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Le bar à poèmes
2 décembre 2024

Jean-Luc Steinmetz (1940 -) : Vers l’apocalypse (3)

 

Vers l’apocalypse

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ANGE

 

Un ange prend forme. Ou bien d’un seul coup manifesté

et plutôt méconnaissable dans les foules.

Il n’est pas revêtu des attributs d’usage.

On l’a dit blanc. Il peut être noir

avoir traversé des mers sur des canots pneumatiques

lui-même reprenant mal son souffle après l’effort

quêtant l’oxygène raréfié,

en blue-jeans frotté d’huile minérale,

de larges taches de naphte.

Ou d’avantage présentable, mais plus inaperçu,

un habitué des tâches quotidiennes

travaillant même le dimanche (qu’il bénit en cachette)

ou, plus couramment, un vigile en casquette

parcourant les caves, les retraits à poubelles,

à tournantes, à tourmentes.

Ange, je n’en doute pas,

malgré l’incrédulité des bien-pensants

la précaution qu’ils mettent à ne pas croire aux miracles.

En as-tu rencontré de ces dormeurs à poings fermés

et près d’eux, les côtoyant, éveillés, lucides,

les marguerites au jour levant

dans le jardin d’une ville ancienne

leur grâce inattendue, l’effilée tige de pauvres  herbes

et surtout scintillements, moires, miroitements

qui font que leurs ailes

éclairent toujours plus loin le jour déshérité,

leur sourire de Chartres du fond des ghettos

et leur étrangeté, leur attrait effrayant

dans l’ordinaire auditoire du temps

leur représentation peinte à l’œuf avec des couleurs végétales

dans un oratoire de Crète ?

Cette fois

une lueur filtre

s’élargit jusqu’à la totalité des prunelles

défie toute méprise

entraîne par ls cours des phrases prononcées selon les neumes.

 

Il se tient méticuleux et sobre, l’ange,

pas du tout emprunté par l’infini qu’il porte,

à l’aise dans les formules sacramentelles

er ses ailes sont encore repliées avant l‘envol du dernier jour.

Elles ne poussent qu’au dos des plus humiliés

ou des enfants morts avant d’avoir fait leur premier château de sable.

Celui-là, quel est son nom ? (Tu me le diras plus tard),

Rupture des sceaux. Débris de cire.

Les filigranes prennent consistance de centaines de lumière.

Je sais qu’il ne me faut pas résister, ouvrir grand

à leurs volutes d’images, aux flots de couleurs,

aux orages,

aux terribles soubresauts

avant que le monde soit rendu à l’éternité qui l’attend.

 

LES QUATRE CAVALIERS

 

Plusieurs chevaux pâturent dans l’herbage

que borne au sud une haute rangée de hêtres.

Tu as marché tout un jour pour rencontrer

ce lieu prédit depuis longtemps.

Comme la fatigue t’as pris entre ses mains bienveillantes

tu t’es ménagé une couche à même l’herbe

non loin des bêtes pleines de calme.

Mais au fond du sommeil un âpre tourbillon

te désigne l’une et l’une et l’autre et l’autre encore.

Quatre maintenant sortent du troupeau

s’éloignent des juments suitées, viennent vers toi.

Au fur et à mesure elles grandissent

jusqu’à prendre les dimensions surnaturelles

d’un arc-en-ciel ou de tout autre phénomène céleste éblouissant.

Tout en dormant tu les regarde assistant

à leurs métamorphoses

aux transformations des derniers jours.

Une terreur t’enveloppe, puis l’assurance

que le déroulement des choses ainsi procèdera

et qu’aucune autre forme de poésie que la tienne

sur le moment ne saurait mieux dire

- neuve, actuelle ou d’hier, - l’extrême vérité qui se déploie

lavée à l’eau, durcie au feu

semée de terre, innovée d’air.

Chacun des chevaux atteint la proportion des nuages

mais avec une grande précision, délimité. Il engage

un galop sur le monde.

L’herbage a disparu, ses clôtures, ses ronces sur le bord.

Chacun porte un cavalier. 

 

1.

Celui-là blanc, de plus grande immaculation que la neige.

Le monte un archer que rien ne lasse.

