Jean-Luc Steinmetz (1940 -) : Vers l’apocalypse (1)
Source : Ouest-France, 30-09-2021.
Vers l’apocalypse
SEPT MESURES AVANT DE COMMENCER
1
La somme est toujours là, additionnée de plus en plus
Le songe y mène en son hymen.
Êtres et choses engrangées depuis le début
ne cessent de se refaire
de multiplier plus loin leurs lumières et leurs ténèbres.
Chaque jour apporte, soustrait, redonne
une espérance de haut vol qu’agrandit l’horizon.
2
Si tu ne penses aller plus loin,
reste alors, reste, à demeure. Considère
ta tête entre tes mains
tes doigts entre tes doigts
et les vastes banderoles développant sur la denrée du jour
leur dialogue inconnu
où la figure du plus proche répond au huit de l’infini.
3
Enfant souvent j’ai rêvé d’être un grand footballeur.
Mais, à chaque fois, le ballon devenait la Sphère
qui roule jusqu’à Ulysse trempé de saumure
après la tempête.
Mes pieds dans le sable se heurtaient à des racines.
Ce que je rentrais dans les buts
était la tête d’un arbitre corrompu
ou celle d’un vieil amateur de mélancolie vert-de-grisé.
4
Aucune phrase ne sera donnée par le dieu.
Trop tard.
Elle se lèvera plutôt du fond de toi.
Tu feras semblant de la croire.
Ou bien, issue d’un livre,
d’un vieux livre palimpsesté,
elle continuera à l’heure d’aujourd’hui,
libre soudain de dire ce qu’elle n’avait su dire
et qui dormait dans ses syllabes.
Elle prendra toute son envergure ou brillera d’un éclat de silex
comme aux mains d’un chasseur des premiers âges.
5
Yeux qui se ferment. Regards plongés en arrière
et fatigués durant l’après-midi d’avoir existé
par prolongements neuroniques.
Si le regard s’ouvre
il voit des touffes de cyclamens
faisant l’offrande
les dernières pommes tombées dans l’herbe qui attendent
comme une preuve inutile, mais rougeoyante.
Puis le sommeil reprend, s’aventure, énumère
les enfants de septembre.
Les mots dont on dispose
ne veulent pas mourir.
Ils brodent une fin de journée
que protège un arbre blessé.
Ouvre de nouveau tes paupières
pour épouser progressivement l’heure.
Elle, avant qu’elle s’offre à l’oubli,
avance avec une certaine tendresse.
6
Je ne suis pas sûr de résister
aux nuées de mots intelligibles
qui vont recouvrir ce moment.
Les mains sont prêtes à toucher.
Les yeux à s’ouvrir.
La salle d’attente s’emplit de voyageurs
connaissant trop bien leur destination.
Entourant des baies vitrées
luit une sorte d’auréole sainte.
Les montants et les cintres se teignent de bruyants reflets.
On pourrait dire : « C’est le moment du départ. »
Combien de stations une à une vont interrompre
le trajet depuis l’enfance,
un désir de pureté qui file droit devant lui.
Et quel aspect prendra la gare du bout
peuplée d’incertitudes comme de composteurs ?
J’en suis là, formant des images
peut-être fausses, ceignant mon front qui saigne.
Chaque parole tentée
je songe à la détruire
mais la laisse passer.
Les plus nombreuses sont de celles que vous rencontrez
dans l’irritante communauté.
Pas une pour échapper au plus fade sourire
comme au plus piètre désespoir.
Les compartiments s’éloignent
dans l’odieux branle-bas d’ici-bas.
Un homme resté à quai prend soin de marcher ensuite
jusqu’à chez lui, avec lenteur et seul
avant de franchir le pas de sa porte et de la refermer.
7
L’idéal fut de garder les quelques éléments à portée
quitte à penser s’en éloigner
ou qu’ils deviendraient différents avec l’âge.
D’instant en instant l’instant change.
