Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le bar à poèmes
1 décembre 2023

Jean-Luc Steinmetz (1940 -) : Vers l’apocalypse (2)

 

63ada852590a7e664e72357c[1]Photo T.D. / Le Télégramme

 

Vers l’apocalypse

 

...........................................................................

 

POINT CARDINAUX

 

EST

Orienté. Tendu. Crucifié.

Là d’où part la moindre phrase, le soleil

au-dessus. Il se lève

à l’aube colorisée.

J’entrevois par les persiennes

l’entrefilet des lattes des volets.

C’est lumière          que l’on voudrait intacte

en même temps que passent les bruits du jour.

Il s’en vient, cela qui naît

et n’est pas le pur commencement, mais

la répétition quotidienne

par laquelle en son lieu l’homme quitte sa couche

descend dans le champ d’action

consent selon les instants aux alliances, aux dissidences,

aux accords désaccords, aux groupes rivaux.

                                                               EST

Qui s’écrit comme le verbe être

et présente ses trois lettres d’existence.

Au-dessus du clocher désormais désert

dont s’évade un angélus de dernière nécessité,

envolée vers moi de quelques mots, paroles, latinité

spes redit gallo canente

l’espoir revient au chant du coq.

Le coq égorgé crie.

Sur l’horizon rouge qui nous ferait atteindre Jérusalem

si l’on se dirigeait en droite ligne

les pales géantes des éoliennes

tournoient leur oraison de métal

tour à tour obscures et luisantes pour un regard du matin

qui s’emparerait de l’espace

y chercherait des raisons de poursuivre

le devoir des lettres, l’assentiment qui n’a

de cesse.

 

SUD

Plein Sud, façade de la maison,

Visage ouvert. On ne peut mentir.

Le temps venu, la vigne vierge rougit, sans honte aucune.

Elle ne peut faire autrement.

En cet endroit midi vient plus fort

aux rayons droits, zénith inscrit.

Même l’hiver, c’est lumineux,

non démonstratif, en sa qualité d’évidence.

Par les journées froides, un épanouissement continue

de se répandre

sur chaque pierre du mur pourtant endommagé

par la dernière guerre.

Un lézard sort, formant comme un preuve

libéré de l’interstice.

Celui qui le regarde entre dans l’ère primaire.

Du Sud, toi le sédentaire, que connais-tu,

quelle légende de reine de Saba,

quelle histoire d’esclavage à Port-au-Prince

où les déserts du Petit Prince ?

L’ombre se serre dans un coin.

Le froid persiste, mais glorieux.

Une lucidité vient comme un fruit

au bout de chaque branche dépouillée par l’hiver.

 

NORD

A l’envers de la maison, à son arrière,

à son haut mur nu sans fenêtres (quelques lichens),

surface offerte au vent boréal.

Parfois un oiseau loge sous les combles.

Li Yumin rééduqué en 1970, m’a dit qu’en Chine

on ne se couche jamais la tête au Nord,

crainte que par là n’arrive la mort.

De nuit, les directions du monde s’affichent au ciel

géométriques et mobiles. On y reconnaît

de grands combats mythologiques, des amours,

des métamorphoses. Sur moi

l’Etoile polaire projette la même lumière

que sur les caravanes de sel.

Puis les troupeaux de caribous, les trappeurs de Curwood

et, première repérable pour un enfant qui s’émerveille,

la Grande Ouse arcturée.

Je me répétais déjà avec un sourire « perdre le Nord », « perdre le Nord »

- une chance impossible et joyeuse

hors de tous les rêts des boussoles.

Un égaré des grands chemins.

Un froid de cristal envahissait mes joues.

Je marchais vaillant dans la neige

creusais les vrais traces de mon corps

et, sans peur, enveloppé d’ivresse légère,

devinais la destinée d’un ensevelissement pur.

 

OUEST

A chacun son lieu. Il le possède.

Lui-même est possédé par lui.

D’où s’envole l’écriture, d’où la parole essaime

dernières abeilles butinantes ?

Au soir je m’étends.

Jérusalem voit mes talons.

Ma tête pèse à peine sur un « oreiller de chair fraîche ».

Au village non loin s’ouvre et se referme la porte du cimetière

selon les décès qui enlèvent au monde

ceux qui furent immondes et ceux touchés d’innocence.

La tête ainsi repose

oreilles ouvertes à des fragments de rêve

au « je t’aime » de l’épousée nocturne.

Ô comme sont pressées mes tempes

par des odeurs de feuilles, les fumées

s’évadant de leur entassement près de la grille.

Les mains longent les cheveux blanchissants

sagesse argentée que monnaie tant bien que mal le temps.

