Gérard Le Gouic (1936 -) : La terre aux manoirs d'herbes (3)
Le Télégramme, le 23 février 2022
La terre aux manoirs d’herbes
..............................................................................
Les hivers en Cornouaille
quand le ciel touche terre
pendant des jours, des semaines,
quand les arbres s’enfoncent dans les pluies
comme pour ne plus revenir,
quand les chiens cherchent sur les talus
le gibier inodore du soleil
Les soirs de vent
et de charpie en Cornouaille,
quand l’eau et le givre parlementent
devant le pas usé des portes,
quand la lumière des lampes griffonne
des oiseaux de nuit sur les meubles...
De mon banc au fond du mauvais temps,
J’accompagne dans les ombres et les étincelles
le coureur apatride que je fus
des tropiques sempiternels.
*
Le soir
je descends vers l’Aven.
Dans le ciel un avion noir
fonce vers le soleil :
c’est la ligne de Rio,
la ligne de Mexico.
La terre ici ne suit
ni ligne ni horaire,
le chemin et la rivière
se cousent et décousent
entre les seins des collines.
Les nuages deviennent roses,
l’avion un capuchon bleu
L’Aven s’enroule pour la nuit
dans les couvertures militaires
des prairies.
*
Comme dans une ville sans vie,
je m’enfonce dans le manoir vide,
me courbant sous des linteaux de porte
qui n’invitent ni n’interdisent,
tournant sur des paliers sans chambrières,
suivant des escaliers qui ne gémissent plus
comme lorsqu’un sourire seul
peut nous réveiller du sommeil ou de la douleur.
L’humidité fait sortir des murs
des odeurs de paille et d’édredon
d’entre les pierres plates et rousses,
tombent des aiguilles, des boutons,
un double-tournois d’Henri IV.
Je monte un nouvel escalier,
avance dans les soupentes
où la lumière sans source
n’est qu’ombre sous des ombres,
où flotte au-dessus des planchers
une poussière de fleurs et d’insectes.
Je ralentis devant les cheminées,
portails de pierre qui s’ouvrent sur la pierre,
m’arrête sous les poutres
aussi larges que des verrats.
La couronne qui en orne le centre,
la fleur de lys encadrée par les hermines,
m’émeuvent moins que les chênes qu’ils furent
et qui connurent en leur enfance l’an mille.
*
Ordonnez-moi
de ne plus quitter ma terre,
de ne plus vivre à l’écart
dans des vallées d’asile,
dans des cités en exil.
Ordonnez-moi
de ne plus me dénouer de ce pays
qui me baptisa,
me refusa,
mais qui serait mon dernier lit.
Accordez-moi
de l’accepter tel quel :
à demi-mangé, à demi-bouilli.
Je m’y sens à l’aise
sans divulgable ni raison.
*
Ici le ciel
prend toute la fenêtre
où passent des oiseaux voiliers
et de silencieux aéronefs.
J’y reçois des amours douces puis amères,
j’y loge mes amis poètes.
Quand je m’assois pour écrire
j’aperçois la cathédrale de Quimper
dans son bateau vert.
*
Ecoutez, enfants de Quimper,
écoutez bien
le glas qui tinte
à la cathédrale Saint-Corentin.
C’est un homme qui se quitte,
un homme qui tombe de son corps,
sans faire plus de bruit
qu’une pomme qui tombe du pommier.
Mais qu’est-ce pour vous
cet homme qui rejoint ses pères,
ce passant qui n’arrête personne,
qu’est-ce pour vous qui venez d’entrer
dans votre poitrine rose
comme une souris grise dans un mur ?
Ecoutez quand même
enfants de la rue du Guéodet,
écoutez bien le glas qui sème ;
place Saint-Corentin.
*
Rien ne m’est plus familier,
et d’une tristesse sans remède,
que la place Saint-Corentin,
avec ses pluies qui me collent
le ciel et la peau sur le cœur,
le carillon de ses feuilles mortes,
ses fenêtres myopes
qui regardent de trop près.
La traverse pour des siècles
le bonhomme Jacob qui sautille
entre les flaques d’eau et les intersignes,
la longent les femmes qui furent
les paupières de ma poitrine
qui ne se relèvent aujourd’hui plus.
Rien ne me plaît tant
que la place Saint-Corentin
où je vis comme à regret,
sans talent et sans secrets.
Si je ne me suis jamais mis en colère
contre un arbre qui me tourne le dos,
contre un ruisseau
qui me marche sur les pieds,
contre la pluie qui pose
ses gros yeux sur ma fenêtre,
je suis saisi de courroux
contre mes amis de longue date,
poètes de Bretagne Haute et Basse
Angèle Vannier, Anjela Duval,
Gilles Fournel, Xavier Grall,
qui s’en sont allés
en l’an mil neuf cent quatre vingt un
vers les îles de fortune de la nuit.
Et contre vous mes autres frères en poésie
qui vous vous êtes dirigés de votre pas de philosophe
vers les châteaux en Espagne de votre gloire :
Alain Guel, Paul Quéré,
Henri Thomas, Antony Lhéritier
en l’an funeste quatre vingt treize
*
Il ne meurt pas ce pays
avec ses collines rugueuses
comme la haute montagne,
ses chênes solitaires,
ses ronciers où les guêpes ne jouent plus
dans le jus des mûres et du soleil,
ses ruisseaux où les renards
boivent et meurent,
où les saumons se hissent et meurent,
ses vallées embourbées
où les oiseaux se cachent et meurent.
Il ne meurt pas ce pays,
avec ses coureaux de pierre
qui hachent la mer,
ses plages qui la caressent
ses couchers de soleil bleus,
ses arcs-en-ciel noirs et blancs,
avec sa lumière
plus émouvante que les clartés boréales
Il ne meurt pas ce pays,
avec ses ardoisières aussi menaçantes
qu’une maison qui sort de terre,
avec ses champs de rien du tout,
ses racines qui s’enfoncent dans le vide,
ses refrains tellement oubliés
qu’ils brûlent en remontant dans la gorge,
avec ses cimetières où l’on enterre plus
faute de vivants.
Il ne meurt pas ce pays,
avec ses villages en ruine
aussi nobles qu’un château en ruine également,
ses moulins verts de faim,
ses maisons de maître sans maîtres,
ses églises qu’un toit recouvre,
mais qui n’ont plus de dieux,
ses chapelles qu’un dieu habite,
mais qui n’ont plus de toit.
Il ne meurt pas ce pays,
avec ses rivières démodées,
ses tempêtes, ses pluies,
ses cassures dans le beau temps,
avec ses longues saisons :
les printemps jusqu’en septembre,
les automnes jusqu’en avril.
Il ne meurt pas ce pays,
il ne meurt pas.
Il feint,
il se retient,
il veille.
Les bateaux en bouteille
Edition Telen Arvor, 29000 Quimper, 1985
Du même auteur :
« Quand ma chienne me regarde… » (29/11/2014)
Hôtel des îles (29/11/2015)
Cairn de Barnenez (29/11/2016)
« La campagne semble morte… » (29/11/2017)
Pierres (29/11/2018)
Ici (29/11/2019)
La terre aux manoirs d’herbes (1) (29/11/2020)
Le Marcheur d’Afrique (29/11/2021)
La terre aux manoirs d’herbes (2) (29/11/2022)
Pommier (29/11/2024)