A quoi bon le couronner d’un diadème ?

Il tire ses flèches en autant de rayons

Le vin d’ivresse du vainqueur rougit son front,

la folie perpétuelle de l’emporter sur l’autre.

La durée du combat se prolongera des siècles

allume et rallumera sa rage de conquérir

d’anéantir la part d’autrui

et de détruire, sous la morgue et le galop indomptable

et le tir insolent, des mains ouvertes

des bouches implorantes.

 

2.

Rouge feu s’avance la deuxième monture.

Un cavalier la chevauche, glaive au poing.

Il reluit un instant, puis l’éclat se divise

se répand en mille estafilades ou blessures vives.

Les nations s’égorgent.

Le sang couvre les rues, déborde les parapets.

Le fil acéré du métal pénètre le sol et la nuque,

entaille, entrouvre les entrailles.

Et cela dure mille ans et plus,

paraît plus long que n’en peuvent absorber

les horloges électroniques comptant les secondes et les tierces

pour les records du stade.

La paix quitte la terre, comme autrefois, Dikè, la Justice.

Une trouble nuée couvre les jardins de l’ ONU

(que longe l’Hudson abjectisé).

Je m’y repose une minute, pas plus,

comme allongé sur le pré de Chagall

inhalant une dernière lueur d’automne

émise par les platanes de la Battery.

 

3

Non, je ne suis pas endormi. Les yeux ouverts

je regarde s’approcher un cheval noir comme le naphte.

Celui qui le monte pèse les denrées

initiales ou finales

dans une balance, celle de la ruse et du profit.

Il n’y a plus que des poussières sans graines

pour les peuples en surnombre

avant que la famine les sème

farine d’ossements.

L’abondance se réduit à la pénurie.

La peine urine sur les jardins jaunis.

De vastes rizières miroitent de leur seul dessèchement.

Chaque plateau de la balance indique l’absence et la faim.

Une voix marchande à travers le tumulte :

- Un denier la mesure de blé (qu’il soit de Beauce ou d’Ukraine).

Un denier les trois mesures d’orge. »

Le cheval noir foule les terres cultivées

propage sous son galop l’ergot du seigle

se rue contre les machines agricoles qu’il renverse.

Sa crinière envahit l’horizon

comme pour sécher à jamais la rosée qui humecte

ou les larmes.

Des insectes se multiplient dans les plantes,

ajointées à elles, s’en nourrissent, les dévalisent.

La balance virevolte. Mais le cavalier dressé sur ses étriers

la tient de main ferme.

A vue d’œil, sous son erre, le sol multiplie des steppes stériles.

Les crânes se fendent jusqu’à la mâchoire.

 

4.

Le quatrième destrier, à la tête verdâtre.

Qui le voit défaille, son cœur ne bat plus.

Si je peux le décrire, c’est que je dors encore

ou le crois – et qu’il est éloigné de moi

par la distance des simulacres.

Au cavalier, je préfère ne pas demander son nom.

Il prolifère, il envahit de ses syllabes inconnues un restant de jour

grésille à l’entour comme un frelon.

Peste, la peste noire tord

d’un rire unique celui qu’elle étreint

et de plus insinuants ravages pénètrent les moelles,

menacent les sexes entrouverts

qui veulent encore faire l’amour,

seul remède contre l’iniquité

arrachant la vie à la vie.

De la haridelle enveloppée d’un tourbillon de mouches,

on aperçoit les organes à travers les côtes ;

ses grêles pattes de fer n’arrêtent pas d’écraser.

Ou la hautaine cavalcade par plaines et déserts

renverse aussi bien le chêne de Fraget (*) que les baobabs

ou les palétuviers.

La tête verte au ton de chlore et de pus hennit,

elle entraîne à sa suie, dépouille les couleurs,

dépèce et précipite au gouffre

et bouge devant elle comme un drapeau

le spectre spécial de l’Hadès.

 

* Tableau de Gustave Courbet

 

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Vers l’apocalypse

Editions Le Castor Astral, 2022

Du même auteur :

Vers l’apocalypse (1) (01/12/2022)

Vers l’apocalypse (2) (02/12/2023)

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