Dans tous les mots l’eau et le feu passent et se dissipent :
- un bout de terre, ses limites acquises,
sa surface agrémentée de fleurs
- chaque banalité hautement revendiquée
comme preuve et témoin
et les transformations du proche sous les nuages
métamorphiques
- certaines plantes difficilement reconnaissables
quoique de vision courante,
- des présences animales le plus souvent invisibles
chacune pour son être,
- des chats qui vivent en solitaires,
- des abeilles peuplant un tronc évidé.
On aimerait poursuivre l’énumération
comme celle des tribus d’Israël.
On en formerait un grand Tout
avec une lumière qui varie
sous les périodiques effets de soleils couchants.
Le dire, le redire, le répéter,
très peu y consacrent leur vie,
tant guettent le souci, l’humeur responsable ,
les déficits immunitaires.
Et soi-même déraciné,
d’un arbre on envie les branches
les feuilles virevoltantes qu’il abandonne au vent.
En un coin du terreau
les vers activent le sol aux sombres fruits.
ICI COMMENCE L’APOCALYPSE
1
Les cheveux blancs comme de la laine blanche
les pieds pareils à de l’orichalque
les yeux comme une flamme ardente
la voix comme la voix des grandes eaux
la longue robe serrée à la taille,
il est donné de LE regarder et de voir la suite,
les fléaux, les renaissances
les erreurs multiples se reproduisant
de soudaines rafales, la langue des typhons.
Un moment je pourrais m’arrêter sur la route.
Qui me conseille de continuer
à travers la forêt obscure ?
Quelle intention se fraie passage
au milieu du chemin de vie ?
Vous entendrez ce que vous n’avez pas su entendre.
Vous regarderez l’issue hors de la membrane placentaire.
A pleins poumons vous prendrez votre respiration
et, d’un élan sans peur, vous avancerez jusqu’au prochain jour.
2
Il y a trop. Les métaplasies,
les phénomènes supplémentaires
les charniers jamais assez pleins
les discours abondants qui devancent la tuerie
les jambes des races enchevêtrées ou percussionnées.
S’étendent l’abondance des meurtres
les corps ennemis outrepassés et concassés
de vastes époques lancinatoires
des mondes entiers réduits aux simagrées d’un singe.
Que veulent ces cris ? Pourquoi
les fuites vers un restant d’aurore ?
Avant et contre, cueille, moissonne et vanne tout ce langage
dont fait sa nourriture le prophète
comme du livre qu’il avale, au goût d’absinthe.
3
Sostenuto. Tenir le ton
rester dans les rouges sang
ou poursuivre dans l’or oriental.
Ne pas cesser. Ne pas tomber.
Frapper le tambourin. Agiter le sistre.
Emouvoir la cymbale.
Appeler. Ou résonner à menu bruit
comme la pluie sur la verrière.
Surtout ne pas suspendre le pas. Le danser.
Glisser ou présenter à la surface de la lumière
le rouleau d’un volumen
que l’on adresse au vent.
Entre des mains d’enfant
il prend la forme d’une longue-vue
par où guetter la fin du jour.
4
En remuant les mots, en les dérangeant de leur place habituelle
qu’exigent les discours civiques
(les fameux instants de sens partagé)
je réponds et ne réponds pas,
je suis sur la frontière du présent et du futur
appelle la pensée prophétique
qui ouvre grandes les portes du caravansérail ou de l’église.
Il faudrait l’universelle compréhension
toutes les langues réunies au creuset
et non pas le rendez-vous des termites
ni les confusions digitales
quand dérape l’index sur des chiffres surcodés.
En les prenant, ces mots, pour ce qu’ils valent
et comme ils se trouvent.
Un goût salé vient sur la langue.
Le seul sens qui s’impose
est celui qu’apportent les larmes et le sang.
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Vers l’apocalypse
Editions Le Castor Astral, 2022
Du même auteur :
Vers l’apocalypse (2) (02/12/2023)
Vers l’apocalypse (2) (02/12/2024)