monuments Historiques.
2. SAINT-PAUL’S CHAPEL
Eglise de grès rouge, vue bien avant l’évènement.
Avènement d’arbres recomposés contres ses murs
le cimetière comme celui de campagne de Thomas Gray,
calme qui consiste en semblant d’heures reposées
à regarder les stèles et émiettant du pain et picorements
des enfants qui ne jouent plus à leurs jeux de balle ou de sable.
On ne s’égare pas au milieu de la ville
si quelque temps on se donne à cet ombrage,
la nef modeste des feuillages. Certains attendent
insoucieux de la fin des remps, n’envisagent
que la leur à l’heure dite sur un banc
comme bénie par l’automne revenu souverain,
acceptée par le vent.
A Saint-Paul je ne dis que quelques paroles
en avance sur le terminal
face au duo des Twin, d’un seul jet lumineux filant au ciel
que reflètent leur verre lucide et leur métal solaire.
Lieu de mémoire (2 980, hommes et femmes).
Faits de leurs lettres seules, accoudés au bassin probatoire,
ils s’abreuvent jusqu’au centre, ce moyeu de la mort
qu’on ne veut plus croire qu’en résurrection.
A ce Nouveau Monde frappé dans ses demeures hautaines,
ses asiles supérieurs, ses altitudes à Prométhée
à celui qui témoigne de la lutte de Dieu avec lui-même
mal et bien fabriquant sans relâche l’étoffe humaine
(dont ni la philosophie ni la sagesse ne parviennent à recompter les fils)
à ce continent ressentant la dérive
malgré le socle de la Liberté battu des vagues,
annoncer
que nous sommes capables de vivre et de survivre
que par le moyen d’œuvres
leur perpétuelle psalmodie des commencements
et des fines couleurs, géomorphies lapidaires,
abstraites ou concrètes reconnaissances,
le dernier lyrique
et qui n’hésite pas à continuer l’hexamètre de la mer Egée.
3. URAKAMI
Aux églises de l’Occident et de l’Orient
à celles d’Asie Mineure : Ephèse, Smyrne, Pergame, Thyatine,
Sardes, Philadelphie, Laodicée
à d’autres plus lointaines
et pour autant (comme dit le prosateur) que je les ai vues
en mon sein d’athéisme, en ma pleine croyance d’âme.
Transportons-nous sur une ère plane
où fut déterminé le Point Zero
à partir duquel la fin assurée
arasa la vie d’un matin industrieux
transforma tous les éléments visibles
en leurs déchets incendiés.
Aujourd’hui, cérémonieux, lycéens en uniformes,
touristes d’allure correcte
s’adonnent au pèlerinage, légèrement inclinés
comme par contrition et regret de ce que nous sommes.
La lumière certes fut éblouissante
au point de flasher en ombres sur les murailles
des vivants ignorant leur spectrographie
et les métaux fondus comme de l’eau
puis se solidifiant en loques baroques.
S’il n’y a pas de monuments, tout près s’élève
un grand pan de mur rouge d’un style faux gothique,
un dyke dans le désert gazonné
une mémoire plantée là dans sa perplexité.
La surmontent deux statues assez peu visibles
où l’attention d’usage reconnaît
le Christ et l’un de ses apôtres (on aimerait
savoir lequel, s’il n’est pas maquillé de ruse).
Ainsi levons-nous les yeux sur cette ruine opportune
réédifiée pierre de scrupule
amenée de la cathédrale d’Urakami située à 500 mètres de là.
On avait commencé de l’édifier en 1895 ;
elle ne fut achevée qu’en 1914.
Méticuleux, notez les dates.
Les lettres ne peuvent se passer de chiffres,
le recensement n’étant pas près de finir.
Le chiffre pi se prolonge après la virgule jusqu’à la fin des mondes,
au bout de tout aboutissement.
En ces autres climats fut apportée aux hommes
la vérité évangélique dont ils n’avaient que faire
quand ils parcouraient les jardins aux fleurs de pêcher.
Saint François Xavier marche dans un poème de Claudel.
Sur Nagasaki, prélude aux feux de l’Apocalypse la bombe à plutonium,
au grand rideau tiré sur une scène
où seuls et myriadaires s’entrecroisent ou se distancient les atomes
complexes et divisibles encore, présences dans la vitesse du temps.
9 mai 1945. Pour plusieurs
c’était les feuilles naissantes,
leur odeur, le magnolia du parc,
de ces choses qui font que l’on a vécues
et de celles qui permettent de sentir l’étrange intimité de l’amour.
A cet instant, au monde entier,
à l’heure de la persécution ignivore,
l’Ensemble tournait selon les méridiens, les latitudes.
Je comprenais à peine le mouvement des montres.
L’horloge sonna dans la salle à manger
guère plus solennelle, en son timbre cuivré.
La cathédrale d’Orakami s’effondrait
disloquée, dans un miracle d’effroi.
Le pan de mur solitaire maintenant projette jusqu’à moi son ombre
Dans son ombre je parle sans voix audible
a l’esprit païen des pierres comme aux choses consacrées.
Je m’approche, dans le XXIe siècle, de la petite porte de la sacristie.
Je ramasse les hosties teintées de sang
N’oublie pas l’agneau égorgé
ni le papyrus inscrit recto-verso, rouleau mobile.
Toujours à un égorgé nous sommes redevables.
Son sang reflue vers nous.
Quelle blessure béante abreuve l’horizon ?
Il n’est pas d’endroit qui ne saigne.
A la première éraflure je vois le sacrifice
Rilke près d’une rose à Valmont
la dure existence animale
la nôtre plantant son couteau ou dirigeant
le merlin électronique,
le semblable voué au sang de naissance
entre les jambes ouvertes de l’accouchée.
Il ne cessera de couler, ce sang, jusqu’à la mort
pour se joindre ensuite au sol
par les canaux du corps
- A moins qu’en fumée ne parte
l’âme (ce qu’on appelle ainsi), l’anima
du feu dans l’âtre
la permanente brûlure spirituelle.
Roulé le volumen.
Qui osera le toucher, le déplier
prendre connaissance de ses caractères
comme de visages et du rythme entre leur dessin ?
7 sceaux en gardent l’entrée, la lecture et la cueillette –
et ce qui
s’échappe des lettres incessamment comme l’énergie nucléaire
contenue dans les plaques tectoniques.
Toujours le livre, ad infinitum. Et jusqu’à la fin, le livre,
jusqu’à la fin du livre
faim ardemment inassouvie
quand brûlera l’heure enfin de savoir,
quand toute science sera déposée
dans l’humus ( dont naquit le nom d’homme)
après toute vengeance, après toute haine
pour le fatal ultime moment d’aimer
Amen.
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Vers l’apocalypse
Editions Le Castor Astral, 2022
Du même auteur : Vers l’apocalypse (1) (01/12/2022)