Jean-Luc Steinmetz (1940 -) : Vers l’apocalypse (3)
Vers l’apocalypse
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ANGE
Un ange prend forme. Ou bien d’un seul coup manifesté
et plutôt méconnaissable dans les foules.
Il n’est pas revêtu des attributs d’usage.
On l’a dit blanc. Il peut être noir
avoir traversé des mers sur des canots pneumatiques
lui-même reprenant mal son souffle après l’effort
quêtant l’oxygène raréfié,
en blue-jeans frotté d’huile minérale,
de larges taches de naphte.
Ou d’avantage présentable, mais plus inaperçu,
un habitué des tâches quotidiennes
travaillant même le dimanche (qu’il bénit en cachette)
ou, plus couramment, un vigile en casquette
parcourant les caves, les retraits à poubelles,
à tournantes, à tourmentes.
Ange, je n’en doute pas,
malgré l’incrédulité des bien-pensants
la précaution qu’ils mettent à ne pas croire aux miracles.
En as-tu rencontré de ces dormeurs à poings fermés
et près d’eux, les côtoyant, éveillés, lucides,
les marguerites au jour levant
dans le jardin d’une ville ancienne
leur grâce inattendue, l’effilée tige de pauvres herbes
et surtout scintillements, moires, miroitements
qui font que leurs ailes
éclairent toujours plus loin le jour déshérité,
leur sourire de Chartres du fond des ghettos
et leur étrangeté, leur attrait effrayant
dans l’ordinaire auditoire du temps
leur représentation peinte à l’œuf avec des couleurs végétales
dans un oratoire de Crète ?
Cette fois
une lueur filtre
s’élargit jusqu’à la totalité des prunelles
défie toute méprise
entraîne par ls cours des phrases prononcées selon les neumes.
Il se tient méticuleux et sobre, l’ange,
pas du tout emprunté par l’infini qu’il porte,
à l’aise dans les formules sacramentelles
er ses ailes sont encore repliées avant l‘envol du dernier jour.
Elles ne poussent qu’au dos des plus humiliés
ou des enfants morts avant d’avoir fait leur premier château de sable.
Celui-là, quel est son nom ? (Tu me le diras plus tard),
Rupture des sceaux. Débris de cire.
Les filigranes prennent consistance de centaines de lumière.
Je sais qu’il ne me faut pas résister, ouvrir grand
à leurs volutes d’images, aux flots de couleurs,
aux orages,
aux terribles soubresauts
avant que le monde soit rendu à l’éternité qui l’attend.
LES QUATRE CAVALIERS
Plusieurs chevaux pâturent dans l’herbage
que borne au sud une haute rangée de hêtres.
Tu as marché tout un jour pour rencontrer
ce lieu prédit depuis longtemps.
Comme la fatigue t’as pris entre ses mains bienveillantes
tu t’es ménagé une couche à même l’herbe
non loin des bêtes pleines de calme.
Mais au fond du sommeil un âpre tourbillon
te désigne l’une et l’une et l’autre et l’autre encore.
Quatre maintenant sortent du troupeau
s’éloignent des juments suitées, viennent vers toi.
Au fur et à mesure elles grandissent
jusqu’à prendre les dimensions surnaturelles
d’un arc-en-ciel ou de tout autre phénomène céleste éblouissant.
Tout en dormant tu les regarde assistant
à leurs métamorphoses
aux transformations des derniers jours.
Une terreur t’enveloppe, puis l’assurance
que le déroulement des choses ainsi procèdera
et qu’aucune autre forme de poésie que la tienne
sur le moment ne saurait mieux dire
- neuve, actuelle ou d’hier, - l’extrême vérité qui se déploie
lavée à l’eau, durcie au feu
semée de terre, innovée d’air.
Chacun des chevaux atteint la proportion des nuages
mais avec une grande précision, délimité. Il engage
un galop sur le monde.
L’herbage a disparu, ses clôtures, ses ronces sur le bord.
Chacun porte un cavalier.
1.
Celui-là blanc, de plus grande immaculation que la neige.
Le monte un archer que rien ne lasse.