L’Ouest, oui, l’Ouest recueille ma tête

quand me baignent les songes,

inattendus spectacles d’autrefois aux tresses brunes.

Entre mes pieds j’aperçois un dernier reste de levant

qui douze heures auparavant recouvrait les ardoises

et ponçait les murs.

Maintenant le soleil disparaît derrière moi en auréole

pour le saint et martyr que je ne fus pas

cherchant par les méandres de sa vie

comment l’esprit s’adjointe au choses

la parole rencontre le labeur ou l’ingratitude

le sexe connaît une femme et sur l’instant

comble les vides immenses.

 

ADRESSE AUX TROIS EGLISES

 

1. NOTRE-DAME

 

Sans entrer dans les formules absolutoires, je passe le porche

mais ne le pourrai plus.

La charpente en bois fut brûlée.

Gravats et cendres

posent une offrande à contre-chœur

au chevet déserté.

Je ne suis pas de ceux qui invoquent des merveilles.

Je reste l’ordinaire passant

celui qui traverse les ponts

regarde l’eau noire en-dessous et l’éphémère reflet.

Une espèce d’espoir à peine me dit de relever la tête.

Elle se heurte à la rangée des rois au regard fixe.

On aperçoit plusieurs échafaudages encore endommagés

ligne à ligne les tubulures, structurées de métal.

Au travers avance un courant d’air d’automne rouillé.

Qu’en dit le LRMH (1) pour YAVE ?

Les pignons ouest, ceux du transept à la rosace,

pigeons gris, le frettage des chimères, côté parvis

matériaux plus lourds à porter que les péchés.

Deux blocs de pierre tombés là.

Mise sur cintres de la totalité des arcs-boutants.

C’est ainsi que figurent une appartenance presque inexistante de foi

les formes réduites à l’insignifiance,

les colonnes roulant hors de leur rotondité,

l’ange ébattant mal ses ailes rognées,

la confusion géante, les quatre piles de la croisée.

A cela, à elle je m’adresse

aujourd’hui dans les plis de l’effroi, les résilles du fer.

L’une des 100 à qui parler depuis l’unique décision

que je me suis donnée à ce jour

comme s’il m’était permis de réciter

toutes les denrées de l’esprit et du corps.

 

(1)  Laboratoire de Recherche des Monuments Historiques.

 

2. SAINT-PAUL’S CHAPEL

 

Eglise de grès rouge, vue bien avant l’évènement.

Avènement d’arbres recomposés contres ses murs

le cimetière comme celui de campagne de Thomas Gray,

calme qui consiste en semblant d’heures reposées

à regarder les stèles et émiettant du pain et picorements

des enfants qui ne jouent plus à leurs jeux de balle ou de sable.

On ne s’égare pas au milieu de la ville

si quelque temps on se donne à cet ombrage,

la nef modeste des feuillages. Certains attendent

insoucieux de la fin des remps, n’envisagent

que la leur à l’heure dite sur un banc

comme bénie par l’automne revenu souverain,

acceptée par le vent.

A Saint-Paul je ne dis que quelques paroles

en avance sur le terminal

face au duo des Twin, d’un seul jet lumineux filant au ciel

que reflètent leur verre lucide et leur métal solaire.

Lieu de mémoire (2 980, hommes et femmes).

Faits de leurs lettres seules, accoudés au bassin probatoire,

ils s’abreuvent jusqu’au centre, ce moyeu de la mort

qu’on ne veut plus croire qu’en résurrection.

A ce Nouveau Monde frappé dans ses demeures hautaines,

ses asiles supérieurs, ses altitudes à Prométhée

à celui qui témoigne de la lutte de Dieu avec lui-même

mal et bien fabriquant sans relâche l’étoffe humaine

(dont ni la philosophie ni la sagesse ne parviennent à recompter les fils)

à ce continent ressentant la dérive

malgré le socle de la Liberté battu des vagues,

annoncer

que nous sommes capables de vivre et de survivre

que par le moyen d’œuvres

leur perpétuelle psalmodie des commencements

et des fines couleurs, géomorphies lapidaires,

abstraites ou concrètes reconnaissances,

le dernier lyrique

et qui n’hésite pas à continuer l’hexamètre de la mer Egée.

 

3. URAKAMI

 

Aux églises de l’Occident et de l’Orient

à celles d’Asie Mineure : Ephèse, Smyrne, Pergame, Thyatine,

Sardes, Philadelphie, Laodicée

à d’autres plus lointaines

 

et pour autant (comme dit le prosateur) que je les ai vues

en mon sein d’athéisme, en ma pleine croyance d’âme.

Transportons-nous sur une ère plane

où fut déterminé le Point Zero

à partir duquel la fin assurée

arasa la vie d’un matin industrieux

transforma tous les éléments visibles

en leurs déchets incendiés.