A quoi bon le couronner d’un diadème ?
Il tire ses flèches en autant de rayons
Le vin d’ivresse du vainqueur rougit son front,
la folie perpétuelle de l’emporter sur l’autre.
La durée du combat se prolongera des siècles
allume et rallumera sa rage de conquérir
d’anéantir la part d’autrui
et de détruire, sous la morgue et le galop indomptable
et le tir insolent, des mains ouvertes
des bouches implorantes.
2.
Rouge feu s’avance la deuxième monture.
Un cavalier la chevauche, glaive au poing.
Il reluit un instant, puis l’éclat se divise
se répand en mille estafilades ou blessures vives.
Les nations s’égorgent.
Le sang couvre les rues, déborde les parapets.
Le fil acéré du métal pénètre le sol et la nuque,
entaille, entrouvre les entrailles.
Et cela dure mille ans et plus,
paraît plus long que n’en peuvent absorber
les horloges électroniques comptant les secondes et les tierces
pour les records du stade.
La paix quitte la terre, comme autrefois, Dikè, la Justice.
Une trouble nuée couvre les jardins de l’ ONU
(que longe l’Hudson abjectisé).
Je m’y repose une minute, pas plus,
comme allongé sur le pré de Chagall
inhalant une dernière lueur d’automne
émise par les platanes de la Battery.
3
Non, je ne suis pas endormi. Les yeux ouverts
je regarde s’approcher un cheval noir comme le naphte.
Celui qui le monte pèse les denrées
initiales ou finales
dans une balance, celle de la ruse et du profit.
Il n’y a plus que des poussières sans graines
pour les peuples en surnombre
avant que la famine les sème
farine d’ossements.
L’abondance se réduit à la pénurie.
La peine urine sur les jardins jaunis.
De vastes rizières miroitent de leur seul dessèchement.
Chaque plateau de la balance indique l’absence et la faim.
Une voix marchande à travers le tumulte :
- Un denier la mesure de blé (qu’il soit de Beauce ou d’Ukraine).
Un denier les trois mesures d’orge. »
Le cheval noir foule les terres cultivées
propage sous son galop l’ergot du seigle
se rue contre les machines agricoles qu’il renverse.
Sa crinière envahit l’horizon
comme pour sécher à jamais la rosée qui humecte
ou les larmes.
Des insectes se multiplient dans les plantes,
ajointées à elles, s’en nourrissent, les dévalisent.
La balance virevolte. Mais le cavalier dressé sur ses étriers
la tient de main ferme.
A vue d’œil, sous son erre, le sol multiplie des steppes stériles.
Les crânes se fendent jusqu’à la mâchoire.
4.
Le quatrième destrier, à la tête verdâtre.
Qui le voit défaille, son cœur ne bat plus.
Si je peux le décrire, c’est que je dors encore
ou le crois – et qu’il est éloigné de moi
par la distance des simulacres.
Au cavalier, je préfère ne pas demander son nom.
Il prolifère, il envahit de ses syllabes inconnues un restant de jour
grésille à l’entour comme un frelon.
Peste, la peste noire tord
d’un rire unique celui qu’elle étreint
et de plus insinuants ravages pénètrent les moelles,
menacent les sexes entrouverts
qui veulent encore faire l’amour,
seul remède contre l’iniquité
arrachant la vie à la vie.
De la haridelle enveloppée d’un tourbillon de mouches,
on aperçoit les organes à travers les côtes ;
ses grêles pattes de fer n’arrêtent pas d’écraser.
Ou la hautaine cavalcade par plaines et déserts
renverse aussi bien le chêne de Fraget (*) que les baobabs
ou les palétuviers.
La tête verte au ton de chlore et de pus hennit,
elle entraîne à sa suie, dépouille les couleurs,
dépèce et précipite au gouffre
et bouge devant elle comme un drapeau
le spectre spécial de l’Hadès.
* Tableau de Gustave Courbet
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Vers l’apocalypse
Editions Le Castor Astral, 2022
Du même auteur :
Vers l’apocalypse (1) (01/12/2022)
Vers l’apocalypse (2) (02/12/2023)