Aujourd’hui, cérémonieux, lycéens en uniformes,

touristes d’allure correcte

s’adonnent au pèlerinage, légèrement inclinés

comme par contrition et regret de ce que nous sommes.

La lumière certes fut éblouissante

au point de flasher en ombres sur les murailles

des vivants ignorant leur spectrographie

et les métaux fondus comme de l’eau

puis se solidifiant en loques baroques.

S’il n’y a pas de monuments, tout près s’élève

un grand pan de mur rouge d’un style faux gothique,

un dyke dans le désert gazonné

une mémoire plantée là dans sa perplexité.

La surmontent deux statues assez peu visibles

où l’attention d’usage reconnaît

le Christ et l’un de ses apôtres (on aimerait

savoir lequel, s’il n’est pas maquillé de ruse).

Ainsi levons-nous les yeux sur cette ruine opportune

réédifiée pierre de scrupule

amenée de la cathédrale d’Urakami située à 500 mètres de là.

On avait commencé de l’édifier en 1895 ;

elle ne fut achevée qu’en 1914.

Méticuleux, notez les dates.

Les lettres ne peuvent se passer de chiffres,

le recensement n’étant pas près de finir.

Le chiffre pi se prolonge après la virgule jusqu’à la fin des mondes,

au bout de tout aboutissement.

En ces autres climats fut apportée aux hommes

la vérité évangélique dont ils n’avaient que faire

quand ils parcouraient les jardins aux fleurs de pêcher.

Saint François Xavier marche dans un poème de Claudel.

Sur Nagasaki, prélude aux feux de l’Apocalypse la bombe à plutonium,

au grand rideau tiré sur une scène

où seuls et myriadaires s’entrecroisent ou se distancient les atomes

complexes et divisibles encore, présences dans la vitesse du temps.

9 mai 1945. Pour plusieurs

c’était les feuilles naissantes,

leur odeur, le magnolia du parc,

de ces choses qui font que l’on a vécues

et de celles qui permettent de sentir l’étrange intimité de l’amour.

A cet instant, au monde entier,

à l’heure de la persécution ignivore,

l’Ensemble tournait selon les méridiens, les latitudes.

Je comprenais à peine le mouvement des montres.

L’horloge sonna dans la salle à manger

guère plus solennelle, en son timbre cuivré.

La cathédrale d’Orakami s’effondrait

disloquée, dans un miracle d’effroi.

Le pan de mur solitaire maintenant projette jusqu’à moi son ombre

Dans son ombre je parle sans voix audible

a l’esprit païen des pierres comme aux choses consacrées.

Je m’approche, dans le XXIe siècle, de la petite porte de la sacristie.

Je ramasse les hosties teintées de sang

 

 

N’oublie pas l’agneau égorgé

ni le papyrus inscrit recto-verso, rouleau mobile.

Toujours à un égorgé nous sommes redevables.

Son sang reflue vers nous.

Quelle blessure béante abreuve l’horizon ?

Il n’est pas d’endroit qui ne saigne.

A la première éraflure je vois le sacrifice

Rilke près d’une rose à Valmont

la dure existence animale

la nôtre plantant son couteau ou dirigeant

le merlin électronique,

le semblable voué au sang de naissance

entre les jambes ouvertes de l’accouchée.

Il ne cessera de couler, ce sang, jusqu’à la mort

pour se joindre ensuite au sol

par les canaux du corps

- A moins qu’en fumée ne parte

l’âme (ce qu’on appelle ainsi), l’anima

du feu dans l’âtre

la permanente brûlure spirituelle.

 

 

Roulé le volumen.

Qui osera le toucher, le déplier

prendre connaissance de ses caractères

comme de visages et du rythme entre leur dessin ?

7 sceaux en gardent l’entrée, la lecture et la cueillette –

et ce qui

s’échappe des lettres incessamment comme l’énergie nucléaire

contenue dans les plaques tectoniques.

Toujours le livre, ad infinitum. Et jusqu’à la fin, le livre,

jusqu’à la fin du livre

faim ardemment inassouvie

quand brûlera l’heure enfin de savoir,

quand toute science sera déposée

dans l’humus ( dont naquit le nom d’homme)

après toute vengeance, après toute haine

pour le fatal ultime moment d’aimer

                                                                  Amen.

.................................................................................

 

Vers l’apocalypse

Editions Le Castor Astral, 2022

Du même auteur :

Vers l’apocalypse (1) (01/12/2022)

Vers l’apocalypse (2) (02/12/2024)

Commentaires
Le bar à poèmes
Archives
Newsletter
106 abonnés